Un régime carbonisé, des institutions à bout de souffle

À sept mois du rendez-vous cardinal de la vie politique française, nous nous trouvons très probablement plongés dans l’une des plus grandes crises de régime qu’ait connue la V° République depuis ses origines. Symboliquement amplifiée par le basculement à gauche du Sénat, baignée par la succession d’« affaires » balayant les sommets de l’État, une atmosphère crépusculaire règne sur l’Élysée et son prestigieux locataire. D’aucuns ont parlé de ”« giscardisation »” de Nicolas Sarkozy. Sauf que le pouvoir finissant de Valéry Giscard d’Estaing apparaîtrait presque, à 30 ans de distance, comme un modèle de vertu en comparaison de ces opérations glauques et règlements de comptes sordides qui font quotidiennement la « une » de nos gazettes. Il faut sans doute remonter à l’agonie du gaullisme présidentiel ou au pompidolisme frappé de sénilité pour retrouver pareil climat…

Des proches, des intimes, des membres de la garde rapprochée du chef de l’État se voient convoquer devant la justice, afin d’y répondre des rétro-commissions ayant pu servir au financement occulte de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur – dont M. Sarkozy était alors le bras droit – et aboutir au sanglant attentat de Karachi. Pour avoir tenté d’étouffer l’affaire Bettencourt-Woerth-Sarkozy, un procureur réputé proche du « Château » doit à son tour répondre à la convocation de ses pairs. Toujours dans le même dossier, et pour protéger notre monarque des accusations de la comptable de la milliardaire de Neuilly, des représentants de la plus haute hiérarchie policière sont soupçonnés d’avoir illégalement espionné des journalistes. Le ministre de l’Intérieur, clé de voûte du dispositif gouvernant depuis 2007, se retrouve au cœur de cette avalanche de scandales, mis notamment en cause pour ses liens étroits avec ces affairistes ayant noms Djouri, Takieddine ou Bourgi, porteurs modernes de ces valises de billets dont il paraît évident qu’elles étaient destinées à financer le clan au pouvoir. Sans parler des rebondissements en série du dossier Servier, le laboratoire qui s’est illustré par son cynisme criminel et dont les liens au parti majoritaire sont à présent aussi notoires que ceux qui unissent son PDG au président de la République depuis le temps où ce dernier exerçait ses talents d’avocat à son service. Sans parler non plus de la chute de ces grands flics de la PJ, accusés de corruption et de liens au grand banditisme, dont on n’imagine pas qu’ils aient pu parvenir à leur niveau de responsabilités sans l’appui de la place Beauvau.

Cette interminable chronique politico-judiciaire trouve sa cohérence globale dans le fait que ses différents épisodes impliquent l’entourage direct du premier personnage de l’État. Un hallucinant écheveau de relations politiques, financières et claniques s’y trouve spectaculairement mis en lumière. Avec pour première plaque tournante la Françafrique, on découvre (je devrais plutôt écrire qu’on redécouvre) comment des « marchés souverains » concernant les secteurs sensibles de l’armement, de l’énergie ou des télécommunications, s’avèrent mis en coupe réglée par une camarilla cheminant sur l’étroite ligne de crête où se recoupent activités publiques, pratiques délictueuses et mafias financières. Comme l’auront établi deux ouvrages récents – ”Armes de corruption massive”, de Jean Guisnel, publié à La Découverte, et ”La République des mallettes”, de Pierre Péan, édité chez Fayard), les facilités qu’octroient les paradis fiscaux et la grande tolérance des banques ont permis un essor monstrueux des circuits d’argent sale. Et ce système politico-délinquant, d’autant plus développé que dix ans continu de règne de la droite donnait à ses bénéficiaires un sentiment de parfaite impunité, aura amplement bénéficié de l’activisme d’un pouvoir n’hésitant jamais à recourir à toutes les formes imaginables de pression sur les juges, de chantage sur la presse et d’intervention sur les témoins.

AMBIANCE DE FIN DE RÈGNE

Ce quinquennat, inauguré sous le signe de l’hypertrophie de ces mécanismes plébiscitaires caractéristiques du bonapartisme dans l’histoire hexagonale, du « bougisme » ayant un temps permis au tenant du titre de maîtriser le calendrier politique tout en sidérant l’opinion, s’achève dans l’effondrement de tout ce qui avait fait son succès initial. La « rupture » conservatrice et ultralibérale, annoncée à la faveur de la marche au pouvoir d’une nouvelle droite se voulant « décomplexée » et couplée à l’affichage de la consanguinité de cette dernière avec l’argent et le monde des affaires, n’aura pas tardé à révéler l’imposture d’une rhétorique qui, le temps d’une campagne, avait pu faire illusion par ses envolées sur la « valeur-travail ». La tourmente financière de 2008 étant venu remettre les pendules à l’heure, on aura vite vu se réveiller l’aspiration à la justice et à l’égalité que le Prince croyait, par la magie de sa posture volontariste, avoir définitivement terrassée. L’appel à la remise en ordre de la société française, les atteintes répétées à l’indépendance de la justice, le contrôle méthodiquement organisé des médias, l’obsession de la conservation de l’électorat lepéniste conquis en 2007, auront rapidement mis à jour la réalité d’une visée profondément autoritaire et d’une idéologie discriminatoire aux relents xénophobes, provoquant dans les secteurs les plus divers une salutaire réaction en défense du principe de séparation des pouvoirs et des valeurs de la République.

Dès lors que, dans une telle conception de la direction du pays, tout part de l’Élysée et tout y revient, gouvernement, Parlement et corps intermédiaires se voyant systématiquement vassalisés, l’hyperprésidentialisation de nos institutions aura abouti à placer le résident de l’Élysée en première ligne de tous les affrontements politiques et sociaux, le privant de ces « paratonnerres » que ses prédécesseurs avaient eu la prudence de préserver. Nicolas Sarkozy aura ainsi poussé à leur paroxysme tous les travers et toutes les dérives constitutives de la V° République.

Il aura fait tourner à pleine puissance la machine à éliminer les contre-pouvoirs juridiques ou administratifs, à concentrer l’initiative au plus haut échelon de l’appareil étatique autour d’un bataillon de chargés de mission soustraits à tout contrôle démocratique, à favoriser dans ce mouvement l’avènement d’une nouvelle élite prospérant à l’abri de phénomènes de cour tels que l’on n’en avait encore jamais connus (phénomène d’autant plus notable que l’intention initiale du général de Gaulle avait été, au tournant des années 1960, d’instaurer une architecture de pouvoir en tout point assimilable à une monarchie présidentielle). De quoi conforter l‘intuition du philosophe Jacques Rancière qui, dans ”La Haine de la démocratie” (aux éditions La Fabrique) devinait l’irruption du ”« gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer »”, processus passant par ”« l’accaparement de la chose publique par une solide alliance de l’oligarchie étatique et de l’oligarchie économique »”.

LE MOMENT D’OSER LA RUPTURE DÉMOCRATIQUE

Naturellement, ce qui peut représenter une force dans la foulée d’une victoire électorale et face à une opposition impuissante à incarner un projet réellement alternatif, ce qui était le cas dans les premiers mois ayant suivi l’entrée en fonction de la majorité sarkozyste, devient une immense fragilité lorsque c’est le personnage garant de tous les équilibres institutionnels qui perd, avec sa base électorale de départ, sa légitimité devant le pays. Ce n’est pas pour rien que quelques ténors de la majorité s’interrogent à voix haute sur la capacité du sortant à défendre leurs couleurs l’an prochain. Edwy Plenel dessine parfaitement les ressorts de cette crise de régime qui n’en finit plus de pulvériser les piliers de la V° République : ”« Avec la financiarisation de l’économie et la présidentialisation de la politique, ces élites sont devenues oligarchies, dissociées de ce qui, hier, les légitimait et les ancrait dans la société. L’advenue de Nicolas Sarkozy et du petit monde affairiste qui l’entoure est la résultante de cette rupture et de cette déconnection. Son verticalisme et son autoritarisme, ses refrains policiers et justiciers, ses discours guerriers, sont l’inévitable accompagnement d’une politique manifestement à rebours de l’intérêt général et au bénéfice d’intérêts particuliers. Et c’est ainsi que ce monde de prétention et d’appropriation nous devient insupportable, à la manière” (…) ”de la noblesse de 1789 »” (in ”Le Président de trop”, éditions Don Quichotte).

Le directeur de Mediapart a raison : nous sommes bien en 1788. Ce qui n’induit d’ailleurs pas, mécaniquement, la défaite du candidat sortant dans quelques mois – après tout, les socialistes ont déjà perdu, par deux fois et du fait de leurs propres carences, des scrutins « imperdables » -, mais interdira sans nul doute, quel que soit le vainqueur de la présidentielle, la restauration d’une légitimité et d’équilibres pulvérisés par la fracture sans cesse plus profond entre le peuple et ceux qui sont censés le représenter.

Formuler cette hypothèse amène à une incontournable conclusion : à gauche, il sera de moins en moins possible de différer la réflexion sur un changement radical de Constitution et la promotion d’une VI° République. L’enjeu n’est autre que de mettre fin à un despotisme présidentiel ayant pour effet d’anesthésier la démocratie, de rétablir une souveraineté populaire battue en brèche par les dérives oligarchiques d’aujourd’hui, de mettre en place des mécanismes favorisant l’implication populaire et la délibération citoyenne au quotidien, d’étendre les libertés et de favoriser la conquête de nouveaux droits de contrôle et de décision pour les salariés sur leurs lieux de travail.

Il faut bien constater que, si elles ont fait exploser un phénoménal désir de politique (patent dans les audiences télévisées) étouffé par quatre ans de sarkozysme, les « primaires » socialistes ont totalement évacué cette question. Comme un reflet de leurs propres ambiguïtés, dès lors que l’affrontement des présidentiables a pris le pas sur la confrontation d’options programmatiques clairement distinctes. Ce sera l’objet de ma prochaine chronique, à l’issue du premier tour de cette consultation.

Christian_Picquet

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