Nouvelle donne…

La fin de l’année sociale et politique se rapproche, avec ces quelques semaines d’août où nos institutions se mettent en congé. De quoi faire espérer à un régime déstabilisé par son impopularité et les scandales l’affectant que sa contre-offensive lui permettra de « s’en sortir » (pour reprendre l’évocateur titre du Journal du dimanche, la semaine passée…). Tel était manifestement le pari du chef de l’État avec son intervention télévisée du 12 juillet : démontrer qu’il restait « droit dans ses bottes », signifier au pays qu’il conservait la maîtrise de l’agenda politique, affirmer à l’encontre des signes de flottement multiples ces dernières semaines qu’il restait un pilote à la tête de la machine UMP, répandre le plus épais brouillard possible autour des questions soulevées par « l’affaire Bettencourt-Woerth » et, surtout, délivrer le message qu’il ne reculerait sur aucun des aspects – essentiels autant que plus secondaires – de sa contre-réforme des retraites. Jouant, toute honte bue, de la théorie du complot, alors que la torpeur estivale commence à s’emparer de la scène politique et médiatique, la manœuvre eût pu desserrer l’étau dans lequel la droite gouvernementale se trouve prise. Le concours de certains commentateurs effrayés à l’idée qu’une crise de régime menaçait de s’ouvrir – avez-vous, par exemple, lu cet hallucinant édito du ”Monde”, le 16 juillet, dont l’auteur, anonyme comme il se doit et d’évidence soucieux d’effacer le revers subi par le Prince à l’occasion de la recapitalisation du titre, écrivait que ”« Nicolas Sarkozy peut se flatter d’avoir fait souffler un air de transparence sur l’Élysée »” – eût de même pu concourir à tourner la page.

Las ! rien n’y fait… La boîte de Pandore ayant été ouverte, nul ne parvient plus à en refermer le couvercle, chaque jour apportant son lot de nouvelles révélations. Jusqu’à la procédure judiciaire qui s’emballe, avec la multiplication des perquisitions et des gardes à vue, un procureur des plus appréciés du Château ne réussissant plus qu’à empêcher la nomination d’un juge d’instruction, qui serait le seul à même de prononcer les mises en examen que paraissent nécessiter les faits reprochés à certaines des personnalités impliquées (et ce, sans altérer le moins du monde la présomption d’innocence à laquelle ils ont droit). Désormais, le problème ne concerne plus qu’à la marge les éventuels « conflits d’intérêt » engendrés par la multiplicité des casquette de « l’honnête » M. Woerth – ex-ministre du Budget et à ce titre de l’administration fiscale, trésorier du parti présidentiel, initiateur de sa propre officine de collecte de fonds, maire d’une ville propre à déchaîner les convoitises de certains milieux d’affaires -, c’est l’ensemble d’un système mis en place, pour assurer la conquête du pouvoir par Nicolas Sarkozy et y favoriser son maintien après 2012, qui se retrouve dans l’œil du cyclone. Devant une société ébahie, qui trime de plus en plus dur (à moins qu’elle ne chôme ou n’ait déjà plongé dans la précarité), c’est la réalité crue du capitalisme d’aujourd’hui qui s’étale : une poignée d’individus à la rapacité sans bornes, riches à ne plus même savoir où se trouvent ses placements, accumule sans fin les dividendes tout en fraudant sans vergognes les règles fiscales en vigueur, un pouvoir politique élu grâce à ses promesses de revalorisation du travail s’étant placé ostensiblement au service de ceux-ci dans le but de marquer que l’heure d’une contre-révolution libérale avait sonné en France. Là réside la crise morale, donc politique, qui s’est ouverte à moins de deux ans de l’élection présidentielle.

Une fuite en avant risquée

Une ”« crise d’État »”, a dit Dominique de Villepin… Peut-être, en effet, dès lors que le sarkozysme aura volontairement, pour mieux signifier qu’une ère nouvelle s’était ouverte en France concernant le rapport officiel des gouvernants à l’argent, délibérément dynamité toutes les références « républicaines » qui, chez ses prédécesseurs, servaient d’alibis à leurs décisions ou leur offraient un semblant de légitimité principielle. Ne reste plus qu’un choix de classe délibérément assumé. À cet égard, Nicolas Sarkozy a-t-il bien mesuré ce que suscitaient, dans les profondeurs du pays, ses paroles de l’autre soir, devant David Pujadas, selon lesquelles il n’y aurait pas ”« de pays au monde qui connaisse une fiscalité sur les plus riches aussi forte »” ? Ses épigones, à l’instar du chroniqueur Yves de Kerdrel dans ”le Figaro” du 13 juillet (la veille de la date anniversaire du soulèvement du peuple de Paris contre l’absolutisme), réalisent-ils que leurs philippiques contre le ”« despotisme syndical »”, dernière ”« Bastille à faire tomber »” (rien que cela !), traduisent (mieux que n’importe quel réquisitoire argumenté de la gauche de gauche) la philosophie intime de la droite qui s’est emparée des leviers de commande derrière l’ancien maire de Neuilly ? François Fillon, en parlant ouvertement de ”« rigueur »” lors de sa visite au Japon, réalise-t-il seulement que son propos sonne comme une déclaration de guerre à des classes populaires dont on détruit méthodiquement les derniers filets de protection, ce qui pourrait vite lui revenir en boomerang ? Pareille fuite en avant constitue, non seulement l’expression d’une détermination très thatchérienne à briser le mouvement social pour imposer à la France un grand bond en arrière, mais aussi l’indice d’un enfermement des gouvernants dans une logique qui les mène à une confrontation des plus incertaines… de leur propre point de vue.

Résumons… Un processus de perte d’autorité du pouvoir, pour ne pas parler d’une authentique dynamique de pourrissement politique – palpables jusque dans l’impuissance de l’hôte de l’Élysée à maîtriser les décisions de divers membres de l’attelage gouvernementales, y compris le départ d’Éric Woerth de ses fonctions de trésorier de l’UMP -, un affaiblissement sans précédent depuis des lustres de la légitimité du régime aux yeux de l’opinion : la contradiction devient littéralement ingérable entre une équipe agissant au service exclusif des plus aisés et un pays proche de l’overdose à force de subir, depuis des années, dégradation de ses conditions d’existence et liquidation de ses conquêtes les plus décisives. Les ingrédients d’une explosion sociale, ou à tout le moins d’explosions multiples, sont ainsi en train de mûrir. L’émeute qui a, la nuit dernière, secoué la périphérie de Grenoble à la suite de la mort d’un petit braqueur de casino qui y résidait, s’avère fort symptomatique d’un climat.

L’Europe aussi au bord de l’explosion

Notons, à ce propos, que des phénomènes du même type sont à l’œuvre dans la plupart des pays d’une Union européenne menacée de dislocation, n’en déplaise aux formules du président de la République sur la solidité du couple franco-allemand. Partout, les populations sont les victimes désignées des mêmes recettes ultralibérales, au prix d’une récession que les économistes annoncent avec une quasi-unanimité impressionnante : baisse des salaires et des pensions, augmentation des taux de TVA, démantèlement des derniers services publics, allongement de l’âge donnant droit à une retraite de plein droit. Sauf que les gouvernements conduisant ces orientations se trouvent presque partout en perte de vitesse sans que leurs oppositions ne disposent d’un crédit garantissant qu’elles pourraient être les bénéficiaires de mécanismes d’alternance, que la colère du plus grand nombre grandit contre les menées spéculatives des banques et des fonds d’investissement, que des mouvements sociaux à l’ampleur inégalée depuis longtemps montent en puissance. On a beaucoup parlé des épreuves de force grecque, espagnole ou portugaise. On néglige au passage que, même dans cette Roumanie à peine sortie des affres de l’après-Ceausescu, les organisations syndicales rassemblent des foules impressionnantes contre les menées des technocrates du FMI dépêchés par Dominique Strauss-Kahn.

Pour en revenir à la France, la contre-réforme des retraites, conjuguée au plan d’austérité brutal qui se dessine et va frapper autant les classes populaires que les classes moyennes salariées, déterminera l’évolution du rapport des forces pour des années. La droite l’a si parfaitement saisi qu’elle accélère, on l’a vu, son offensive. Elle peut toutefois perdre la partie, tant ses marges de manœuvre sont étroites. Beaucoup dépendra, une fois encore, de l’existence ou non d’une réponse digne de ce nom sur le théâtre politique. Une réponse qui se déploie tout à la fois à l’échelle de la ”« crise d’État »”, précédemment évoquée, et sur le terrain de la redistribution des richesses à opérer pour se hisser à la hauteur d’inégalités insupportables comme de l’attente sociale. Double dimension dont la gauche, dans la configuration qui est toujours la sienne, avec la prépondérance dont dispose le Parti socialiste en son sein, apparaît très loin de relever les défis cruciaux.

Dénouer la crise politique par le haut

Parlons sans ambages. Il ne suffit pas de demander des comptes à la majorité en place, tout en mesurant au trébuchet la vigueur de ses attaques, comportement qui est celui des dirigeants du PS, au point qu’ils apparaissent souvent effrayés des conséquences possibles de la désagrégation du camp adverse. Il est urgent d’ouvrir le chemin à un dénouement de la crise politique, à moins de prendre le risque que cette dernière ne vienne faire le lit d’un populisme réactionnaire (on voit déjà comment les bouches à feu de la Sarkozye soufflent sur ces braises, pour tenter d’éloigner d’eux la colère des populations en dénigrant la presse indépendante en des termes dignes des années 1930, ou en faisant assaut de comportements sécuritaires) et d’un Front national qui attend son heure. C’est d’abord au monde du travail et à l’action citoyenne qu’il revient de faire prévaloir l’intérêt général contre ceux qui le bafouent au sommet de l’État, en obtenant le retrait du projet de loi sur les retraites. Mais il importe aussi d’oser tirer toutes les implications de la perte de légitimité des gouvernants. Non seulement, il est juste d’exiger le départ des ministres concernés par les « affaires », à commencer évidemment par Éric Woerth, mais il faut avancer l’exigence du retour devant le peuple. Incontestablement, la question devrait à présent être posée du recours au suffrage universel au moyen de la dissolution de l’Assemblée nationale et d’une rupture avec des institutions ayant autorisé l’hyper-présidentialisme autant que l’opacité totale de la pratique sarkozyenne du pouvoir. S’y dérober, au nom du respect des rythmes légalement imposés aux futures échéances électorales, ne peut que faciliter les manœuvres élyséennes, voire générer dans l’opinion des réflexes de désabusement et de dégoût.

Dans le même ordre d’idées, s’agissant du dossier essentiel de la retraite par répartition, il s’impose de sortir sans délai de l’ambiguïté. Ce n’est pas uniquement « l’âge légal » des 60 ans qu’il convient de préserver des entreprises de la droite et du Medef, c’est le droit à cesser d’exercer une activité à cet âge, tout en bénéficiant d’une pension à taux plein. Dire, comme la plupart des responsables socialistes, hormis ceux qui se reconnaissent dans le courant Hamon-Emmanuelli, que l’on doit en même temps défendre l’âge légal et encourager les salariés à travailler davantage relève de la politique de Gribouille. Ou, plutôt, cela revient à reconnaître le bien-fondé de l’argumentation d’un président qui nous a encore, l’autre soir, asséné le mensonge selon lequel on devait travailler des années supplémentaires puisque ”« depuis 1950, nous avons gagné quinze ans d’espérance de vie »”. On comprend que l’état-major de la rue de Solferino se montrât gêné par le fait que ce fût sous l’égide d’un « DSK » ou d’équipes sociales-démocrates que le droit à la retraite se trouvât présentement bradé aux grandes compagnies d’assurance. Il n’en demeure pas moins vrai que, lorsque la réalité des inégalités est autant mise à jour qu’actuellement, c’est une démarche de justice élémentaire que d’exiger la mise à contribution du capital pour conserver, à taux plein, le droit de partir à 60 ans. Sans une année de plus ! À moins, bien sûr, de souscrire à la thèse présidentielle qui veut que l’on ne puisse faire autre chose que ce que la finance et le FMI exigent des autres nations du continent.

Les vacances n’apporteront aucun remède à l’instabilité française. Toute l’Union européenne vit simultanément à l’heure de convulsions et d’épisodes chaotiques. Nous sommes donc devant l’un de ces tournants de situation qui nous mène à des épreuves majeures. Des épreuves au seuil desquelles rien, absolument rien, n’apparaît joué !

”PS. Un incident étant intervenu sur la mise en ligne de mon dernier billet,” “Cette loi qui ne voile plus rien”, ”ce dernier a temporairement disparu. Toutes mes excuses auprès de celles et ceux qui me font l’amitié de venir régulièrement consulter ce blog. Je rétablirai cette note dans quelques jours…”

Christian_Picquet

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