Où en sommes-nous, après un mois de bataille sociale ?

Présentant ses voeux aux Français, ce 31 décembre, le chef de l’État a feint de vouloir aboutir à un ”« compromis rapide »” avec les confédérations syndicales sur le problème désormais brûlant de la prétendue réforme des retraites. Preuve que la question sociale focalise la conjoncture hexagonale depuis plus d’un an, au moment du surgissement des « Gilets jaunes », et qu’elle vient d’être reposée avec éclat par la bataille de la protection sociale comme de la dernière partie de la vie. Sauf qu’en guise de ”« compromis »”, Monsieur Macron n’a proposé aux organisations de travailleurs que d’aller à Canossa : en avalant l’intégralité de la logique gouvernementale en contrepartie d’aménagements cosmétiques, rétablissant ”de facto” des régimes particuliers pour une poignée de professions jugées névralgiques par le Château, celle des policiers entre autres ; ou en renonçant à contester les vues du pouvoir en attendant d’hypothétiques négociations sur le financement des pensions censées intervenir… bien après l’adoption d’une loi dont la rédaction est déjà achevée et a été transmise au Conseil d’État.

Le plus significatif est toutefois que le président de la République n’ait pas eu le moindre mot pour le mouvement social en cours. Pourtant, ce dernier a d’ores et déjà pulvérisé un record historique de durée, avec plus d’un mois de grève à la SNCF et à la RATP. Rien n’est, en particulier, venu le briser. Ni un matraquage médiatique comme nous n’en avions pas connu depuis des lustres, tout étant devenu prétexte à la stigmatisation de ces ”« privilégiés »” que seraient les cheminots et les agents des transports publics, et tout étant bon à livrer à la vindicte ces syndicats ”« qui ne représentent plus rien »”… Ni la fatigue que la paralysie du réseau ferré ou du métro parisien provoque chez des usagers par ailleurs soumis à des conditions de travail de plus en plus éprouvantes… Ni le chantage éhonté d’un pouvoir n’hésitant pas à prendre tout un pays en otage de son acharnement à liquider l’un des principaux vestiges du modèle social français, s’évertuant à opposer l’opinion aux secteurs mobilisés, et tentant par tous les moyens de fracturer le front syndical…

Si, jusqu’alors, aucune de ces entreprises et manoeuvres n’a atteint ses objectifs, et si la mobilisation s’installe pour relever le défi de mois de janvier, au cours duquel le gouvernement a prévu l’adoption de son projet de loi en Conseil des ministres (ce qui ne veut pas dire que les salariés en lutte n’auront pas à surmonter de sérieuses difficultés, un mouvement de cette ampleur entraînant de lourdes conséquences familiales et financières pour les secteurs engagés), c’est que nous ne sommes pas simplement confrontés à un choc social comparable à d’autres conflits dans le passé. Nous sommes en présence d’un nouveau temps fort d’une onde longue de rejet de la politique des gouvernants et de la classe dirigeante.

Tous les sondages l’attestent : alors que les Français interrogés peinent visiblement à s’y retrouver dans le mécano infernal de la « retraite à point », ils sont toujours, au bout d’un mois de conflit, une large majorité à rejeter le plan macronien et à imputer à son inspirateur élyséen la responsabilité d’un affrontement qui se pérennise. De même, l’importance des manifestations ayant ponctué les journées du 5 et du 17 décembre, notamment dans les chefs-lieux de département ou dans les villes dites périphériques (lors du dernier rendez-vous syndical de l’an passé, ne dénombrait-on pas quelque 5000 personnes rassemblées à Vierzon, 15 000 à Perpignan, 10 000 à Pau, 8000 à Châteauroux, 7000 à Montauban, ou 10 000 à Tarbes ?), c’est-à-dire dans cette France souvent considérée comme « profonde » et où le mouvement ouvrier n’est pas nécessairement le plus puissamment organisé, dit la profondeur de la colère sociale.

LA CÉCITÉ DES PETITS MARQUIS ÉLYSÉENS

Sous ce rapport, il paraît dès à présent possible de tirer deux premiers enseignements de la confrontation qui n’a cessé, au fil des jours, de se durcir : par bien des aspects, parce qu’il s’agit d’un nouveau soulèvement du mal-vivre, la lutte présente nombre de points communs avec celle des « Gilets jaunes » ; on peut, de surcroît, y retrouver les traits de la ”« grève par procuration »” de 1995, les salariés du privé et une large partie du corps citoyen, privés de la capacité de débrayer eux-mêmes dans la nouvelle configuration des rapports de force entre capital et travail, se sentant solidaires des agents du service public qui conservent, eux, la faculté de soutenir un affrontement national. Il n’en faut pas moins souligner que celui-ci prend un tour bien plus âpre que par le passé.

C’est sans doute ici que les petits marquis et la technostructure libérale formant l’entourage présidentiel ont commis leur principale erreur. Comme à l’occasion du surgissement de la vague fluorescente de l’an passé, si longtemps ignorée et même méprisée par le sommet de l’État, avec les conséquences dont chacune et chacun se souvient encore…

Par totale méconnaissance de l’histoire des luttes de classes en France, ils ont tout d’abord mésestimé l’attachement de notre peuple à ce pilier du « pacte » de la Libération, autrement dit de la République rétablie par la Résistance, que sont la Sécurité sociale et la retraite par répartition. Or, les plus grandes épreuves de force de l’après-guerre, presque sans exception, se sont cristallisées à partir de remises en cause de cette conquête fondamentale, de la grève de la fonction publique durant l’été 1953 aux grands mouvements de 1995, 2003 ou 2010, en passant par les ordonnances gaullistes de 1967 (dont le rejet par le monde du travail prépara le terrain à la grève générale de l’année suivante).

En croyant qu’ils parviendraient à enfumer le débat public avec la dénonciation de « régimes spéciaux » prétendument porteurs d’inégalités entre salariés (alors qu’ils ne sont qu’une réponse à des situations professionnelles particulières et pénibles), ils ont ensuite sous-estimé la réaction de la société à une régression qui n’épargnera personne, qu’il fût jeune ou plus ancien, relevant du secteur privé ou d’un statut public, ouvrier ou cadre, homme ou femme, « indépendant » ou salarié.

Très vite, une majorité de nos concitoyennes et concitoyens, même si elle ne perçoit qu’avec difficultés la perversité du mécanisme « à point », a saisi que la visée gouvernementale consistait à allonger considérablement la durée du travail avant de pouvoir bénéficier d’une pension à taux plein, à diminuer le montant des retraites, à précariser toujours davantage celles et ceux qui le sont déjà (les personnes aux carrières hachées ou les femmes, notamment), à individualiser les mécanismes du calcul de ce que chacune et chacun percevra lorsqu’il liquidera ses droits à la cessation d’activité, à orienter les plus aisés vers ces fonds vautours convoitant depuis longtemps le marché lucratif de la dernière partie de la vie (la promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur du grand patron de BlackRock résonne ici comme un aveu, l’essentiel des activités de ce mastodonte financier étant orienté vers les retraites par capitalisation).

La conviction qu’une nouvelle injustice se préparait, frappant comme à l’habitude les perdants de la globalisation marchande et financière, celles et ceux dont on a toujours davantage fragilisé l’existence et qui peinent à boucler leurs fins de mois, a par conséquent provoqué l’éruption du volcan qu’est devenu notre Hexagone. Avec, au coeur de celui-ci, les mêmes exigences qu’il y a un an : l’augmentation des salaires et du pouvoir d’achat, le refus de l’austérité, l’aspiration au partage des richesses (dont la nécessité s’avère encore soulignée par ces 60 milliards de dividendes versés aux actionnaires l’année dernière, soit une augmentation de 12% de la rémunération du capital), la demande d’une République redevenue protectrice des droits de toutes et tous, l’exigence d’être écouté des Importants aux affaires.

De même, en faisant le calcul que les travailleurs du rail et des transports parisiens allaient voir s’émousser leur détermination, et en imaginant qu’il pouvait dresser les usagers contre les grévistes, le pouvoir a péché par totale ignorance de notre histoire. Dans sa livraison du 22 décembre, l’organe officieux de la Macronie, je veux parler du ”Journal du dimanche”, exposait cyniquement les ressorts de l’intransigeance des gouvernants : ”« Face à des syndicats radicaux inflexibles, voici le scénario auquel s’attendent l’Élysée et Matignon : une évolution de l’opinion pendant les vacances de Noël, le soutien aux grévistes continuant à s’éroder” (…). ”Puis, à la rentrée, une reprise des actions, marquée par une mobilisation en baisse. Et, parallèlement, l’aboutissement d’un compromis avec les syndicats réformistes. Enfin, l’inscription du projet dans un agenda plus classique. »” C’est ce que l’on peut baptiser une stratégie du pourrissement…

S’ils avaient daigné s’extraire de l’univers aseptisé où ils gravitent, celui d’une finance et d’une technocratie imperméables aux souffrances du grand nombre, les occupants du Château se seraient souvenus que les secteurs aujourd’hui en grève reconductible se sont, au fil du temps (et de l’expérience accumulée) forgés une tradition de combat et de solidarité ayant, à plusieurs reprises, relevé le challenge de la durée. Ainsi, le long mouvement de 1995 à la SNCF avait-il été préparé par celui de 1986-1987, entamé un 18 décembre et achevé le 14 janvier suivant, sur une victoire des grévistes. À l’époque, ce fut la volonté de la direction d’imposer à l’entreprise une nouvelle grille des salaires, amenuisant substantiellement la part d’avancement à l’ancienneté, qui avait mis le feu aux poudres. Dès ce moment, s’était dessiné l’assaut ultérieur des néolibéraux contre le statut de cheminots et, plus généralement, contre celui de la fonction publique…

Enfin, l’exécutif a lancé son offensive… à contretemps. Il a non seulement oublié la faible légitimité dont il jouit depuis son installation ainsi que le discrédit de la parole de ses représentants, dont l’explosion de colère de l’an passé avait pourtant permis de prendre toute la mesure, mais il s’est refusé à prendre en compte le retournement de ce cycle infernal du néolibéralisme triomphant dont la planète subit les effets depuis des décennies. Un peu partout, du Chili au Liban, de l’Algérie à l’Irak, les peuples se soulèvent contre un ordre générateur d’inégalités sans cesse aggravées, de prédations financières, de corruption d’élites arcboutées sur leurs privilèges, d’autoritarisme et de brutalités coercitives. C’est à la France d’entrer maintenant dans la danse…

DOUBLE ENJEU DE CIVILISATION

D’aucuns incriminent à présent l’impréparation des éminences ministérielles, leur impuissance à désamorcer l’exaspération des travailleurs par quelques effets d’annonce (à l’image de la décision présidentielle de renoncer à ses émoluments lorsqu’il quittera ses fonctions), ou encore l’imprudence dont aurait fait preuve le Premier ministre en conjuguant réforme « systémique » (la retraite « à points ») et réforme « paramétrique » (le fameux « âge d’équilibre », passant à 64 ans pour atteindre progressivement les 67 ans pour les générations nées de 2000 à 2010). Sur ce dernier point, reprenant les critiques des responsables de la CFDT, l’économiste Daniel Cohen écrit par exemple : ”« Une mesure d’âge mettant tout le monde à 64 ans serait profondément anti-redistributive. Et la manière de vouloir l’imposer a mal auguré de celle dont le nouveau système pourrait être piloté. Elle a ajouté de l’anxiété là où il s’agissait de rassurer »” (”L’Obs”, 19 décembre 2019).

Ce que cet éminent économiste, tenant depuis toujours du social-libéralisme, ne prend pas en compte, n’est autre que la cohérence liant intimement la nouvelle architecture recherchée du système des retraites à l’allongement de la durée de cotisation. L’addition de « points » tout au long de la vie, y compris pour ce qui est des années les moins bien rémunérées des débuts de carrière, ne ferait en effet que doubler les effets du fameux « âge pivot ».

La logique en a été parfaitement décrite par les institutions internationales exprimant les vues du capital financier. Telle l’Organisation de coopération et de développement économique, la trop célèbre OCDE, qui, dans son dernier rapport précisément consacré aux retraites, appelle les gouvernements à revoir, au-delà des augmentations mises en oeuvre un peu partout de l’âge de départ, l’ensemble des dispositifs de protection conquis par le salariat depuis l’après-guerre. Au nombre des recettes préconisées par ces « experts » de la globalisation néolibérale, l’ajustement automatique des pensions en fonction de l’équilibre financier des régimes et de l’espérance de vie. Ce qui est, très exactement, n’en déplaise à tous ceux qui lui cherchent quelque vertu, la visée du rapport Delevoye et de la contre-réforme récemment dévoilée par Édouard Philippe.

L’acharnement du pouvoir à se placer dans les clous de l’assaut mondialisé des classes possédantes contre la protection sociale n’est cependant pas l’unique raison de son intransigeance. Dès avant son accession à la magistrature suprême, le Prince avait parfaitement intégré l’idée qu’au pays des ”« Gaulois réfractaires »”, comme il nous appelle, il ne disposerait jamais d’un soutien majoritaire pour conduire à bien ses projets. Sa stratégie se borna donc à occuper l’espace laissé vacant par la décomposition des partis d’alternance de la période précédente, comme par l’abstentionnisme des classes populaires, c’est-à-dire à surfer sur le vide créé par la crise politique.

Dès son manifeste-programme, le futur vainqueur de la présidentielle de 2017 ne se présentait-il pas en rassembleur de ceux qui ”« veulent que la France qui croit dans la mondialisation, dans l’Europe qui réussit, cette France qui est dans les métropoles, cette France bien formée, dynamique, qu’elle soit célébrée, qu’on lui permette d’avancer plus vite »” (in ”Révolution”, XO éditions). Et n’opposait-il pas ce camp des gagnants de l’ordre dominant à cette ”« autre France, celle qui a peur, qui a perdu ses repères »”, autrement dit celle pour laquelle il n’éprouve au mieux d’un peu de compassion, et surtout beaucoup de condescendance ?

Cette approche de la réalité française a, évidemment, une conséquence que beaucoup ont jusqu’alors ignorée : elle laisse fort peu de marge à la recherche d’un « compromis social ». C’est du côté de l’électorat de droite que se trouvent les seules réserves de la camarilla aux affaires, et continuer à le siphonner (comme cela fut réalisé à l’occasion du dernier scrutin européen) suppose, pour cette dernière, reprendre à son compte les prescriptions de l’UMP, voire… du candidat Fillon. C’est, très précisément, pour cette raison que, durant les premiers mois de son quinquennat, Emmanuel Macron afficha son dédain pour les syndicats, ramenés au rang de ”« corps intermédiaires »” tout juste bons à paralyser la « modernisation » de l’appareil économique. Le surgissement des « Gilets jaunes » sur la scène sociale le contraignit à renouer le dialogue avec les confédérations, mais ce ne fut jamais pour initier un nouveau processus de négociations avec elles. La preuve en fut fournie lorsqu’il lui fallut abattre ses cartes en révélant la brutalité de sa démarche à propos des retraites. Au grand dam des dirigeants de la CFDT ou de l’Unsa, voire d’une aile de sa propre majorité parlementaire, il n’hésita pas à opposer une fin de non-recevoir à l’ensemble des organisations de travailleurs, y compris celles qui eussent pu partager l’objectif de la « réforme à point ».

En clair, lorsque c’est l’essentiel qui se joue, à savoir l’issue de la guerre sociale que l’occupant du Trône a décidé de livrer tambour battant, comme il en a reçu mandat du grand capital, les concessions ne peuvent plus s’opérer qu’à la marge. Nous nous retrouvons, par conséquent, devant un double enjeu de civilisation : celui qui voit, une nouvelle fois, notre peuple confronté à la purge régressive qu’il a, jusqu’à présent, toujours refusé d’ingurgiter en dépit des reculs auxquels il a dû consentir ; et celui qui, demain, si l’aristocratie de l’argent parvenait à ses fins, verrait le pays gouverné d’une main de fer par ce ”« bloc élitaire »” auquel le politologue Jérôme Sainte-Marie vient de consacrer sa dernière étude (”Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme”, Cerf 2019), contre l’écrasante majorité de ses citoyennes et citoyens. C’est, pour le dire en d’autres termes, le sort de la démocratie sociale et de la démocratie politique qui se joue au pays de la Grande Révolution…

LE RENDEZ-VOUS DE JANVIER

Résumons-nous. Le sommet de l’État a décidé de jouer son va-tout sur sa capacité à faire passer coûte que coûte son projet de société, à partir du démantèlement libéral du système des retraites. Quoi qu’il se félicitât du fléchissement du nombre de grévistes à la SNCF ou à la RATP, ce dernier n’ayant rien de véritablement surprenant compte tenu des pertes de salaires qu’enregistrent les agents en lutte, les transports fonctionnent toujours au ralenti. Il n’est, au demeurant, pas parvenu à gagner la bataille de l’opinion : la grève des transports recueille toujours, dans les sondages, un soutien ou une sympathie largement supérieurs à 50% des personnes interrogées. Surtout, sa volonté de passer en force, tant sur le mécanisme à point que sur le fameux « âge d’équilibre » a valu à l’exécutif l’opposition de l’ensemble du syndicalisme, ce qui a contribué à installer durablement le bras-de-fer. Le fait qu’il s’agisse d’un front unique par défaut, du fait de divergences à ce stade non surmontées, n’a pour cette raison pas été de nature à effacer cette convergence aussi singulière qu’inédite depuis 2010.

De son côté, le mouvement est déjà parvenu à déjouer les plans de l’adversaire en franchissant l’obstacle que constituaient pour lui les deux semaines de vacances hivernales. L’accélération du calendrier institutionnel, l’échéance d’adoption du texte de la future loi par le Conseil des ministres ayant été fixée au 22 janvier avant la discussion du Parlement le mois suivant, se révèle de surcroît à double tranchant. D’un côté, elle redouble le défi de la durée pour les salariés mobilisés. De l’autre, elle fournit à l’épreuve de force des échéances lui permettant de rebondir.

L’entrée dans le conflit de nouveaux secteurs, ceux de l’énergie ou des raffineries notamment, sans même parler des enseignants qui sont de retour dans l’action depuis la reprise des cours, renforcent dans le même temps le caractère interprofessionnel de la contestation. Et, sous la conduite des syndicats, qui font présentement la démonstration qu’ils demeurent des outils essentiels lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts des travailleurs (rôle que d’aucuns, on s’en souvient, leur contestaient à l’apogée des « Gilets jaunes »), à travers également la pratique des assemblées générales décidant au quotidien des suites de la bataille, c’est dans un nouveau cycle d’expérience de l’engagement collectif que nous sommes sans doute entrés. Spécialiste reconnue de la conflictualité sociale, Sophie Béroud est dès lors fondée à écrire qu’il ”« y a de fortes chances que le mouvement retrouve un nouveau souffle tant la détermination semble forte »” (”Le Monde”, 29-30 décembre 2019).

La première question à résoudre, pour la mobilisation, porte donc sur les nouvelles échéances d’affirmation de sa massivité. Les rendez-vous nationaux des 9 et 11 janvier se révèlent, en conséquence, d’une importance décisive. Tout doit être mis en oeuvre pour leur assurer un succès aussi éclatant que les 5 et 12 décembre. Dans la foulée, une des clés de la confrontation se trouve dans l’élargissement des secteurs impliqués, dans l’enracinement de l’action dans les entreprises, car c’est à cette échelle que peut s’affermir le rapport des forces, et dans un surgissement de la jeunesse à même de relever le drapeau de cette solidarité inter-générationnelle que l’on cherche à mettre à bas.

Dans cette confluence à construire, réside peut-être la principale épreuve de ce moment politique et social particulièrement intense. Si la France est, en effet, comme si souvent, redevenue terre volcanique, les éruptions se succèdent en décalage les unes par rapport aux autres. Manquent encore, de toute évidence, le sentiment partagé que l’heure est arrivée d’unifier toutes les colères, et plus encore celui qu’il est possible de l’emporter.

LA QUESTION DÉTERMINANTE DU DÉBOUCHÉ POLITIQUE

C’est, à cet égard, qu’un début de réponse politique est devenu primordial. Pour renforcer la dynamique des combats en cours de la conviction que d’autres choix sont possibles, qu’une autre orientation, au bénéfice du grand nombre et non plus d’une poignée de privilégiés, peut être imposée. Cela a conduit le Parti communiste français à prendre, début décembre, l’initiative forte consistant à mettre dans le débat public un contre-projet d’amélioration juste et solidaire du système des retraites, et à proposer à l’ensemble des forces de gauche et écologistes de se retrouver autour de propositions alternatives à la logique des gouvernants.

Bien sûr, les obstacles sur ce chemin se sont révélés nombreux, comme il fallait s’y attendre. L’atomisation de notre camp, et plus précisément l’ampleur des désaccords autant que la déréliction idéologique hérités du passé, rendaient inévitablement complexe l’adoption de positions communes, du moins dans un premier temps. Ils ont poussé certains à préférer les calculs tacticiens et les postures du cavalier seul à la recherche de l’unité au service de la mobilisation. Cette dernière a néanmoins placé chacun des acteurs politiques devant un choix incontournable : soit se montrer utile à ce monde du travail, devenu l’écrasante majorité de la population active, sans lequel il ne pourra exister de perspective de pouvoir dans le futur, soit aggraver un peu plus une défiance dont la gauche paie le prix exorbitant depuis des années. Pour le seul bénéfice des aventuriers d’un néo-fascisme toujours à l’affût, lesquels ne s’imposent jamais, l’histoire nous l’enseigne, que grâce à l’inexistence d’un espoir crédible en un changement progressiste. Edgar Morin n’a, de ce point de vue, pas tort de nous rappeler que c’est le sort de la nation qui se joue à travers la bataille de classe en cours : ”« Je crains donc que le soulèvement populaire ne débouche non seulement sur une répression réactionnaire, mais sur une aventure qui conduirait au pouvoir du Rassemblement national ou de quelque néodictature »” (”Libération”, 3 janvier 2020).

Pour l’heure, sous l’impulsion des communistes, la gauche a pu quitter le rôle de spectateur impuissant des affrontements sociaux pour en redevenir un protagoniste. Dans le prolongement de la rencontre de Saint-Denis, le 11 décembre, ses principales figures sont tout d’abord allées à la rencontre des grévistes de la SNCF et de la RATP. Puis, elles se sont exprimées conjointement, sous la forme d’un texte traçant quelques premières pistes d’un projet alternatif en faveur d’un système de retraites juste et solidaire : ”« À l’écoute des besoins de la population, nous voulons offrir aux Françaises et aux Français des pensions permettant de vivre dignement, de supprimer les insupportables inégalités existant entre les femmes et les hommes, et une meilleure prise en compte de la pénibilité, des carrières longues ou hachées. Nous voulons garantir aux plus jeunes un haut niveau de protection sociale, dans une France solidaire entre les générations et sans dette écologique. »”

Enfin, elles se sont toutes, sans exception, retrouvées, en ce début d’année sur un texte de pétition apportant un total soutien à la mobilisation et demandant le retrait du projet de Messieurs Macron et Philippe (vous la trouverez sur le site lapetitionretraite.fr). Si cette pétition, à laquelle se sont agrégés les premiers responsables de l’intersyndicale et des personnalités du monde de la recherche et de la culture, recueille très rapidement des centaines de milliers de signatures, elle contribuera activement à l’isolement du pouvoir et de ses maigres bataillons de supporters. C’est pourquoi rien n’est plus urgent que de s’y joindre et de la faire massivement signer. Le sillon reste, certes, à ensemencer, au moyen de contre-exigences fortes pour garantir à chacune et chacun une retraite digne. Mais, au moins, notre camp n’aura-t-il pas manqué le rendez-vous. Le PCF, ses adhérents et adhérentes peuvent même être fiers de la dynamique qu’ils ont contribué à construire.

Au moment de vous présenter, comme il est de coutume, tous mes voeux de bonheur, de santé, de réussite et d’espérance retrouvée pour 2020, et alors que l’année nouvelle s’ouvre sous le signe des rodomontades provocatrices de l’administration Trump à l’égard du régime iranien, ce qui fait resurgir le spectre de la guerre à l’horizon de notre monde, c’est en empruntant les mots de Serge Halimi, dans la livraison de ce mois du ”Monde diplomatique”, que je me permettrai de conclure : ”« Alors que depuis trente ans aucune réforme structurelle essentielle codifiée par le néolibéralisme (libre-échange, marché unique, privatisations, déréglementation financière) n’a été remise en cause par une alternance électorale, les mouvements populaires de ces derniers mois peuvent déjà afficher un tableau de chasse flatteur : un régime est tombé (Soudan), des Premiers ministres ont dû démissionner (au Liban et en Irak), un président infirme n’a pu se représenter (en Algérie), de nouvelles Constitutions pourraient bientôt dynamiter les vieux arrangements (celle du Chili a vocation à être entièrement réécrite). Surtout, une génération nouvelle, trop souvent condamnée à rembourser sa dette étudiante, à vivre dans la précarité et à ne pouvoir escompter qu’une retraite mutilée et un environnement dégradé, découvre le combat collectif, la solidarité et la victoire. La suite reste ouverte, mais cette seule expérience, vécue par des dizaines de millions de manifestants qui se sentent désormais plus forts et plus dignes, garantit qu’aucune gouvernement ne pourra plus offrir au néolibéralisme l’espoir d’un retour à la normale. »” Je partage pleinement cette appréciation. J’y ajoute simplement que c’est peut-être en France que se situe le point de bascule du réveil des classes travailleuses et populaires.

Christian_Picquet

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