Deux légitimités face à face

Ce mois de mai débute sous le signe du choc de deux légitimités, qui n’étaient pas apparues aussi antagoniques depuis fort longtemps. D’un côté, celle du plus grand nombre, qui n’en peut plus de trop d’inégalités subies et d’injustices imposées. De l’autre, celle que tirent de leur domination les privilégiés de la naissance et de la fortune. La première s’est exprimée avec une force inégalée le 1er Mai. La seconde se sera retrouvée dans le discours présidentiel du 5 mai.

 À propos de ce 1er Mai, nos élites politico-médiatiques se seront, à l’unisson, répandues en considérations sur le « demi-succès » des manifestations. Prenant la roue du porte-parole de l’UMP, Dominique Paillé, qui avait cru malin de se féliciter que les défilés aient revêtu une ampleur « inférieure aux attentes des organisateurs »,Libération n’aura, par exemple, pas hésité à titrer : « Moins historique que prévu. » Le Monde aura, une fois n’est pas coutume, été mieux inspiré en relevant que la fête internationale des travailleurs n’avait probablement pas rassemblé autant de monde depuis… 1936 et la Libération. Excepté le 1er mai 2002, qui avait été le théâtre de la convergence antifasciste de l’entre-deux tours de la présidentielle face à Le Pen, les manifestations de ce rendez-vous symbolique du mouvement ouvrier et de la lutte de classe n’avait jamais été des déferlements populaires. Depuis une bonne vingtaine d’années, sous le digne d’une division syndicale chaque année reproduite au risque du discrédit, il faut même reconnaître que les démonstrations de rue que la CGT, la FSU et Solidaires tenaient à maintenir – ce dont nous devons leur savoir gré – ne devaient encore leur ampleur qu’à la participation massive des organisations de travailleurs étrangers. Cette année, non seulement l’intégralité du syndicalisme français se retrouvait dans la rue, situation inédite depuis la plus de soixante ans, mais la plupart des secteurs du salariat, du privé comme du privé, étaient présents. Comparer, dans ces conditions, des rassemblements organisés au début du premier long « pont » du printemps aux cortèges du 19 mars ou du 29 janvier relève donc, au mieux, de la paresse intellectuelle, au pire, de la manipulation de l’opinion.


 Au demeurant, la portée de ce 1er Mai sera venue de l’écho qu’il aura suscité dans la société française. La veille, l’Humanité avait d’ailleurs publié un sondage des plus éloquents : 72% des personnes interrogées s’y déclaraient favorables à cette journée de mobilisation, le camp des opposants se comptant… à 9% ; le refus des aides publiques aux entreprises ne s’engageant pas à maintenir l’emploi s’établissait à 90% d’opinions favorables ; l’exigence d’une diminution des dividendes aux actionnaires pour augmenter en contrepartie les salaires et l’investissement était approuvée par 85% des sondés ; le refus des 30 000 suppressions de postes dans la fonction publique était partagé par 53% des personnes interrogées. De 80 à 90% de la population d’un côté, moins de 10% de l’autre : on ne peut mieux dessiner la fracture de classe qui traverse le pays. C’est le peuple qui fait ainsi front, la classe des travailleurs, ouvriers et employés mêlés, chômeurs et précaires réunis, agents des services publics et classes moyennes salariées ensemble. Face à eux, l’infime minorité qui possède déjà tout, qui par son avidité a plongé l’économie mondiale dans le chaos, mais qui n’entend à aucun prix renoncer au sacro-saint dogme de la rentabilité maximale pour les actionnaires, les grands patrons, les rentiers parasites. Quelque part, en ce printemps, la France redevient l’épicentre de la situation européenne.

 Ceux d’en bas et ceux d’en haut…

 Précisément, c’est bien au nom de ceux d’en haut que notre petit monarque élyséen se sera exprimé hier à Nîmes. Il aura d’ailleurs fait d’une pierre deux coups, lançant la campagne de l’UMP pour le scrutin des européennes et autocélébrant ses deux ans de résidence rue du faubourg Saint-Honoré. Éloquent discours ! Mêlant mépris de classe et suffisance, avec des accents d’agressivité reflétant bien une certaine conception du pouvoir ! Baignant dans l’autosatisfaction de ses réalisations à la tête de l’Union européenne et revendiquant sans honte ces mesures contre lesquelles se lèvent le monde du travail et le mouvement populaire, du changement de statut d’entreprises publiques comme La Poste à la relance de la directive sur le temps de travail, de la libéralisation du marché de l’énergie à la « directive de la honte » à laquelle le nom de M. Hortefeux restera à jamais attaché.

 Bien entendu, nous aurons eu droit aux inévitables couplets sur le plan de relance gouvernemental. Pour justifier que l’on ne touche en rien au partage des richesses, à commencer par ce bouclier fiscal devenu le symbole du projet de société sarkozyen. Pour rééditer les sempiternels plaidoyers en faveur du dogme de la rentabilité et de la concurrence à tout prix. Pour en appeler, encore et toujours, à faire de l’emploi la variable d’ajustement de l’économie, donc à pousser les feux des suppressions d’emplois, des fermetures d’entreprises, des délocalisations, du démantèlement du code du travail et de la généralisation de la flexibilité. Pour exercer une pression accrue à la baisse des salaires. Pour accélérer la marche à la marchandisation de tout ce qui peut être source de profit. En vérité, la philosophie profonde de cette posture nous avait été annoncée, en termes encore plus brutaux, voici quelques jours, par le PDG de Renault. S’exprimant dans les colonnes du Financial Times, M. Carlos Ghosn y expliquait cyniquement : « Avec la crise, nous pouvons faire des choses que nous n’aurions jamais pu faire il y a quelques années. » Et de citer l’allongement de la durée du travail et la baisse des salaires…

 Sauf que ces beaux messieurs ne font ainsi que préparer les rebondissements futurs de la crise de leur système. Chaque jour, une nouvelle prévision  nous en dessine l’ampleur. Le Fonds monétaire international prévoit, par exemple, une chute du produit intérieur brut de 4%. En Allemagne, la récession attendue est de l’ordre de 6%, avec un pic de chômage à 4,6 millions de personnes pour 2010. L’Espagne annonce d’ores et déjà deux ans de récession. En France, on s’attend à une chute probable du PIB d’environ 3%.

 Vide politique à gauche

 Faute d’alternative porteuse d’espoir, cette situation conjuguée de polarisation sociale aiguë et de crise mise à profit par les classes dirigeantes pour faire souffler le grand vent d’une contre-révolution conservatrice sur le pays, peut déboucher sur tous les désastres. Hélas, ce deuxième anniversaire de la victoire de Nicolas Sarkozy révèle un vide sidéral à gauche. Du moins, du côté du Parti socialiste. De quoi parle-t-on en effet, rue de Solferino ? De l’alliance qu’il conviendrait de nouer avec M. Bayrou dans la perspective de 2012 ! L’hypothèse en avait été évoquée par François Hollande. François Rebsamen, longtemps considéré comme un des proches de Ségolène Royal, a surenchéri, évoquant un contrat de gouvernement en bonne et due forme avec le Modem. Le point d’orgue aura été, ce 4 mai, l’éditorial de Laurent Joffrin, sur une pleine page de Libération. Preuve de l’importance qu’il accordait à cette prise de position, il n’avait encore jamais occupé un tel espace depuis qu’il avait remplacé Serge July à la tête du quotidien de la rue Béranger…

 Joffrin n’y va pas par quatre chemins. Il n’exprime que mépris condescendant pour ce qu’il considère comme la gauche archaïque, flétrit le « drapeau mité »des communistes, renvoie la gauche radicale à la marginalité où il souhaite manifestement que l’entraîne le Nouveau Parti anticapitaliste et en appelle, pour finir, à « la grande coalition de l’après-Sarkozy, rassemblée, non dans une combinaison d’appareils mais par un projet de rupture avec le libéralisme, les forces écologistes, les socialistes à l’ancienne comme Jean-Luc Mélenchon, le PS, les partisans de François Bayrou et même les gaullistes sociaux et républicains tentés par un Dominique de Villepin ». Attention cependant, il ne s’agit pas là de nous resservir la vieille tambouille de l’ouverture à droite sous direction du PS. Non, c’est autour de Bayrou que Joffrin envisage l’avenir, en le décrivant en ces termes : « Solitaire, improbable, centriste reconverti dans l’insolence, ancien bègue maniant le verbe comme une épée, sorte de Démosthène des campagnes […] franc-tireur qui a coupé les ponts avec l’establishment. Il pourrait devenir l’ennemi principal de l’Élysée en 2012. » Nous voilà, très exactement, au début d’un processus tout à fait similaire à celui qui a mené la gauche italienne à sa disparition pure et simple, les ex-communistes devenus de nouveaux sociaux-libéraux se transformant en un Parti démocrate dont la direction se trouve aujourd’hui entre les mains… de rescapés de l’antique et peu reluisante Démocratie chrétienne. Résultat, non seulement il n’y a plus un seul élu se revendiquant des traditions socialiste ou communiste au Parlement de la Péninsule, mais rien ne s’oppose plus à un Berlusconi qui vient même de s’autoriser à absorber dans son parti les post-fascistes de Gianfranco Fini…

 « Unis dans les luttes, unis dans les élections »

 Sans doute, il se trouvera des lecteurs de ce blog pour me dire que cela confirme qu’il ne faut, à ce stade du moins, ne se préoccuper que des luttes. Leur convergence en un « tous ensemble » à même de changer radicalement le rapport de force n’aura jamais été d’une aussi brûlante actualité. Il n’empêche ! Qui ne voit que l’absence de débouché politique freine les avancées dans cette direction, que le front syndical tient mais qu’il hésite devant la hauteur où est placée la barre de l’affrontement politique auquel nous confronte l’alliance soudée de la droite et du patronat ?

 Chaque jour confirme le bien-fondé du choix que j’ai fait avec mes camarades de la Gauche unitaire. Quelles qu’en soient les limites, dès lors que l’ensemble de la gauche de transformation ne s’y est pas engagé, le Front de gauche est la seule offre des prochaines européennes à lier des choix politiques s’efforçant de prolonger les attentes sociales avec l’esprit de rassemblement qui caractérise toutes les mobilisations. Un frémissement se fait d’ailleurs sentir du côté des acteurs et actrices du mouvement social, où l’importance de cette tentative commence à être saisie à sa juste mesure. L’accueil réservé à nos « points fixes » lors des manifestations du 1er Mai ne trompe pas.

 Désormais, au-delà des meetings qui mobilisent le « premier cercle «  de la gauche, c’est sur le terrain, au contact des luttes, que se gagnera la bataille.J’étais ainsi, hier, aux côtés de Marie-George Buffet et Patrick Le Hyaric (numéro un sur la liste d’Île-de-France, où je figure en troisième position), à l’assemblée générale des agents d’EDF et GDF de Lisses en Essonne. Nous avons pu nous y exprimer devant une foule hérissée de drapeaux de la CGT et de SUD, apportant notamment notre solidarité à un salarié convoqué pour un entretien préalable de licenciement (car la criminalisation de l’action syndicale est aussi de mise dans cet ancien fleuron du secteur public de l’énergie…). La semaine prochaine, je dois participer à une rencontre avec des travailleurs et travailleuses de la santé. C’est par la multiplication de ce type d’initiatives qu’il sera possible de concrétiser ce qui est devenu le mot d’ordre du Front de gauche : « Unité dans les luttes, unité dans les élections. »
Manifestation du 1er mai avec le Front de Gauche
envoyé par frontdegauche

Christian_Picquet

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