Le discours du Trône
La préparation médiatique de l’événement et sa mise en scène médiatique étaient de nature à susciter l’attente du peuple pour l’acte de majesté de son souverain du moment. D’évidence, la barre symbolique était placée trop haut et Nicolas Sarkozy ne pouvait la franchir, ce 22 juin, devant le Congrès réuni à Versailles. Son propos sera resté à mi-chemin d’un discours de politique générale, du type de celui qu’un Premier ministre a traditionnellement la charge de prononcer devant les Assemblées sous notre V° République, et d’un positionnement de campagne électorale. N’aura-t-il pour autant rien dit, prononcé une allocution ayant immédiatement fait « pschitt », comme l’on dit un peu hâtivement une série de commentateurs et de figures de l’opposition ? Il serait hâtif de le prétendre. Sur le fond, autant que dans la forme, la harangue présidentielle est révélatrice de la vraie nature du sarkozysme.
Entamons par le fond. Le chef de l’État aura confirmé à quel point il entendait utiliser pleinement les marges que lui confère le résultat des élections européennes. Renouant habilement les ficelles qui lui avaient permis, en 2007, de faire mordre la poussière à une Ségolène Royal qui lui avait d’elle-même rendu les armes du combat idéologique, il se sera fait un malin plaisir d’occuper la quasi-totalité du terrain. Assénant avec force, sinon avec violence, qu’il ne renoncerait à aucune des contre-réformes dont il a fait les emblèmes de son quinquennat, il aura simultanément, comme il y a deux ans, convoqué notre « modèle républicain », exalté « ”le rêve” » qu’incarna en son temps le Conseil national de la Résistance, proclamé que « ”le modèle français a de nouveau sa chance” », revendiqué sa fidélité au principe d’« ”égalité républicaine” », chanter les louanges du volontarisme en politique.
Effets de brouillage idéologique
Des mots, me direz-vous à juste titre, qui viennent seulement maquiller la réalité cynique d’une action tout entière tournée vers la satisfaction de la classe possédante. Le problème n’en vient pas moins du fait que la fonction de brouillage d’une semblable posture remplit, au moins partiellement, son objectif dès lors qu’elle ne se heurte à aucune opposition digne de ce nom. N’étaient-ils pas quelque peu pathétiques, ces élus socialistes ou radicaux de gauche qui, à la différence des communistes ou des Verts, avaient choisi d’assister au show du Prince pour s’éclipser aussitôt après, sans même réfléchir au plus infime coup d’éclat qui eût au moins pu perturber une représentation si bien huilée ?
Ayant feint de vouloir pulvériser le clivage droite-gauche sur le terrain des références, le président de la République se sera ensuite employé à le dynamiter sur le plan de la politique concrète… De la pire des façons qui se puisse imaginer… En réveillant les vieux démons de l’ethnicisme, du racisme et du « choc des civilisations »… En remettant subrepticement les religions au centre de la vie sociale… Saisissant au bond l’opportunité que lui offrait, sur un plateau, la pétition d’une phalange de parlementaires, dont quelques communistes agissant de leur propre initiative et emmenés par le député-maire de Vénissieux, André Gérin, il aura ouvert cette redoutable boîte de Pandore que constitue l’idée d’une loi anti-burka (ou anti-niqab).
Parlons sans faux-fuyants sur un sujet de cette nature. Burka comme niqab représentent des manifestations d’asservissement des femmes à propos desquelles aucune tolérance ne saurait être de mise. Le devoir des démocrates, des progressistes, des hommes et des femmes de gauche est de se placer aux côtés des femmes sujettes à cette insupportable obligation, afin de les aider à s’en défaire. Cela dit, l’adoption d’une législation sur un tel point ouvrirait la voie à tous les abus. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas ici de l’affichage de signes d’appartenance religieuse à l’école ou dans les services publics, espaces au sein desquels les conquêtes de la laïcité ne sauraient s’affaisser devant l’offensive des obscurantismes de toute nature. Elle relève du droit que l’on octroierait aux autorités politiques comme aux forces de l’ordre de réprimer, dans les lieux publics, des femmes qui deviendraient du même coup doublement victimes, de l’obligation d’arborer ce signe d’enfermement et d’infériorité, autant que de la réclusion familiale qui répondrait inévitablement à la volonté de l’État d’afficher un peu plus son pouvoir régalien. Ensuite, parce qu’il n’est guère besoin d’être visionnaire pour deviner la dynamique sur laquelle tout cela déboucherait, quand serait désigné à l’opprobre tout un secteur de la population, lorsque cette pratique moyenâgeuse serait abusivement assimilé à l’islam (dans ”l’Humanité” de ce 23 juin, l’anthropologue Dounia Bouzar rappelle à bon escient que le voile intégral « ”ne s’inscrit ni dans les textes, ni dans l’histoire musulmane” », mais qu’il est la transposition du projet littéralement totalitaire du courant salafiste). Enfin, parce que ce prétendu débat permet à Sarkozy de vider de son sens le principe de laïcité : là où ce dernier entendait instaurer une séparation stricte entre sphères privée et publique, l’hôte de l’Élysée assène qu’il a pour mission de redonner aux religions le « respect » qu’elles méritent. Sacré retournement !
En pratique, chez Nicolas Sarkozy, se conjuguent comme toujours la volonté de remodeler de fond en comble la société afin de la plier à un nouveau système de valeurs, héritier de la révolution néoconservatrice née outre-Atlantique, d’exercer sur ses adversaires un effet de sidération propre à lui conserver en permanence l’initiative et la maîtrise du rapport de force, de briser la gauche bien avant que ne s’amorce la campagne de sa réélection en 2012, d’accélérer la machine à détruire un siècle et davantage de conquêtes populaires. Ainsi peut-il bien répéter à satiété que le monde a changé avec l’éclatement de la crise, qu’il n’est pas question d’inaugurer une politique de rigueur, que le « ”rationnement aveugle” » de la dépense publique serait une impasse, qu’il faut « ”donner plus à ceux qui ont moins” », il demeure, sur le continent, le gardien le plus sourcilleux du dogme de la concurrence et de la compétitivité à tout prix. Pour le dire autrement, du dogme libéral !
Ce 22 juin, nous aurons été prévenus : tout continuera comme auparavant. Le non-remplacement d’un départ sur deux à la retraite dans la fonction publique… L’aggravation de la maîtrise comptable des dépenses de santé… L’élimination des « ”niches sociales” » qui serait prétendument coupables des déséquilibres budgétaires de la Sécurité sociale… La nouvelle mise en cause du droit à la retraite, programmée pour l’an prochain… L’accélération de la normalisation libérale de l’école, du primaire à l’université… La réforme des collectivités territoriales, laquelle s’inscrit dans une réorganisation de l’État dont l’objectif n’est autre que de l’adapter aux exigences du nouveau capitalisme… Et ne parlons même pas du mutisme présidentiel à propos du Smic et du pouvoir d’achat… Ni du refus de revenir, si peu que ce fût, sur le bouclier fiscal… Ou de l’annonce d’un emprunt qui a de fortes chances de coûter à la collectivité bien davantage qu’elle ne lui rapportera et d’enrichir encore une poignée de très gros contribuables, à l’instar de l’emprunt Balladur de 1993… Sans compter l’annonce, symptomatique de la conception d’un avenir où l’exclusion s’approfondira sans cesse, de l’inauguration de nouvelles prisons, destinées à l’enfermement de quelque 82 000 condamnés… La nouvelle équipe ministérielle, dont on vient de nous annoncer, hier, la composition, est à la mesure de la détermination des élites en poste à prendre leur revanche sur un peuple qui les a si longtemps empêchées d’imposer leurs vues : nous avons affaire à un authentique gouvernement de combat, entièrement dévoué au monarque et composé de personnalités tout droit venues des horizons les plus réactionnaires de la droite !
Un régime de démocratie limitée
On ironise fréquemment sur la tentation bonapartiste du locataire élyséen ou sur une pratique du pouvoir digne d’une cour d’Ancien Régime. Le fort peu contestataire Alain Duhamel écrivait ainsi, voici quelques mois, que du Bonaparte de la période consulaire, Sarkozy « ”a le goût de l’ordre et le sens du théâtre. Il en possède l’instinct de la rupture et la passion du mouvement. Il en a également l’impatience et la nervosité, l’ambition, l’égocentrisme et parfois la démesure” » (in ”La Marche consulaire”, Plon 2009). Ce n’était pas faux. Chacun le sent désormais bien, le régime politique de la France connaît une brusque mutation, les corps intermédiaires s’effacent, la démocratie s’atrophie insidieusement, les libertés publiques ne cessent de reculer.
Au service des objectifs et de la vision du monde que je viens d’évoquer dans cette note, le sarkozysme se distingue par une gestion singulière des affaires publiques. Avec la révision constitutionnelle de l’été 2008, la V° République a pris un tour ouvertement présidentiel. Désormais, c’est à l’Élysée que se prend l’ensemble des décisions, par-dessus la tête d’un gouvernement évanescent et d’un Parlement jamais à ce point vassalisé. Le souverain du faubourg Saint-Honoré occupe toutes les fonctions, se substituant au Premier ministre comme à chacun de ses ministres (jusqu’à décider, à leur insu, des orientations dont ils ont théoriquement la charge), se comportant en chef de toutes les administrations (comme lorsqu’il intervient à propos de n’importe quel fait divers), modifiant les règles du travail législatif, assumant sans vergogne le rôle de leader du parti majoritaire. La décision de limiter le droit d’amendement des députés et sénateurs, donc le temps des délibérations parlementaires, les remaniements ministériels à répétition et les grâces ou disgrâces qui frappent à tour de rôle les éminences du régime, les réorganisations de l’UMP pour satisfaire au moindre des caprices du monarque traduisent une concentration inédite du pouvoir, laquelle ne s’embarrasse plus du moindre artifice. À quoi s’ajoute une réorganisation de l’État, destinée à rendre celui-ci plus performant au service des marchés et à éliminer tout ce qui pourrait représenter des contre-pouvoirs institutionnels (c’est à cette tâche que s’est attelée la commission Balladur en charge de la réforme des collectivités territoriales)
Comme cette modification des équilibres institutionnels a un effet possiblement pervers, celui de placer le Prince en confrontation directe avec le pays, dans la mesure où cette surexposition présidentielle le contraint de réaffirmer en permanence sa légitimité au moyen d’une agitation permanente, l’hyper-présidentialisme sarkozyen éprouve le besoin impérieux de mettre en scène son action. D’où la constitutionnalisation de la pratique d’un discours du Trône, dont nous venons d’assister à la première manifestation et qui offre au maître du moment le privilège (unique depuis les débuts de la République !) de s’exprimer devant un Parlement dépourvu de toute possibilité de lui répondre ou de l’interpeller. D’où aussi l’importance stratégique que revêt le contrôle des médias.
Les relations personnelles du président lui ayant déjà permis de s’assujettir les grands groupes multimédias de l’Hexagone et une large partie des chaînes de télévision et de radio. Avec la récente loi sur l’audiovisuel public, l’exécutif dispose dorénavant de la faculté discrétionnaire de nommer ou révoquer le président de France Télévision et ses affidés, placés aux postes stratégiques, inaugurent leur arrivée par l’épuration de quiconque leur déplaît. Ce qui vient d’arriver à Frédéric Pommier, titulaire de la revue de presse matinale sur France Inter, débarqué de son poste dans les deux heures ayant suivi l’arrivée d’un nouveau directeur de la rédaction, en la personne de Philippe Val, se révèle à cet égard des plus éloquents…
Sans compter que, face à des classes populaires qui grondent d’avoir tant d’années durant subi l’austérité et la dérégulation libérale, le régime a entrepris de criminaliser les secteurs combatifs de la gauche et du mouvement social. Le droit de grève avait déjà subi le tour de vis que l’on sait dans la fonction publique. La réforme de la représentativité syndicale dissimulait déjà mal une farouche volonté de domestiquer une fraction du syndicalisme. Dorénavant, et de plus en plus systématiquement, on fait donner la force publique contre les manifestations, ce sont de poursuites judiciaires et de lourdes condamnations que l’on menace les militants et organisations refusant de jouer le jeu, le fichage et les officines de police privées sont mis à contribution. Les dispositions liberticides mises en œuvre, depuis des années, au nom de la lutte contre l’insécurité, le terrorisme ou l’immigration « clandestine », se révèlent ainsi – comme prévu ! – une arme redoutable contre les mobilisations.
Tout cela fait, évidemment, système. L’actuel chef de l’État n’est, à cet égard, pas simplement le Bonaparte putatif que décrit Duhamel. De la tradition bonapartiste, réactivée par le général de Gaulle à l’occasion de son retour au pouvoir en 1958, il s’inspire effectivement lorsqu’il conjugue pouvoir personnel, autoritarisme exacerbé et prétention à nouer une relation directe avec le peuple. Cela lui a permis, entre autres, de réunifier les droites sous sa houlette et de récupérer les thématiques de l’extrême droite en matière d’ordre moral ou d’immigration. Mais les formes nouvelles qu’emprunte présentement le capitalisme, comme d’ailleurs les contraintes de sa crise actuelle, l’amènent également à marier cette culture politique à une « ”référence à l’entreprise et à la dogmatique managériale” » si caractéristique, sous d’autres auspices, de la « gouvernance » d’un Berlusconi ou d’un Poutine (je ne recommanderai jamais assez, comme contribution à la réflexion d’un phénomène si particulier, le petit essai de Pierre Musso, Le ”Sarkoberlusconisme”, que les éditions de l’Aube ont publié l’an passé).
D’évidence, en haut lieu, on n’entend dorénavant plus s’embarrasser de règles démocratiques trop contraignantes. Lointain théoricien de la vague néolibérale qui vient de balayer la planète, avec les résultats que l’on connaît, un Friedrich von Hayek s’en prit d’ailleurs un jour au « ”concept crucial de la démocratie doctrinaire [qui] est celui de la souveraineté populaire. Ce concept signifie que la règle majoritaire n’est pas limitée ni limitable” »(in La Constitution de la liberté, Raoul Audoin 1994).
L’enjeu est clair : il consiste à savoir qui, du plus grand nombre ou d’une poignée de possédants, a la légitimité de faire prévaloir ses intérêts. Une grande bataille s’ouvre, de manière indissociable, pour les droits sociaux et les libertés. Elle va de pair avec le combat engagé pour faire au plus vite surgir une gauche de combat dans ce pays. N’oublions pas que des régimes comme celui qui émerge sous nos yeux finissent fréquemment dans le chaos…