Le naufrage de Solferino

À chaque été, son feuilleton. À dire vrai, cette année, nous en avons deux, pour le plus grand bénéfice de ces vendeurs de papier qui président aux destinées de notre presse. L’un nous renvoie, pour mieux forcer le trait d’une certaine lecture des enjeux planétaires de l’heure, à l’antisémitisme dont le verdict du procès du « gang des barbares » traduirait la montée en puissance. En 2008, on nous avait échafaudé de toutes pièces une « affaire Siné », qui ne tarda pas à se dégonfler comme une baudruche. J’aurai sans doute l’occasion de revenir ici sur cet ersatz de débat de société, qui provoque chez moi d’autant plus d’irritation qu’on en arrive exactement à l’inverse de ce que l’on prétend (ou croit) rechercher. L’autre feuilleton met en scène la décomposition du Parti socialiste. Il a, jusqu’à présent, fait l’objet de presque 300 articles de presse ! Comme l’affaire est d’importance, et qu’elle aura inévitablement de considérables retombées sur l’ensemble de la gauche, qu’il me soit permis de m’y arrêter dans cette note.

En quelques jours, MM. Valls, Peillon, Dray, Montebourg, Rocard, Bianco seront successivement montés au créneau. Pas uniquement pour s’en prendre plus ou moins vertement à Martine Aubry, mais pour lier leurs appels à un « big-bang » au sein de la « vieille maison » (comme disait Léon Blum au congrès de Tours) à la proposition d’un changement assumé de stratégie. Dernier en date à s’être exprimé à ce sujet, Jean-Louis Bianco – proche jusqu’à plus ample informé de Ségolène Royal -, qui en appelle à la fois à la cessation des hostilités internes et à une alliance avec le Modem. De toute évidence, quelque chose de décisif est en train de se jouer du côté de la rue de Solferino.

Sur fond d’épuisement historique de la social-démocratie dans l’ensemble de l’Europe, un seuil qualitatif a été franchi, à l’occasion du scrutin du 7 juin, dans la dislocation de notre PS. Pour filer la métaphore montagnarde, les socialistes ont commencé à « dévisser » dans le cours même de la campagne des européennes et ils ne parviennent plus à freiner ou à arrêter leur chute. Le parti n’est pas mort, loin s’en faut. Il n’est même pas encore le champ de ruines que décrivent certains. N’ignorons tout de même pas qu’il dirige 20 régions sur 22, plus de la moitié des conseils généraux et une majorité des plus grandes villes de ce pays. Sauf que sa crise présente est sans équivalent depuis l’effondrement de la vieille SFIO, au soir des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie. Un effondrement qui avait amené à la naissance d’une nouvelle formation, en 1971, à Épinay, à l’époque sous l’égide de François Mitterrand et avec à la clé le Programme commun de la gauche…

Les socialistes et le nouveau capitalisme

D’aucuns voient dans cette tempête un problème de ”« gouvernance »”. C’est le cas de Michel Noblecourt, signataire d’une chronique en ce sens dans ”le Monde” du 21 juillet. D’autres, avec Gérard Grunberg, chantre depuis toujours de la conversion du socialisme au libéralisme, évoquent le besoin d’une ”« relégitimation politique »” par l’avènement d’un leader, condition à leurs yeux pour doter le parti d’un projet attractif. Ces explications ont leur pertinence. Elles n’en passent pas moins à côté de la profondeur du phénomène. Des leaders, le PS en compte quelques dizaines et, dans le cadre du présidentialisme institué par notre V° République, chacun d’entre eux pourrait prétendre aux destinées suprêmes. Si aucun ne parvient à s’imposer, c’est que la carence de leadership se double d’un problème d’identité bien plus sérieux et que cela interroge sur la base sociale que la première force de la gauche serait demain en situation de rassembler autour d’elle.

En fait, depuis que les alternances lui ont permis de retrouver le chemin des affaires, dans le contexte très particulier de la contre-révolution libérale des années 1980, nos socialistes n’ont cessé de rendre les armes au camp d’en face. Ils se sont accommodés du nouveau capitalisme, financiarisé et mondialisé, jusqu’à devenir les artisans de son essor et de la destruction méthodique de tout un pan de ce que le monde du travail avait conquis à la faveur des « pactes sociaux » de l’après-guerre. Aujourd’hui encore, n’est-il pas éloquent que deux éminences du PS français président aux activités du Fonds monétaire international et de l’Organisation mondiale du commerce ?

Ayant traité le nouveau mode d’accumulation du capital à la manière dont les réformistes d’hier avaient accompagné le surgissement du capitalisme monopolistique, c’est-à-dire en y cherchant un progrès à travers lequel de nouvelles avancées sociales verraient inévitablement le jour – dans son ouvrage sur Marx, Jacques Attali faisait ainsi part de son rêve que ”« le marché pourrait laisser place à la fraternité »” -, la social-démocratie s’est finalement retrouvée devant sa propre impuissance à influer sur le cours des choses. Et même devant une régression civilisationnelle que les générations précédentes n’eussent jamais pu imaginer ! Ayant troqué sa conversion aux vertus de la concurrence et du rendement maximal pour les actionnaires contre l’abandon de toute velléité de changer la vie, elle s’est vue prendre à contre-pied par l’éclatement de la crise en cours. Sans disposer désormais des moyens, politiques autant qu’intellectuels, d’emprunter une nouvelle voie. Et en rejetant sur l’inconstance des masses les raisons de sa propre faillite. ”« Combien faudra-t-il de crises pour convaincre les peuples ? »”, s’écriait par exemple Michel Rocard dans une retentissante tribune du ”Monde”, il y a quelques jours. Les convaincre de quoi, au juste ? Qu’il faut au plus vite redessiner un au-delà d’un système dangereux pour l’avenir d’une humanité aux prises avec des crises économiques, sociales, politiques, écologiques ou alimentaires dorénavant entremêlées ? Comme Rocard et ses semblables ne veulent pas entendre parler d’un retour aux fondamentaux du combat anticapitaliste, au nom de la « modernité » dont ils font leur ultime carte de visite, ils n’ont rigoureusement aucune réponse à apporter au trouble et aux demandes du peuple de gauche.

Dans ”le Monde” d’hier, Monsieur Grunberg a parfaitement raison de dire que ”« le danger qui guette le PS, c’est que l’on n’attende plus rien de lui, qu’on ne l’écoute plus »”. Mais c’est Guillaume Bachelay qui portait le bon diagnostic voilà exactement deux ans : ”« La vérité, c’est qu’en 1983, le socialisme a renoncé à son projet, mais n’a pas osé le dire, et d’abord aux siens. La volonté transformatrice s’est muée en supplément d’âme sociétal au libéralisme, en conscience morale, en vigie antifasciste, en colère humanitaire. »” Dommage qu’il n’ait, depuis, jamais traduit en actes ces fortes paroles, allant même jusqu’à intégrer l’état-major de Martine Aubry à l’issue du congrès de Reims…

Il n’en faut pas moins conduire jusqu’au bout cette analyse pertinente. Si tel est bien le basculement qui s’est produit au début du premier septennat mitterrandien (et qu’aura, tout récemment, officialisé la nouvelle Déclaration de principes du PS), la tendance est à la mutation de cette famille politique en un simple centre gauche. En Italie sous l’égide de Walter Veltroni et Massimo D’Alema, en Grande-Bretage sous celles de Tony Blair et Gordon Brown, en Espagne avec Zapatéro, en Allemagne depuis Schröder, les vieilles social-démocraties ont toutes emprunté le chemin qui les mène à plagier le Parti démocrate aux Etats-Unis. Le parti français a ceci de spécifique qu’il demeure bloqué dans son évolution par les particularités de la gauche française et la radicalité de notre mouvement social. C’est la raison pour laquelle on l’exhorte à présent avec tant de forces à s’affranchir de deux « survivances » du passé. D’abord, de ce qu’il lui reste de la tradition émancipatrice du socialisme originel (”« le mot socialiste ne veut plus rien dire »”, expliquait franchement Manuel Valls, le 10 juin, sur I-Télé). Ensuite, d’une conception des alliances qui lui interdit d’aller jusqu’au bout de ses ouvertures au centre. Et c’est tout naturellement à Bernard-Henri Lévy qu’il revient de théoriser l’achèvement de cette rupture, dans la dernière livraison du Journal du dimanche, en appelant le PS à tout simplement ”« disparaître »”.

Dans cette interview fortement médiatisée, notre « BHL » national n’aura d’ailleurs fait que reprendre la thèse centrale de son dernier livre, ”Ce grand cadavre à la renverse” (Grasset, 2007). Se félicitant de ””cette acceptation du capitalisme à quoi se sont résolues toutes les gauches européennes””, mais déplorant que ”« la gauche de gouvernement »” n’ait pas eu le courage de la revendiquer hautement, il exigeait déjà de celle-ci ”””« des états généraux, des assises, un congrès de refondation, un anti-Épinay, bref un Bad Godesberg, un Bad Godesberg pas honteux, pas silencieux, où les justes mots seraient prononcés et le cap du symbolique franchi »”””. Et de suggérer, à la clé, de repenser la notion même de gauche à l’aide du triptyque antifascisme-anticolonialisme-antitotalitarisme. Dit autrement, par la mise en congé de la « question sociale » qui fut, avec le concept de « souveraineté du peuple », aux origines de la gauche contemporaine. Sinistre aboutissement que ce rejet d’une lutte des classes qui ne cesse pourtant de s’inviter, dans la torpeur de l’été, avec la colère de ces ouvriers menaçant de faire sauter leur usine parce qu’on les nie jusque dans leur dignité.

Le chemin de défaites à répétition

Les tenants faussement modernes d’une gauche qui, avec eux, ne porta jamais plus mal son nom, n’oublient qu’un détail. Tant que le suffrage universel existe, et dès lors que les changements institutionnels ne sauraient procéder de la seule décision d’élites possédantes et pensantes, c’est la conquête des classes populaires et leur mobilisation qui demeurent déterminantes. Encore convient-il d’entendre leurs attentes ou leur détresse. C’est sur ce plan qu’échouent régulièrement, et dans tous les pays, les sociaux-libéraux, contempteurs de la « gauche archaïque », apologues du « nouveau centre » ou de la « troisième voie », adeptes d’une refondation « démocrate ».

On vient encore d’en avoir la démonstration avec l’élection municipale partielle d’Aix-en-Provence. Assurés que leur entente avec le Modem suffirait à ravir les clés de l’hôtel de ville à une droite sanctionnée pour ses pratiques nauséabondes, le PS local n’avait pas hésité à signifier leur congé à ses alliés communistes et antilibéraux de 2008. Résultat, quoique sur le fil, l’alliance au second tour des socialistes, des écologistes et du centre ne sera pas parvenue à empêcher la réélection de la maire UMP sortante. Une confirmation, une de plus, de ce que la présidentielle avait établi à travers l’échec de Ségolène Royal : la gauche perd et elle se perd lorsqu’elle cherche son salut à droite, lorsque croit électoralement efficace d’aller sur le terrain de l’adversaire pour s’accaparer certains de ses thèmes idéologiques de prédilection, lorsqu’elle ignore les enjeux sociaux pour privilégier une posture morale…

Vous me direz, qu’à Aix, la gauche de gauche n’a pas particulièrement administré la preuve de l’efficience de sa démarche : la liste PCF-PG-NPA n’a pas franchi la barre des 5% au premier tour. C’est parfaitement exact. Cela ne fait que confirmer la longueur et les difficultés du chemin qu’il nous reste à parcourir. Pour incarner une possible alternative à la dérive sans fin de la social-démocratie, pour convaincre les secteurs socialistes et écologistes en recherche d’une issue à un délitement qu’ils vivent avec angoisse, il faut se situer opiniâtrement au cœur de la gauche… Ne jamais céder aux facilités de la proclamation gratuite, de l’incantation stérile, de la dénonciation impuissante… Être la gauche… Celle qui n’entend pas renoncer et porte l’ambition résolue de réunir les conditions d’une majorité populaire autour d’une perspective de changement radical… Cette offre n’a manifestement pas réussi à polariser largement à Aix-en-Povence. Le Front de gauche, lors des européennes, n’en a pas moins illustré quelle pertinence elle revêtait dans le contexte présent !

Christian_Picquet

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