Crise politique sans alternative

Nous entrons dans un moment politique des plus délicats. Parce que la Sarkozye affronte, avec l’enchaînement des « affaires » qui la mettent directement en cause et le malaise affectant ses bases sociales les plus fidèles (le monde agricole, par exemple), une tempête qui laissera des traces profondes. Parce qu’il ne faut pas hésiter à parler de début de crise politique et que celle-ci se développe sans que ni la gauche, ni le mouvement social, n’en soient acteurs.

Résumons. Les dérapages verbaux de Brice Hortefeux à l’occasion des universités de rentrée de l’UMP, la redécouverte de la prose pour le moins nauséeuse de Frédéric Mitterrand avant qu’il ne devînt ministre de la Culture, la nomination discrétionnaire du rejeton du Prince à la tête de l’extraordinaire puissance financière que représente le centre d’affaires de La Défense, sur fond de tripatouillages électoraux (la refonte de la carte électorale) et d’expression des tentations autoritaires tenaillant ce pouvoir (le resurgissement du fichier Edvige sous prétexte de lutter contre « l’ultragauche »), tandis que s’exprime au quotidien la souffrance de secteurs croissants de la société : voilà qui souligne comme jamais la conception très particulière de la gestion des affaires publiques à laquelle s’identifie Nicolas Sarkozy.

”Marianne” titre, cette semaine : « La République abolie. » Dans le ”Journal du dimanche”, un politologue fort peu contestataire, Jean-Luc Parodi, décrit fort justement la fracture opposant le peuple, dans la diversité de ses préférences partisanes et de ses votes de 2007, à une Cour qui ne sait que vanter les prodiges du monarque auquel elle doit tout, carrières et honneurs : ”« D’un côté, une société française fragile et angoissée qui le crédite au départ de son volontarisme optimiste, d’où les niveaux record des premiers mois : 65% et même 69% en août 2007. De l’autre, Nicolas Sarkozy qui invente une interprétation personnelle et narcissique de la présidence, tolérée quand les choses vont bien, peu supportable quand ce n’est plus le cas, comme le montre sa chute vertigineuse de la fin 2007-début 2008, où il voit, en six mois, sa cote s’effondrer de 31 points (l’équivalent de 12 millions d’électeurs, passés du soutien au mécontentement). »”

Berlusconisme, poutinisme, sarkozysme…

Sarkozy se trouve ici rattrapé par ce qui pourrait être sa plus grande fragilité. Incontestablement, depuis qu’il se sera ouvertement lancé dans la course à la magistrature suprême, dès 2002 pour aller vite, l’homme aura tiré sa force du projet autour duquel il aura réunifié l’ensemble du camp conservateur. En décomplexant la droite, en la dotant de la visée propre à infliger des défaites majeures au monde du travail, en lui permettant d’assumer enfin totalement sa volonté de défaire l’un après l’autre les principes d’égalité et de solidarité auquel la République établie se prétendait encore fidèle, en se jouant des inconsistances de son opposition parlementaire, il sera parvenu à placer ses adversaires ou concurrents sur la défensive, à occuper l’intégralité de l’espace politique et à imposer le rythme de ses contre-réformes au pays, sans qu’il fût, jusqu’à présent du moins, possible de le faire reculer.

À l’inverse de ce qui aura pu s’écrire ici ou là depuis deux ans, ce rouleau compresseur s’inspire d’une philosophie moins classiquement libérale que néoconservatrice au sens où, s’inspirant de l’expérience de la droite américaine, elle opère une singulière synthèse entre l’ardente détermination à satisfaire les exigences d’un capitalisme globalisé et une conception à la fois autoritaire, centralisé et même clanique du pouvoir. Dans la nouvelle France sarkozyenne, tout part de l’Élysée et tout y revient. Rien de très nouveau, me disent parfois certains, à l’occasion de tel ou tel échange public, dès lors que l’Hexagone vit depuis 50 ans sous l’égide du régime de type bonapartiste installé par Charles de Gaulle. Sauf que… Là où le gaullisme des origines s’était contenté d’étouffer le Parlement, de vassaliser le parti majoritaire et de confier les principaux leviers de commande à une technostructure prépondérante – ce qu’aucun des successeurs du Général n’aura ensuite remis en cause, pas même un François Mitterrand devenu chef de file de l’Union de la gauche grâce à ses philippiques contre le « coup d’État permanent » -, le sarkozysme s’emploie à éliminer soigneusement chaque échelon intermédiaire susceptible de contrecarrer la toute-puissance du Château.

Dans un univers qui ressemble de plus en plus à ceux de Berlusconi ou de Poutine (dans des contextes historiques évidemment fort différents), un secrétaire général de l’Élysée prend le pas sur un Premier ministre pourtant officiellement en charge de la politique gouvernementale et de l’animation de la majorité ; des conseillers, par définition irresponsables, puisqu’ils ne doivent leur autorité qu’à la désignation présidentielle, disposent désormais de davantage de poids que n’importe quel ministre ou élu du suffrage universel ; et, lorsque « l’élection » d’un des dignitaires de ce nouveau caudillisme est invoquée, comme c’est le cas pour un Jean Sarkozy candidat à la présidence de l’Epad, c’est au sein de cette bulle si particulière qu’est le département des Hauts-de-Seine, lui qui échappe depuis des lustres au droit commun et aux règles théoriquement en vigueur sur l’intégralité du territoire national ; enfin, sa réorganisation en cours ne consiste pas simplement à soumettre l’État aux besoins des marchés et aux normes de la compétitivité à outrance, elle vise à en offrir le contrôle absolu à un petit clan très fermé où se croisent en permanence politiques et affairistes ; sans oublier que, au-delà même des chaînes publiques de télévision, objets depuis toujours de la convoitise des pouvoirs en place, le monde des médias devient la proie d’une pieuvre financière aux mains de ces influents personnages qui figuraient au nombre des invités du Fouquet’s, le soir du 7 mai 2007.

Prenons l’exemple, tant il est instructif, du remodelage actuellement recherché de l’architecture institutionnelle du pays. Il vient de nous être livré dans un avant-projet de loi. Derrière le prétendu bon sens tentant d’enfumer l’opinion en arguant de la nécessité de ”« simplifier le mille-feuilles »” légué par l’histoire française ou de cesser de ”« gaspiller l’argent des contribuables »” grâce à la diminution de moitié du nombre des élus, on engage une véritable mise sous tutelle des pouvoirs locaux. Suppression de la clause de compétence générale des collectivités territoriales ; réaffirmation du primat des préfets dans la mise en œuvre des politiques régionales ; regroupement des conseils généraux et régionaux qui s’effaceraient pour céder la place à de nouveaux conseils territoriaux, élus selon un mode de scrutin avantageant outrageusement la droite et au prix de l’action sociale dévolue aux instances départementales désormais menacées de disparition ; achèvement de la carte des intercommunalités à l’horizon 2014 dans le but de créer de grandes agglomérations et d’aboutir à la disparition ”de facto” des 36 000 communes ayant jusqu’à présent maillé le territoire français ; constitution de plusieurs mégapoles destinées à s’inscrire dans une logique de concurrence face aux autres grandes métropoles européennes ou mondiales : on retrouve ici la même dynamique de présidentialisation paroxystique de notre V° République et d’hyper-concentration des compétences.

N’en sous-estimons pas la portée. Si ce projet voyait effectivement le jour, il consacrerait une authentique rupture avec l’héritage de la démocratie communale née avec la Révolution française et, au-delà, avec une organisation institutionnelle qui offrit, et offre toujours pour partie, des points d’appui à la résistance des classes populaires et au combat du mouvement ouvrier. N’oublions ainsi pas cette spécificité française qui vit ce dernier commencer de se structurer politiquement, au XIX° siècle, à travers le réseau des municipalités « rouges ». Plus généralement, les dispositions évoquées, par leur impitoyable cohérence, auraient pour effet d’éloigner encore les citoyens des centres de décision, de détruire les espaces de démocratie locale et ce qui subsiste de souveraineté populaire à cet échelon, de revoir la conception de l’organisation des territoires afin de faire prévaloir des « super-régions » compétitives dans le cadre de l’Europe du traité de Lisbonne, de parachever une nouvelle forme d’État centralisateur placé au service intégral des marchés.

Nouveau mode de domination politique

Ne tournons pas autour du pot : c’est à un nouveau mode de direction des affaires publiques que nous sommes confrontés, dans le contexte d’un capitalisme en crise durable et avec pour toile de fond le déchirement accentué du tissu social sous l’effet de deux ou trois décennies de néolibéralisme. Jamais, les classes possédantes ne se seront vraiment converties au principe cardinal de la démocratie, qui fait théoriquement du peuple le souverain en toute chose. Du moins, s’y adaptaient-elles, s’efforçant simplement de le détourner à leur bénéfice, recourant à cette fin aux mécanismes du clientélisme, usant et abusant de la manipulation des cartes électorales, jouant à leur profit de l’inégalité des moyens de propagande et de domination de l’opinion. Même à l’époque du bonapartisme gaullien, un régime personnel installé au cœur d’un État fort s’efforçait d’asseoir et de reproduire sa légitimité en convoquant en permanence les « valeurs » de la République. Tout aura basculé lorsque, sous l’égide de la révolution libérale des années 1980, les centres de décision se seront toujours davantage déplacés vers des institutions opaques, structures financières et instances supranationales soustraites au contrôle des citoyens, tandis que les familles politiques dominantes (conservatrices et sociales-libérales) communiaient dans la même adhésion à un ordre dont le capitalisme bornait définitivement l’horizon.

C’est alors, dans la plupart des pays développés, la conception même de la vie publique qui s’en sera trouvée bouleversée, par le truchement de la personnalisation et de la centralisation des pouvoirs, autant que par le biais d’une interpénétration inédite des élites politiques et économiques. Une tendance qui relativise d’autant la place des confrontations programmatiques, le rôle des partis et jusqu’au principe de la structuration de contre-pouvoirs. Que l’on songe seulement que, lorsque des constitutionnalistes discutent aujourd’hui de leurs préférences en matière de modèles institutionnels, ils ne mettent plus en avant que deux options : celle du présidentialisme et celle du régime dit « primo-ministériel ». Autrement dit, de systèmes qui procède d’une seule figure emblématique. L’idée d’un pouvoir prééminent du Parlement est devenue totalement iconoclaste à leurs yeux…

Nous arrivons présentement au bout du processus. Le sarkozysme n’est ainsi que l’une des expressions les plus caricaturales de l’étouffement d’une vie démocratique que les puissants n’appréhendent plus que comme une menace pour leurs prérogatives. Dans un récent ouvrage (”La Grande rupture”, aux éditions du Toucan), le journaliste Francis Brochet décrit en termes pertinents le phénomène : ”« L’État se transforme sous l’influence de l’entreprise, dont il copie le management et les valeurs. Pendant ce temps, les managers du privé prennent les commandes de l’État. C’est la grande privatisation de nos élites, qui met l’État et la politique au service de l’économie et des entreprises. C’est l’avènement de la morale libérale, du travail et du mérite individuel. C’est le triomphe du style charismatique. »”

Le problème de ce nouveau despotisme politico-managérial est qu’il ne dispose pas d’une autre source de légitimité que le suffrage universel. Tant que le peuple refuse de se réfugier durablement dans une abstention massive, les détenteurs de l’autorité doivent continuer à se soumettre à son verdict. Faute d’avoir conquis une majorité sur leur projet, ou de l’avoir conservé (tel un Sarkozy dont la victoire fut la résultante de la mystification d’une fraction des classes populaires), ils courent le risque du désaveu ou de l’instabilité. Précisément, le phénomène auquel on assiste dans l’Hexagone…

Pour s’être lui-même mis en scène comme unique inspiration de la moindre des décisions, pour avoir écrabouillé toutes les fonctions qui eussent pu lui faire un peu d’ombre au risque de ne plus pouvoir s’abriter sous le moindre paratonnerre, pour se retrouver ce faisant en première ligne des confrontations politiques et sociales, Nicolas Sarkozy est, simultanément, devenu l’atout maître de la droite et son talon d’Achille. Son talon d’Achille, oui, dans la mesure où, concentrant possiblement le discrédit sur sa charge, c’est-à-dire sur la clé de voûte des institutions, il peut vite devenir le premier responsable d’une crise de régime à la dynamique incontrôlable.

Le Parti socialiste n’étant pas en situation d’incarner une éventuelle relève, et la gauche d’alternative hésitant toujours à prendre les responsabilités qui lui incombent dans un semblable contexte, c’est à droite qu’explosent toutes les contradictions. Un François Bayrou en a manifestement saisi toutes les potentialités, s’employant à fédérer un arc d’alternance autour de lui. Un Dominique de Villepin également, qui ne répugne plus à afficher ses ambitions face à la présidence, ce qui explique pourquoi cette dernière s’acharne à ce point à le faire sombrer dans les eaux glauques du procès Clearstream. Un Jean-François Copé croit, à son tour, l’heure venue de s’immiscer sur le terrain idéologique qu’avait méthodiquement labouré le tenant du titre, celui de « l’identité nationale », pour instruire sournoisement un procès en abandon (”« La nation se fissure en silence »”, vient-il de déclarer, ce week-end, au ”Monde”). Au Palais-Bourbon, une partie de la majorité, manifestement inquiète de faire les frais d’une sanction du corps électoral lors des prochaines consultations, n’hésite plus à exprimer son refus de ces dispositions symboliques de la politique gouvernementale que sont par exemple le bouclier fiscal ou la suppression de la taxe professionnelle. Sans parler d’une Marine Le Pen qui tente compulsivement de trouver une issue au déclin de son Front néofasciste en retrouvant le chemin du désarroi populaire (on vient de le voir avec l’affaire Mitterrand).

Dangereux, pour ne pas dire imprévisible, le vide sidéral qui caractérise le côté gauche de l’échiquier politique…

Christian_Picquet

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