Contrôle d’ “identité”
Nous sommes aujourd’hui parvenus à ce que l’on nomme mid-term aux États-Unis, la mi-mandat du chef de l’État. Nicolas Sarkozy s’y révèle en proie à de tumultueuses contradictions endogènes à sa majorité, engendrées par sa propre politique. Il n’a pas pour autant perdu la main. Il sait toujours à merveille faire avancer son projet de refonte réactionnaire de notre société, déplaçant à sa guise le curseur des clivages idéologiques hexagonaux. Le « grand débat » sur l’identité nationale, lancé par un Éric Besson passé sans coup férir de la rue de Solferino au corps des spadassins de l’Élysée, en est la dernière démonstration. La cacophonie, pour ne pas dire la sidération, qui répond à cette initiative, notamment à gauche, est littéralement atterrante.
Qui ne voit quelle grosse ficelle cache cette opération ? Prétendre qu’une extrême urgence imposait de lancer une telle réflexion permet opportunément de détourner l’attention des citoyens de ces vrais problèmes que pose une action gouvernementale se déployant à l’avantage exclusif des puissants. Faire vibrer la corde sensible de la ”« fierté d’être Français »”, pour reprendre les termes utilisés par M. Besson lors de la présentation de son plan de rencontres sous l’égide des préfectures – ce qui est, déjà, tout un programme, s’agissant d’une campagne supposée mobiliser amplement les citoyens -, permet à l’UMP d’espérer engranger une plus-value électorale à quelques semaines du scrutin des régionales. D’autant que le grand colloque appelé à conclure les festivités interviendra dans la dernière ligne droite de la campagne, avec immanquablement… un énième grand discours présidentiel à la clé.
Là n’est cependant pas le plus grave. Voulant, d’un même mouvement, conserver la base populaire reprise au Front national en 2007, tout en faisant de nouveau flamber les logiques de repli nationalistes et ethniques, les concepteurs de cette entreprise lient ouvertement – et le plus cyniquement qui se puisse concevoir – les questions de l’identité française et de l’immigration.
Ethnicisme et communautarisme
Plus précisément, n’ayant jamais renoncé à s’inspirer de la funeste théorie du « choc des civilisations », pourtant décrétée caduque outre-Atlantique depuis la victoire de Barack Obama, ils entendent établir le caractère désintégrateur de la présence ici de quelques millions de ressortissants de culture musulmane. Écoutez-les donc vous expliquer, à longueur de temps d’antenne, que si les précédentes vagues d’immigration s’étaient à la longue intégrées, la plus récente d’entre-elles se refuserait à « laisser à la porte » de l’Hexagone des référents contradictoires à nos traditions. En filigrane, en contradiction totale avec des siècles d’histoire, ils dessinent la nouvelle conception qu’ils prétendent imposer au pays, consistant à substituer au « vivre ensemble » d’hier un « vivre côte-à-côte » dans des communautés refermées sur elles-mêmes. L’intitulé du ministère dont Besson est devenu le titulaire, nous en dénoncions dès le départ les inévitables implications perverses. Nous y sommes !
Le très droitier Ivan Rioufol, dans son « Bloc-notes » du ”Figaro” vient, le 30 octobre, de nous exposer sans fard la cohérence discriminatoire de cette démarche. ”« Sous prétexte de craindre un réveil du nationalisme, de la xénophobie et du racisme, faudrait-il renoncer à parler nation, identité, immigration ? »”, écrit-il, avant de préciser : ”« La République repentante doit arrêter de douter d’elle-même, de son histoire, de ses acquis. Plutôt que d’accéder aux exigences des minorités qui ont obtenu par exemple l’allégement des sélections en culture générale dans les concours d’admission, elle se grandirait en demandant le respect de sa culture, notamment de sa langue et de sa littérature, et de principes jugées non négociables. »” Conclusion éloquente : ”« Un bilan du droit du sol et de ses conséquences sur certains Français qui ne se reconnaissent pas dans cette identité administrative non choisie serait également légitime. »” Dans un autre contexte, les lois rétroactives de Vichy ou, plus récemment, les diatribes lepénistes tendant à remettre en cause notre mode d’acquisition de la nationalité, ne disaient pas autre chose…
Le titre du papier de M. Rioufol est d’ailleurs, à lui seul, un parfait résumé de l’intention poursuivie avec cette nouvelle grande manœuvre gouvernementale : « Des tabous à abattre. » Il exprime, jusque dans la pureté des termes, et sans les précautions d’usage que se doit de prendre un détenteur de maroquin ministériel, l’obsession quasi névrotique caractérisant depuis des lustres nos élites dirigeantes et notre droite, par-delà ses aggiornamentos successifs : en finir avec « l’exception française ». C’est que cette dernière leur sera toujours apparue comme un obstacle à leurs égoïsmes et à leurs comportements prédateurs.
L’obsession de « l’exception française »
Dans ce pays, bien avant que ne chute la monarchie, c’est de l’État que procéda la formation de la nation. Dit autrement, ladite nation, loin de se définir sur des bases ethniques ou religieuses, se sera voulue une construction politique. Le lien du « sang » n’aura dès lors jamais uni les Français et le « droit du sol », antérieur encore une fois à la Grande Révolution, aura clairement signifié que la terre de France était à partager. Synthétisant cette spécificité et y puisant sa définition de la « patrie », Jaurès écrira quelques passages remarquables de sa non moins remarquable ”Armée nouvelle” (Éditions sociales, 1978) : ”« Les individus humains ont toujours été capables de rapports plus étendus que les rapports de descendance et de consanguinité, qui sont la base plus ou moins large de la famille. »” Et c’est à l’autorité politique, soucieuse de dépasser les limites de la propriété foncière que sera revenue, toujours selon le grand socialiste, la tâche de ”« se débrouiller du chaos féodal et” (de) ”constituer une unité française visible et consciente »”.
Il sera ensuite revenu à la Première République de pousser jusqu’au bout cette originalité, en configurant la nation comme une ”« communauté de citoyens »”. Les traits de l’identité française se seront alors définitivement façonnés, sans qu’aucune régime – hormis les périodes de restauration monarchique ou impériale et, au XX° siècle, celle qui vit s’instaurer l’État vichyste – ne pût revenir sur ses fondements : le « droit du sol » faisant de la nation le « creuset » qu’analyse si magnifiquement Gérard Noiriel (”Le Creuset français, Histoire de l’immigration XIX°-XX° siècles”, Le Seuil, 1988) ; le rôle prépondérant de la délibération publique, à laquelle aucun domaine n’est susceptible d’échapper, y compris celui de l’économie ; la notion cardinale d’égalité qui, avec celle de fraternité, encadre le concept de liberté, pour mieux souligner que l’intérêt général détermine l’action de l’État et qu’il est synonyme de satisfaction des besoins de la société ; la citoyenneté, qui fait du peuple le souverain de toute chose ; l’école, qui n’a pas pour unique objet de transmettre des savoirs, mais de concourir à la formation du citoyen ; la laïcité, qui sans prétendre juger des croyances individuelles et des appartenances religieuses, établit une distinction radicale entre sphères publique et privée ; l’universalité enfin, qui se mesure au simple fait que, tandis que les colons américains de 1776 proclamaient leur déclaration d’indépendance à leur seule intention, les constituants révolutionnaires de 1789 votaient une déclaration des droits de l’Homme adressée à l’humanité entière…
On me dira certainement que le modèle est resté fort théorique, que le colonialisme et les discriminations l’ont amplement contredit, que le phénomène pétainiste est né d’un vote de l’Assemblée du Front populaire, que les discriminations dont sont victimes les femmes ou les ressortissants d’origine étrangère demeurent toujours aussi prégnantes, que les principes d’égalité et de souveraineté populaire n’ont que très rarement pu franchir la frontière invisible que dessine le droit de propriété. C’est vrai. Mais les survivances de ce modèle, et surtout l’adhésion populaire dont il bénéficie ont, jusqu’à nos jours, représenté un frein à la voracité du capital comme aux tentations xénophobes à la tête de l’État. Que l’on se souvienne ainsi du rétropédalage auquel se vit contraint le gouvernement Chirac, en 1987, pour avoir tenté, gage à un FN tout-puissant à l’époque, de réviser le Code de la nationalité. Que l’on se remémore encore le recul, en 1994, d’un François Bayrou qui s’était cru autorisé à élargir le financement public de l’enseignement privé.
Jamais, la formule d’Ernest Renan n’aura-t-elle résonné aussi justement. Elle décrivait le fait national sous la forme d’un ”« plébiscite de tous les jours »” (”Qu’est-ce qu’une nation”, Presses-Pocket, 1992). Au passage, vous l’aurez peut-être remarqué puisque la presse s’en est largement fait l’écho, lorsqu’un Alain Juppé (que l’on devine pourtant assez peu enthousiaste des menées idéologiques de l’hôte de l’Élysée) cite sur son blog l’auteur de ”L’Histoire des origines du christianisme”, c’est pour escamoter sa maxime la plus percutante et ne s’attacher qu’au propos liant la nation à ”« un principe spirituel, une famille spirituelle »”. Une omission fort révélatrice de l’embarras du camp conservateur, fût-il le plus hostile aux dérives ethnocentristes, devant une singularité française qui dérange par trop ses schémas de pensée et ses projets.
La réalité du « mal français »
Quoi qu’il en soit, nous sommes vraiment très loin de la visée du « grand débat » sarkozyen. S’il n’est pas faux d’évoquer une crise de l’identité nationale, ce n’est pas à l’immigration, ni même à un islamisme radical des plus minoritaires parmi les musulmans, qu’il convient d’en attribuer la paternité. Mais aux effets désintégrateurs de ce néolibéralisme qui, sur 30 ans, s’est attaqué à tout ce qui fondait la « communauté des citoyens » et ses capacités d’intégration (et non d’assimilation) de nouvelles populations fuyant la misère, les dévastations ou les guerres provoquées par le nouvel ordre du monde : les vestiges du « pacte social », né du programme du Conseil national de la Résistance, se sont vus démantelés l’un après l’autre, au nom de la « rupture » qu’entend faire prévaloir une droite « décomplexée » ; les services publics ont été bradés au privé et soumis aux règles impitoyables de la ”« concurrence libre et non faussée »”, au prix de l’asphyxie de portions entières du territoire, en zones urbaines autant que rurales ; l’école s’est trouvée sacrifiée à cette prétendue modernité qui veut que tout s’évalue dorénavant en termes marchands ; l’État se retrouve présentement soumis à une adaptation brutale aux exigences du nouveau capitalisme globalisé ; les droits fondamentaux (au travail, au logement, à la santé…), théoriquement inviolables depuis qu’ils furent intégrés au préambule de la Constitution de 1946, s’avèrent systématiquement broyés par les processus de valorisation maximale du capital ; la vie publique se voit asphyxiée par un processus sournois de transfert du pouvoir réel entre les mains d’experts, de technocrates, de lobbies financiers, soustraits à tout contrôle citoyen ; la laïcité est bafouée par un président qui en détourne le sens en lui attribuant pour principale fonction de redonner aux religions la place qu’elles avaient perdue ; les traditions d’accueil et le droit d’asile sont cyniquement balayés par la stigmatisation des étrangers, la traque des sans-papiers, la relégation de toute une fraction du salariat dans une clandestinité la transformant en main-d’œuvre taillable et corvéable à merci…
On en connaît les retombées calamiteuses, de la désagrégation du lien social à la fragmentation du territoire, de la montée d’une abstention électorale traduisant le sentiment d’impuissance des citoyens sur les décisions politiques à l’essor des communautarismes et des exclusivismes, sans parler du spectre d’un néofascisme qui continue à hanter la vie publique. Le malaise français n’est donc pas le produit d’une quelconque altération des origines spirituelles ou judéo-chrétiennes du pays, comme on ne cesse de nous le suggérer, mais d’une crise avant tout sociale et démocratique aux effets entremêlés.
Devant la tentative de brouiller les termes de la réflexion qui s’imposerait, deux attitudes symétriques peuvent, à gauche, se révéler aussi inopérantes que dangereuses. La première, parfaitement exprimée par une Ségolène Royal ou un Arnaud Montebourg, revient à accepter ”de facto” le cadre idéologique fixé par les gouvernants. L’ancienne candidate socialiste à la présidence de la République reprend ainsi, au mot près, le genre d’antienne qui lui avait valu sa défaite de 2007 : ”« Il faut reconquérir les symboles de la nation, et la nation, à l’origine, c’est un concept de gauche. »” Quant au député de Saône-et-Loire, il y va de son propre couplet un tantinet halluciné : ”« Nous irons défendre les valeurs de la France éternelle ! »” On eût aimé que l’ex-figure de l’aile gauche du PS fût un peu plus précis sur lesdites valeurs de la ”« France éternelle »”…
À l’autre extrémité de l’échiquier de la gauche, on semble vouloir se murer dans un discours internationaliste parfaitement abstrait. On lit, par exemple, cette semaine, dans ”Tout est à nous !”, l’organe du Nouveau Parti anticapitaliste, ce propos qui eût sans doute mérité d’être relu avant publication : ”« Pour nous, anticapitalistes, il faut refuser de défendre l’identité nationale. La nation n’est pas un concept de gauche. »” On éprouve la furieuse envie d’appeler l’auteur de ces lignes à plus de raison : que la gauche ait eu pour dessein, depuis ses origines, de dépasser le cadre trop étriqué des nations (le mouvement socialiste vit le jour en portant la perspective de la République universelle), n’oblige en rien à ignorer que celles-ci demeurent jusqu’à nos jours des réalités incontournables… au sein desquelles s’organise encore la délibération démocratique.
À suivre ces chemins de traverse, nous laisserions un boulevard à Sarkozy. Je serais, pour ma part, tenté de suivre l’intuition de l’historien Benjamin Stora, appelant dans ”l’Humanité” du 3 novembre à préférer aux pulsions identitaires ”« l’ouverture d’un débat sur l’histoire de France, jusque dans ses aspects – osons le mot ! – négatifs. De Vichy à la guerre d’Algérie, il y a beaucoup à dire sur l’histoire de France. Sur ses lumières, celles de la Révolution française, comme sur ses ombres, celles de la Collaboration ou de la colonisation. »”
De cette manière, on pourrait rétablir les vraies sources, philosophiques et politiques, de l’identité non fantasmée de ce pays. Cela présuppose cependant que, sans se bunkériser dans une rhétorique inaudible, on refuse d’apporter une quelconque caution à l’opération nauséabonde du régime.