À propos des alliances électorales
À force de me voir interpellé, il me faut bien prendre la plume. Une déclaration de Jean-Luc Mélenchon, à l’occasion d’un débat sur France-Inter qui l’opposait à Daniel Cohn-Bendit, a manifestement mis en émoi une partie du monde militant à gauche et des médias. Avant que ce (mini) maelström s’achevât, ce mardi, lorsque Cécile Duflot annula son entrevue avec une délégation du Parti de gauche.
Le président de la deuxième composante du Front de gauche voulait s’adresser aux Verts, en profitant de l’opportunité que lui offrait la présence, sur le même plateau, de la figure de proue d’Europe écologie. C’était pour leur proposer un ”« accord préalable »” de rassemblement au second tour des régionales, en vertu du scénario suivant : ”« Au premier tour, il faut qu’on soit autonome.” (…) ”On arrive au deuxième tour. Et là, tout se joue. Nous pouvons avoir un accord préalable au deuxième tour, c’est-à-dire nous, le Front de gauche, et vous, les Verts, nous pouvons nous entendre et à ce moment-là, nous sommes la majorité. Il y a une condition : pas de Modem. »” Cohn-Bendit déclina l’offre, ce qui n’étonnera personne dans la mesure où il ne cesse d’en appeler à une grande alternance intégrant les amis de François Bayrou. Il n’empêche que la machine à propager les rumeurs se sera mise à tourner à plein régime. Ainsi, ce 5 décembre, ”le Figaro” laissait-il entendre que le président du Parti de gauche était en train de prendre conscience ”« des limites du rassemblement du PG avec le PCF »”.
Il n’est pas dans mon intention de me situer, dans cette note, par rapport à la proposition de l’ami Mélenchon, ni pour la justifier, ni pour la commenter, ni pour lui opposer une autre vision des choses. D’abord, parce qu’elle n’émane que d’une seule des composantes du Front de gauche, lequel n’a encore jamais eu à traiter collectivement d’une telle hypothèse de travail. Ensuite, parce qu’elle me paraît davantage relever de l’intuition, ou du besoin où nous nous trouvons présentement de clarifier les confrontations au sein de la gauche, que d’une démarche véritablement aboutie. Enfin, parce qu’en me rendant sur son blog, j’ai compris que cette initiative entendait remettre au centre du débat la question de l’ouverture au Modem en se fondant sur le fait, désormais avéré, que la direction des Verts et celle d’Europe écologie n’affichent pas une identité de vues sur le sujet. La réflexion amorcée sur les alliances électorales a sa légitimité, et j’entends uniquement la prolonger de ma propre contribution.
Reclassements en gestation
Nous entrons dans une zone de fortes turbulences. De basculements et de grands reclassements… Dans la vie politique en général, et à gauche singulièrement… Le clivage réformes/révolution, sur lequel a peu ou prou vécu le mouvement ouvrier tout au long du siècle passé, a perdu de sa pertinence immédiate, dès lors que l’horizon de la rupture révolutionnaire a considérablement reculé et que les réformistes ont pratiquement renoncé aux réformes, sauf quand elles sont dictées par la voracité d’un capitalisme entré dans l’âge de sa globalisation et de sa financiarisation. De même, dans la tradition se revendiquant du communisme, l’antagonisme entre staliniens et trotskystes ne saurait justifier des cohérences d’affrontement, même si le bilan du « socialisme réel » ne pourra être évacué pour la crédibilité même du si indispensable mouvement de refondation d’une perspective émancipatrice. Et ne parlons pas de la coupure, que d’aucuns croient nécessaire de creuser en toute occasion, entre une gauche soucieuse de l’enjeu essentiel que représente le combat dans les institutions, et cette autre gauche qui justifie sa radicalité prétendue par son extériorité aux contraintes de la lutte politique quotidienne. En lieu et place, émergent de nouvelles lignes de clarification et de recomposition au sein de la gauche.
Un peu partout en Europe, de glissements en dérives, une social-démocratie n’ayant plus d’autre identité que l’accompagnement du capitalisme libéral a fini par congédier définitivement la transformation sociale, pour emprunter un chemin qui en fait la semblable du Parti démocrate aux États-Unis. Une simple force d’alternance, qui rompt progressivement les amarres avec l’héritage du mouvement ouvrier et ne se distingue plus vraiment des droites, sur le projet de société du moins. Dans un processus devenu irréversible, lorsqu’elle n’applique pas elle-même des politiques que les forces conservatrices ne parviennent plus à imposer (comme l’a fait le New Labour, en succédant à un thatchérisme épuisé d’avoir plongé la Grande-Bretagne dans le grand bain glacé de la contre-révolution libérale), elle n’hésite plus à former des coalitions gouvernementales avec la droite (à l’instar du SPD jusqu’aux dernières élections générales en Allemagne). À moins qu’elle ne se dilue purement et simplement dans un conglomérat centriste, à l’image de ce Parti démocrate qui a mené la gauche italienne à sa pure et simple désintégration.
En France, l’engrenage s’est singulièrement accéléré depuis 2007. Il se traduit concrètement par le resurgissement de cette vieille notion de « troisième force », qui avait fait les délices de la SFIO et des démocrates-chrétiens sous la IV° République. À présent, c’est le Modem, lointain descendant du Mouvement républicain populaire, qui focalise toutes les attentions des dirigeants du Parti socialiste. Longtemps, soucieux de ne pas se couper de leur base sociale traditionnelle comme d’une large fraction du peuple de gauche, une majorité d’entre eux laissèrent ostensiblement Ségolène Royal et ses proches s’aventurer seuls sur ce terrain. Ce n’est plus le cas. Après qu’un Lionel Jospin, un François Hollande et quelques autres aient consenti à valider implicitement cette alliance de substitution à l’Union de la gauche d’antan, c’est Martine Aubry qui aura fini d’ouvrir les vannes. Sur le plateau de « À vous de juger », sur France 2, le 26 novembre, on l’aura entendu susurrer à une Marielle de Sarnez aux anges : ”« Nous souhaitons rassembler la gauche et tous ceux, démocrates, humanistes, donc le Modem, par exemple, qui partagent le même projet que nous. »” Il ne restait plus alors à la présidente de Poitou-Charente que de tenter de reprendre la main, en allant au bout de la proposition et en suggérant à François Bayrou une entente dès le premier tour de mars prochain. Que le Modem ait, à ce stade, choisi de décliner l’offre ne change rien à la mécanique qui s’est mise en branle ; les centristes n’entendent pas hypothéquer leurs chances d’imposer leur candidat au PS en 2012, c’est tout…
Nous sommes bien là sur une problématique de convergence électorale, non simplement devant la constitution d’un front ponctuel, en défense des libertés par exemple, tel que celui qui vient de s’ébaucher dans le refus de participer au processus initié par le gouvernement sur « l’identité nationale ». Il s’agit d’allier la gauche à une formation que tout, son histoire autant que son programme, relie à la droite. L’assertion derrière laquelle se réfugient tant de figures socialistes, pour tenter de minimiser la portée de l’événement, à savoir que les centristes évolueraient vers la gauche face au rouleau compresseur sarkozyste, ne résiste pas à l’analyse.
On vient d’en avoir la pleine confirmation à Arras, ce week-end, lors du congrès du Modem, François Bayrou ayant totalement assumé sa filiation. Il se prononce en faveur du retour à ”« un certain équilibre des finances publiques »” (dont on voit mal comment les classes populaires n’en acquitteraient pas la facture, puisqu’il n’est nullement question de procéder à la redistribution des richesses). Il avait auparavant rejeté la mesure – évoquée par Martine Aubry – consistant à vouloir mettre sous tutelle les entreprises qui licencient bien qu’elles aient empoché des subventions publiques (au nom du risque d’une multiplication des délocalisations que cela, à ses yeux, engendrerait). Il en appelle à l’Europe du traité de Lisbonne, même si, dit-il, ”« elle n’est pas forcément démocratique »” (voilà qui est enthousiasmant, quatre ans et demi après que la majorité de l’électorat de gauche se soit prononcée contre le traité constitutionnel). Enfin, il conspue ”« l’étatisme »”, en se référant aux bouleversements qui, à l’Est, ont plongé des sociétés entières dans des inégalités encore plus dramatiques que celles ayant eu cours du temps des dictatures bureaucratiques.
S’allier au centre, c’est donc d’emblée consentir à appliquer un programme de droite en cas d’alternance. C’est répandre la plus totale confusion dans le pays, conduire une partie encore plus importante du peuple à ne plus trouver de motifs d’espoir du côté des partis censés le représenter, donc à se détourner davantage de la politique. C’est diviser la gauche et l’amener inexorablement à des défaites similaires à celle qu’a subie l’Italie progressiste face à Berlusconi. Il n’y a donc pas à hésiter un seul instant à agir, fût-ce sur des objectifs partiels, en compagnie de l’ensemble des forces qui croient encore que le clivage entre gauche et droite ne saurait être transgressé, sauf à laisser s’accomplir des régressions à tout point de vue calamiteuses. Il en existe au Parti socialiste… Et si l’essentiel du parti des Verts se trouvait également de ce côté de la frontière qui traverse la gauche, à l’inverse d’un Cohn-Bendit qui déclare dépassées les vieilles conflictualités sociales et politiques, on ne pourrait que s’en féliciter…
Faire bouger les lignes
Cela n’épuise pas pour autant notre tâche. Il ne s’agit, en effet, pas seulement d’empêcher la gauche d’aller jusqu’au bout d’un naufrage historique, mais de lui redonner un ancrage véritablement à gauche. L’ouverture au centre signe la mutation « démocrate » en cours, mais elle n’est pas responsable en soi du renoncement des dirigeants socialistes à la contestation de l’ordre dominant. Jetons un coup d’œil dans le rétroviseur. Ce n’est pas à la présence, toute symbolique, de quelques transfuges du camp conservateur dans les gouvernements de François Mitterrand que l’on aura dû la soumission de la principale composante de la gauche aux dogmes de la compétitivité, de la déréglementation et de la baisse à tout prix du coût du travail pour satisfaire au principe de ”« rentabilité maximale pour l’actionnaire »”. Plus près de nous, il ne fut pas besoin de ministres centristes pour que Lionel Jospin et son gouvernement de « gauche plurielle » privatisent plus que tous leurs prédécesseurs de droite réunis, qu’ils accentuent la flexibilité du travail et qu’ils abdiquent lamentablement devant la stratégie dite de Lisbonne au prix de la casse des services publics.
Notre défi premier reste, par conséquent, de bousculer les équilibres, de changer le centre de gravité de la gauche en y mettant en échec les tenants de l’adaptation au libéral-capitalisme et en y rendant dominante une orientation déterminée de changement social. Le problème est, à cet égard, moins de se retrouver devant le Parti socialiste, s’il faut pour cela conclure des accords avec des formations se distinguant par une démarche fort différente de la nôtre (par exemple, en l’état actuel, avec Europe écologie ou le parti des Verts), que de faire bouger les lignes à l’intérieur de toute la gauche, grâce au rassemblement de l’ensemble des partisans d’une action vraiment à gauche.
Telle est la stratégie du Front de gauche. Non pas s’enfermer dans une attitude qui apparaîtrait antisocialiste par principe, et qui confinerait vite, pour ce motif, à l’impuissance, à moins qu’elle ne débouche sur de pures manœuvres tacticiennes. Mais porter le combat au cœur de la gauche, jusque dans la direction des secteurs de l’électorat et de l’aire militante socialistes ou écologistes que les dérives actuelles révulsent. La déclaration du 28 octobre résume parfaitement cette volonté à propos des élections régionales : ”« Nous voulons mettre la dynamique du Front de gauche au service du rassemblement unitaire de toutes les forces et plus globalement de toutes les citoyennes et les citoyens et les acteurs du mouvement social qui aspirent à rendre majoritaire une alternative à la logique du système capitaliste, du libéralisme et des modèles productivistes. »” Et d’ajouter que les listes qui seront présentées dans une majorité de régions pour le premier tour ”« répondront à trois objectifs indissociables : changer les rapports de force à gauche en faveur de la ligne de transformation sociale, battre la droite et rassembler une majorité autour d’un projet vraiment alternatif à la logique du système qui est en crise. »”
L’enjeu… écologiste
Voilà qui me ramène au point par lequel j’avais commencé : la proposition adressée par Jean-Luc Mélenchon aux Verts. Indiscutablement, ce qui se passe dans cette famille politique représente un enjeu décisif à l’heure où se manifeste une conscience grandissante du caractère dévastateur des choix économiques imposés à la planète. En France, autant que dans le reste de l’Europe, l’écologie politique a subi le même processus d’adaptation aux nouvelles règles du système que la social-démocratie. Au point qu’une de ses ailes se fasse dorénavant l’apôtre d’un capitalisme vert, lequel n’est qu’une des portes de sortie de crise imaginée par une fraction substantielle des élites mondiales. Certains théorisent, dans la foulée, la réorganisation au centre du jeu politique hexagonal, et ils se retrouvent parmi les premiers détracteurs d’une visée de rupture anticapitaliste et antilibérale. Il n’empêche que, dans le même temps, l’état lamentable de la gauche et nos propres lenteurs à y opposer une alternative ont permis à une construction aussi hétéroclite qu’Europe écologie de « ratisser large », de groupes militants ou de personnalités aux convictions de gauche incontestables, jusqu’à des écolos-libéraux.
Aussi importe-t-il d’aider à dissiper au plus vite les brumes de l’illusion d’un renouveau de l’offre politique qui nous ramène, en réalité, aux vieilles recettes des ententes contre-nature avec une aile de la droite. Pour y parvenir, il n’est d’autre méthode que la confrontation publique, à partir des programmes en présence et au regard des urgences pratiques du moment, y compris l’urgence d’un nouveau modèle de développement, écologiquement soutenable. Celui-ci ne saurait se concilier avec les processus de valorisation du capital, lesquels impliquent nécessairement productivisme et marchandisation de tout ce qui peut représenter une source de profit.
Ce qui vient souligner une autre évidence : le parti de Verts est tout autant en proie aux tentations du renoncement que la coalition dont Cohn-Bendit a porté les couleurs aux européennes. Certes, nombre de ses militants et responsables demeurent fidèles à une écologie populaire et sociale. Ils s’avèrent aux antipodes des velléités actuelles de recentrer le jeu politique. Sauf que… La majorité de ses cadres dirigeants a, en son temps, dit « oui » au traité constitutionnel européen, contrairement à l’électorat écologiste. Les mêmes ont laissé ratifier le traité de Lisbonne au Congrès de Versailles. Nombre d’entre eux adhèrent à la perspective d’une alliance avec le Modem, et le parti s’est en tant que tel rallié à la levée d’une taxe carbone pénalisante pour les populations, plutôt que d’oser défendre l’imposition des firmes polluantes comme Total.
Je trouve, pour cette raison, un peu hasardeuse l’hypothèse avancée par Jean-Luc Mélenchon sur son blog. Les tentatives de passer en tête de la gauche grâce à l’union de toute ”« l’autre gauche »” ont échoué, écrit-il en substance ; dès lors, ”« à cette heure, il ne reste plus qu’un seul partenaire potentiel possible pour le Front de gauche s’il veut bloquer concrètement le recentrage de la gauche. Et c’est le parti Vert. Qu’il ne faut pas confondre avec Europe écologie. »” Ce serait vrai si, globalement, lesdits Verts se situaient sur une ligne de rupture qui les rapproche de notre propre projet, et que seules des divergences d’opportunité ou de détail les séparaient du Front de gauche. Ce n’est, hélas, pas le cas. J’en tire, pour ma part, la conclusion que, s’agissant des écolos aussi, il faut faire bouger les lignes, aider au surgissement d’un courant qui conjugue réponse à l’urgence sociale et nouveau type de développement, économe des ressources de l’humanité.
La route de la reconstruction d’une gauche authentiquement orientée à gauche est longue et parsemée de difficultés. Les rendez-vous électoraux qui la jalonnent, s’ils requièrent des alliances et des compromis, n’en doivent pas moins être abordés en fonction de la seule direction que nous indique notre boussole stratégique…