Salut, Daniel

Il est des disparitions qui nous laissent à ce point assommés qu’il faut du temps pour mesurer le vide laissé par celui ou celle qui nous quitte. La mort de Daniel Bensaïd, ce 12 janvier, est de celles-là…

Une page se tourne, disais-je avec tristesse à une amie journaliste qui m’informait de ce décès. Quoique l’on ait su Daniel malade depuis de nombreuses années, et quoique nous ayons appris tout récemment qu’il fallait à brève échéance redouter une issue fatale, j’aurai eu besoin, pour cette raison, de temps pour digérer la nouvelle et rendre, à mon tour, hommage au militant et penseur croisé et côtoyé tant d’années durant.

Produit de la radicalisation étudiante des années soixante, fondateur de la Jeunesse communiste révolutionnaire puis de la Ligue communiste (en compagnie d’Alain Krivine, Henri Weber, Gérard Filoche, Janette Habel ou Jean-Pierre Beauvais, disparu lui-même au mois de décembre), dirigeant de la LCR et plume régulière de ”Rouge”, l’un des principaux animateurs du bureau du secrétariat unifié de la IV° Internationale jusqu’à ce qu’il décidât de se consacrer prioritairement à la production intellectuelle et au travail théorique (sans pour autant renoncer à l’action militante), Bensaïd restera associé, dans nos mémoires, à la haute figure du lutteur infatigable. Du genre de ceux qui ne se résignent jamais aux effets de mode, aux retournements de vestes et aux postures modernistes recouvrant le mol accommodement à un ordre social sans cesse plus inégalitaire. On se souvient encore du pamphlet enlevé au moyen duquel il mit littéralement en pièces le dernier produit « théorique » de Bernard-Henri Lévy, ”Ce grand cadavre à la renverse”. Dans le récit attachant de son propre parcours, ”Une lente impatience”, il écrivait avec justesse : ”« Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut en revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force aveugle des choses. »”

Des résistances au communisme

Daniel eut aussi, jusqu’à son dernier souffle, la visée communiste chevillée au corps. Celle, plus précisément, qui se revendiquait de l’héritage de l’Opposition de gauche au stalinisme… Beaucoup de ceux qui saluent aujourd’hui la fulgurance de sa pensée, sa curiosité intellectuelle, son éclectisme culturel, sa passion du débat jusque dans l’usage où il excellait de la polémique, oublièrent le plus souvent, de son vivant, la nouveauté de la relecture à laquelle il se livra de l’œuvre de Marx. Ce Marx ”« intempestif »” (titre de l’un de ses travaux cardinaux, paru en 1995), qu’il entreprit de dépoussiérer et de délivrer des scléroses scolastiques et des caricatures. ”« Taupe marxienne creusant les galeries de l’imprévu et de l’inconnu »”, vient d’écrire Edwy Plenel dans le bel article qu’il lui consacre dans ”Mediapart”… Bien vu !

L’exercice de l’éloge ”post mortem” étant d’ordinaire synonyme de révision de la réalité et de ses inévitables contrastes, je m’en voudrais d’y céder ici. Je n’hésiterai donc pas à dire que le bilan de l’action du dirigeant politique s’avère, à mes yeux, bien plus contradictoire. À la tête de la toute jeune – et peu implantée socialement – Ligue communiste, Daniel fut pour beaucoup dans les travers gauchistes, les pulsions sectaires récurrentes ou une tendance certaine à l’enclavement groupusculaire de la formation la plus ouverte de l’extrême gauche française.

Certes, à lui comme aux autres fondateurs de la Ligue, on doit la compréhension de l’apport des nouveaux mouvements sociaux au combat pour l’émancipation, l’engagement sans réserves dogmatiques dans le soutien aux luttes de libération et aux mobilisations antibureaucratiques à l’Est, l’intérêt sans cesse renouvelé pour les nouvelles expériences révolutionnaires même lorsqu’elles contrariaient les schémas de « l’orthodoxie » trotskyste, une attention de tous les instants aux bifurcations de l’histoire et aux changements de période.

Les erreurs de l’après-68

Mais, illusions juvéniles ou empressement à hâter le cours des événements, il fut tout aussi prompt aux théorisations hasardeuses. Décrétant, par exemple, au lendemain de Mai 68, que ”« l’histoire nous mordait la nuque »”. Considérant que le schéma de l’Octobre russe continuait d’être une boussole stratégique, y compris dans la seconde partie du XX° siècle. Pensant que la formation d’un noyau préparé aux chocs attendus avec les classes possédantes autorisait à contourner l’exigence d’unité dans le mouvement ouvrier et dans le syndicalisme. Assénant que l’on pouvait, en vertu d’un « ultraléninisme » formulé pour la circonstance (et d’ailleurs plutôt méconnaissant de la pensée du leader bolchevique), s’aventurer dans les aventures du guérillérisme (notamment en Amérique latine) ou de la constitution de syndicats rouges. Croyant que la radicalisation espérée des masses permettait d’ignorer bien des leçons de l’histoire de la gauche autant que l’importance des questions démocratiques et institutionnelles dans l’affirmation d’une organisation révolutionnaire soucieuse de s’implanter dans la réalité du pays.

Des erreurs qui imprégnèrent leur marque à la manière dont la section française de la IV° Internationale conçut son combat politique jusqu’à une date récente, au prix d’une restriction de l’espace qu’elle eût pu occuper dans la gauche, en se dotant d’une tout autre orientation, lorsque par exemple le Programme commun captait dans la société l’attente du débouché politique qui avait fait défaut durant la grève générale de 1968. Le changement d’époque ouvert par les années 1990, avec l’essor de la contre-révolution libérale conjuguée à l’effondrement des régimes staliniens et à la conversion de la social-démocratie à l’accompagnement du nouvel âge du capitalisme, vit toutefois Daniel défendre la nécessité d’un retour sur l’expérience du “court XX° siècle”, ainsi que d’une refondation programmatique et stratégique. La perspective était désormais celle de nouveaux « partis larges », rassemblant l’ensemble des forces acquises à la rupture avec le système, sans autre préalable qu’un accord sur l’appréciation des grands enjeux et sur les tâches en découlant. Il fut en ce sens le principal rédacteur du manifeste ”À la gauche du possible”, adopté par le congrès de 1991 de la LCR. Je continue, pour ma part, à me référer à cet important document.

Cela dit, sûrement vécu par beaucoup comme un simple ajustement tactique requis par un reflux généralisé des luttes de classe, le tournant fut de courte durée. Dès les premiers succès recueillis par Olivier Besancenot aux élections présidentielles de 2002 et 2007, puis à l’occasion du processus de constitution du Nouveau Parti anticapitaliste, on assista au grand retour du refoulé gauchiste de l’après-68. Un retour auquel Daniel contribua, prêtant sa plume à cette théorisation hâtive selon laquelle le nouveau parti pouvait, à lui seul, rouvrir le chemin d’une alternative sans avoir besoin de travailler à faire bouger les lignes à l’intérieur de la gauche, donc en faisant l’économie du rassemblement de toutes les forces antilibérales et anticapitalistes pour y conquérir la majorité.

Sur la politique, donc, nos chemins auront plus d’une fois divergé. C’est néanmoins la rectitude d’un parcours et la résistance inébranlable à « l’air du temps » qui demeureront la marque d’une vie. Nous avons perdu l’un de nos plus éminents camarades de combat. Salut, Daniel !

Christian_Picquet

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