La crise revient… par la Grèce

Combien de fois l’aurons-nous répété, mes camarades porte-parole du Front de gauche et moi-même, cette dernière année, contredisant les annonces rassurantes – pour ne pas dire euphorisantes – de nos gouvernants : la crise n’est pas terminée. Loin de là ! La tourmente angoissante dans laquelle se trouvent, l’un après l’autre, emportés la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, celles qui menacent à présent l’Irlande voire l’Italie, sans même parler de la France dont chacun sent bien qu’elle n’est plus à l’abri de la contagion, en apportent l’impitoyable confirmation. Voilà que des pays entiers plongent dans le chaos et le désastre social, tandis que l’Union européenne se retrouve face à des contradictions si profondes que personne n’exclut désormais plus son implosion.

À l’origine de ce maelström, la dette des pays évoqués à l’instant. Des États au seuil de la faillite, nous dit-on du côté des pères-la-rigueur qui pullulent ces temps-ci à la Commission de Bruxelles, à la Banque centrale européenne ou au Fonds monétaire international. Rendez-vous compte, 300 millions d’euros au total pour la Grèce ! Près de 14% du produit intérieur brut national ! Des chiffres qui, sans doute, donneront le tournis à quiconque a du mal à boucler ses fins de mois, mais qui mériteraient d’être immédiatement comparés au 200% que représente la dette du Japon rapportée au PIB du pays, ou aux 14% du déficit américain. Dans les deux cas, le verdict des « agences de notation » ne provoquent pas le moindre mouvement de panique à la Bourse… Cherchez l’erreur !

Au paroxysme de l’absurde !

La dette… Cette dette dont on nous rebat les oreilles à longueur de bulletins d’information a une déjà fort longue histoire. Qui débute avec la vague libérale des trois dernières décennies du XX° siècle, celle qui vit brutalement diminuer la part de la richesse redistribuée en salaires dans les pays de l’OCDE et le recours à l’endettement, privé puis public, devenir parallèlement un moyen de soutenir la consommation. Et qui prit les proportions que l’on sait dès lors que les États se trouvèrent contraints de voler au secours des banques pour les sauver de la faillite dont les menaçait leur folie spéculative.

Autrement dit, c’est tout un système, cet ordre libéral au service d’un capitalisme à la voracité sans limites, qui sera allé au bout de l’absurdité de son fonctionnement. Sans pour autant modérer les appétits effrénés de ce qu’il est convenu d’appeler anonymement les marchés financiers et qui recouvre, en réalité, ces grandes banques mondiales et fonds d’investissement ayant pignon sur rue. À peine le spectre du krach de 2008 s’était-il éloigné que ceux-ci recommençaient à faire exactement comme auparavant. Jusqu’à jouer l’éclatement de la zone euro et à faire de la dette des pays les plus fragilisés de celle-ci une source de nouveaux rapports juteux. Et voilà comment les taux de la dette grecque – pour commencer par elle – se seront mis à flamber, comment les Grecs se seront vus obligés d’en appeler à l’aide de l’Union européenne et du FMI pour assurer le remboursement de neuf milliards d’euros dès cette mi-mai, comment lesdites institutions auront totalement abdiqué devant une finance prédatrice au mépris de leurs propres discours d’hier sur la nécessaire moralisation du capitalisme, comment tout un peuple aura été enjoint (dans les termes les plus grossiers et insultants) d’accepter un énième tour de vis les plaçant sous les fourches caudines de ceux qui l’avaient déjà saigné à blanc.

Un programme d’urgence

La gravité de la conjoncture commanderait, du moins à une Europe soucieuse de l’intérêt général de ses peuples, de prendre des dispositions d’urgence. En contrecarrant la spéculation au moyen de l’instauration d’une taxe sur les transactions financières et en osant se poser la question de l’interdiction du marché des Credit Default Swaps, où se mènent les opérations sur les titres de la dette publique. En faisant de la Banque centrale européenne l’unique instance habilitée à financer l’endettement des États et en lui imposant de le faire aux taux les plus bas. En substituant le principe d’harmonisation sociale et fiscale par le haut à la règle de la ”« concurrence non faussée »”, ce qui exigerait en premier lieu la création d’un fonds européen abondé par une taxation unifiée du capital. En favorisant une politique de relance, grâce à la création d’emplois socialement et écologiquement utiles, au lancement de programmes d’investissement coordonnés, et à l’instauration de normes sociales et environnementales communes. En clair, il conviendrait d’emprunter sans délai un chemin allant exactement à l’opposé du traité de Lisbonne.

Au lieu de quoi, on voit la BCE, après avoir refinancé les banques à 1%, accepter que celles-ci fassent littéralement la culbute en prêtant à la Grèce à des taux de 11 ou 18%. On voit les dirigeants européens proclamer, à l’instar de Madame Lagarde, qu’ils ne feraient preuve d’aucune ”« complaisance avec la Grèce »”, consentant à ce pays des prêts d’usuriers et proclamant avec un cynisme tranquille que cela ferait rentrer des centaines de millions dans leurs escarcelles. On voit les mêmes exiger que ce fussent les peuples, et non les spéculateurs, qui acquittent la facture d’une dérive dans laquelle ils ne portent pas la moindre responsabilité, en acceptant une baisse massive des salaires et des pensions, la réduction scélérate des droits des salariés, de nouveaux démantèlement des entreprises publiques, des coupes claires dans les dépenses de santé ou d’éducation.

Le plus impressionnant est probablement que cette accélération mène ses artisans à leur propre perte. Comme le souligne l’ami Michel Husson, dans un papier récemment consacré à la crise grecque (et auquel j’ai emprunté certaines des propositions ci-dessus), la crise n’aura fait que creuser davantage la fracture traversant la communauté des Vingt-Sept. Si Angela Merkel a si longtemps refusé de sauver Athènes d’un désastre pourtant imminent, c’est moins par souci d’incarner une rigueur toute germanique, que par résolution à exprimer les vues et intérêts des pays affichant des déficits modérés tout en conservant des excédents commerciaux importants (outre l’Allemagne, cela concerne les Pays-Bas ou encore l’Autriche). Cela dit, en refusant de déroger aux règles du Pacte de stabilité, et en allant jusqu’à envisager de sortir un pays comme la Grèce de la zone euro, elle et ses semblables créent les conditions d’une nouvelle et brutale récession, laquelle ne tardera pas à revenir en boomerang outre-Rhin, sous la forme d’une perte importante des débouchés des firmes allemandes sur le continent. Ce petit jeu risque, au demeurant, d’enclencher un mécanisme imprévisible, s’il venait à disloquer l’Union et à favoriser des replis nationaux en chaîne. Nul ne sait alors où cette spirale pourrait mener…

Épreuve de vérité pour la social-démocratie

De cette démonstration à grande échelle, on ne saurait enfin négliger l’un des traits les plus marquants. Les entreprises d’ajustement structurel des pays en proie à l’offensive spéculative des marchés (on se doit de parler en ces termes, tant les politiques imposées aux populations ressemblent à celles que l’on appliqua, en d’autres temps, en ces laboratoires qu’étaient l’Amérique latine ou le tiers monde) se voient mises en œuvre par des figures de premier plan de la social-démocratie européenne.

Dominique Strauss-Kahn, qui se targue d’être le grand réformateur du FMI et qui se montre tenté d’en faire l’argument massue de sa candidature à la future présidentielle française, va jusqu’à oser déclarer : ”« Les Grecs doivent faire des sacrifices douloureux. Il faut aider les Grecs à redresser leur économie et le plus tôt sera le mieux. »” Monsieur Papandreou, président en titre de l’Internationale socialiste et chef du gouvernement grec, apparaît bien décidé à obtempérer et à mettre en œuvre le troisième plan de rigueur que son pays a connu depuis six mois, même si les travailleurs doivent le payer d’une forte augmentation de la TVA, de l’allongement à 67 ans de l’âge du départ en retraite, de la suppression des treizième et quatorzième mois des agents du secteur public (ce qui s’apparente à la suppression de leurs congés payés). José Socrates, chef socialiste du cabinet portugais, n’hésite pas pour sa part à conclure un pacte avec son opposition de droite, afin de ”« promouvoir la compétitivité de l’économie »”, d’imposer le gel des salaires dans la fonction publique et l’allongement de l’âge du départ à la retraite, d’organiser la privatisation de secteurs tels que La Poste, l’aéronautique, les chemins de fer ou l’énergie. José-Luis Zapatero s’avère sur la même longueur d’ondes et sa vice-présidente, Maria Teresa Fernandez de la Vega, d’adresser ce qu’elle appelle ”« un message de tranquillité aux marchés »” : ”« Nous avons un plan très sérieux de consolidation fiscale et de réduction du déficit pour le ramener à 3% en 2013. Nous avons adopté un plan d’austérité, nous avons mis en marche une réforme du marché du travail. Nous sommes en train d’adopter toutes les mesures pour tenir nos engagements. »” Clair et sans détours… Quand donc Pascal Lamy viendra-t-il se joindre à ce triste chœur ?

On attend des dirigeants de notre Parti socialiste, qui se piquent ces temps-ci de vouloir renouer avec la ”« radicalité »” (selon les termes mêmes de Pierre Moscovici), qu’ils fassent connaître leur opinion sur un processus qui est en train de plonger plusieurs pays, à commencer par la Grèce, dans des crises sociales et politiques d’immense ampleur. Sinon, comment croire en la sincérité de leur volonté annoncée d’opposer au sarkozysme un ”« nouveau modèle économique, social et écologique »” ? La déferlante spéculative en cours et la remise en marche de la spirale libérale sont, à cet égard, un fantastique détecteur de mensonges et d’illusions. Le Pasok grec, on s’en souvient, dut sa récente victoire sur les conservateurs à la très nette inflexion à gauche de ses déclarations d’intention. On a vu ce qu’il en demeurait à l’épreuve de la pression de la finance. Dans ”l’Humanité” de ce 30 avril, l’économiste Liêm Hoanh-Ngoc, député socialiste européen proche de Benoît Hamon et Henri Emmanuelli, sent bien la difficulté et il dénonce à juste titre le caractère ”« suicidaire »” de ”« la politique de la Commission et du Conseil »”. Mais il botte en touche lorsqu’il attribue ladite politique ”« à des gouvernements de droite »” et lorsqu’il loue l’appel du président du Parti socialiste européen, Poul Rasmussen, à décréter ”« un moratoire sur le pacte de stabilité pour permettre aux différents États membres de sortir du chômage »”. La majorité de la direction de la rue de Solferino ne pourra longtemps pratiquer cet art de l’esquive.

Du moment crucial dans lequel nous entrons, il est permis de tirer quatre leçons essentielles. Un, que la faillite avérée du système et les menaces qu’elle recèle, y compris pour le devenir de l’Europe, appellent une alternative ne se dérobant pas à la confrontation avec les logiques dominantes. Deux, qu’il y a plus que jamais un immense besoin d’une gauche qui ne se contente pas d’adapter son vocabulaire, mais s’identifie par le changement de logiciel dont elle se montre capable. Trois, que le combat qu’il va nous falloir livrer ici contre l’austérité et la mise en charpie de la retraite par répartition se prolongera très naturellement du soutien qu’il importe d’apporter aux peuples grec, espagnol et portugais. Quatre, que l’heure a de nouveau sonné d’une grande bataille d’opinion pour une autre Europe. Ce sera aussi l’un des enjeux de ce Premier Mai et c’est la raison pour laquelle nous devons y être particulièrement nombreux !

Christian_Picquet

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