Morale et politique
Rien n’y fait. Rien n’y fera. Ni la torpeur estivale, ni le Tour de France, ni même l’indignation suscitée par l’exécution d’un otage français capturé au Sahel par Al-Qaida au Maghreb islamique (événement à propos duquel, soit dit en passant, il serait urgent d’éclaircir le comportement des autorités françaises au plus haut niveau, à commencer par les motivations du récent raid manqué contre une base de l’organisation terroriste au Mali, laquelle est peut être à l’origine de la mort de Michel Germaneau). De révélations à rebondissements en perquisitions ou auditions nouvelles, l’« affaire Woerth-Bettencourt », ainsi qu’il est dorénavant convenu de désigner ce scandale détonnant, n’est pas près de retomber, tous les commentateurs s’accordent à présent sur cette conclusion. C’est sans doute qu’elle représente un incroyable miroir. Où se reflètent les crises enchevêtrées qui assaillent la société française et en transforment insidieusement la réalité : de l’autorité des gouvernants, réduite à une peau de chagrin ; du rapport des citoyens à la représentation politique, phénomène considérablement accéléré par l’exaspération d’un corps social subissant les retombées calamiteuses des entreprises spéculatives de la finance mondialisée ; d’un État dont la contre-révolution sarkozyenne entend bouleverser les structures, recomposer le personnel et changer la relation à l’économie, afin d’en finir avec une « exception » républicaine depuis toujours honnie par la grande bourgeoisie ; d’institutions dont l’hyper-présidentialisme a poussé toutes les dérives à leur paroxysme, sans qu’elles eussent pour autant été dotées de nouveaux fondements juridiques ; de la justice, enfin, dont l’autonomisation des dernières années aura répondu à la perte de légitimité des autres appareils étatiques, sans qu’elle disposât de l’indépendance garantie qui lui permettrait de résister aux pressions du pouvoir…
Dans la mesure où c’est un pareil faisceau de contradictions qui explose sous nos yeux, à l’occasion d’une même séquence politique au demeurant, rien ne pourra plus arrêter la machine infernale qui déstabilise la droite UMP. Avec des conséquences dont Marcel Gauchet disait à juste titre, dans ”Le Monde” des 18 et 19 juillet, que l’on ne pouvait en imaginer l’ampleur, la seule certitude étant que, désormais, ”« tout prend en masse, de la nuit du Fouquet’s aux diverses affaires »”. Du coup, devant une situation devenue si explosive qu’il n’est pas absurde d’imaginer que le discrédit des élites (comme de tout ce qui leur serait assimilé) pourrait aller jusqu’à un authentique tsunami politique, la tentation se révèle forte de faire de la « morale » le nouvel axe structurant des confrontations hexagonales.
Ce sont l’éditorial de Joseph Macé-Scaron, dans ”Marianne” du 17 juillet, et la chronique de Claude Askolovitch, dans le ”Journal du dimanche” sorti à la même date, qui auront récemment attiré mon attention sur ce point. Le premier, considérant que ”« le soupçon est partout »” sans que la gauche en ait ”« pris conscience »” et écrivant que ”« c’est surtout le cas d’Eva Joly qui propose à tous ceux qui sont écoeurés par les affaires une offre politique bien plus cohérente que celle de Marine Le Pen »”, le second se situant exactement dans le même registre, pour en conclure que ”« ce n’est pas Marine Le Pen qui l’emportera mais Eva Joly ou tout démocrate qui dénoncera le système au nom d’une République irréprochable »”. Voilà donc, par un prisme inattendu, le retour du tropisme de la construction d’un « pôle démocrate » au centre de l’échiquier partisan. Ce n’est pas un hasard si, hors du tête-à-tête UMP-PS et devant le risque de voir le Front national profiter d’une atmosphère singulièrement empuantie, on braque les projecteurs sur la figure de l’ancienne magistrate du pôle financier, laquelle incarne pour la prochaine présidentielle l’orientation défendue par Daniel Cohn-Bendit dans Europe écologie. Entre tentation du « moindre mal » pour renvoyer Nicolas Sarkozy au pantouflage chez ses amis multimilliardaires et théorisation du caractère dépassé des clivages traditionnels, un piège mortel peut ainsi venir, demain, broyer une grande partie de la gauche.
L’exigence éthique a toujours un contenu
Bien sûr, il ne saurait être question d’ignorer l’importance de l’exigence éthique en politique et l’aspiration qu’elle soulève parmi les citoyens. Après tout, les hommes des Lumières, ces précurseurs de la démocratie moderne, avaient fait de la vertu la dimension cardinale de leur pensée, un ”« tic »” disait même Diderot. Avec Montesquieu, il fut également établi que le pouvoir (quel qu’il soit) était naturellement générateur d’abus s’il ne se trouvait pas équilibré par des garde-fous. Les constituants révolutionnaires avaient, pour leur part, dans la définition du rapport des gouvernés aux gouvernants, manifesté leur extrême préoccupation égalitaire, à l’image d’un Talien faisant rejeter, en septembre 1792, l’idée que le président de la France fût logé dans un palais national, par ces mots d’une actualité remarquable : ”« Le président de la Convention est un simple citoyen ; si on veut lui parler, on ira le chercher au troisième ou au cinquième étage ; c’est là que loge la vertu. »” Engels, comme d’ailleurs les précurseurs du mouvement ouvrier contemporain, soulignait dans ”l’Anti-Dühring” qu’une ”« morale réellement humaine »” se situait aux fondements du communisme, et Jaurès entamait son parcours intellectuel en posant comme postulat que ”« le socialisme est en lui-même une morale »”.
Sauf que… jamais ces considérants n’auront été, chez ceux qui les énonçaient, déconnectés des enjeux politiques fondamentaux comme des projets de société qui les inspiraient. Qu’il s’agisse de la lutte contre le despotisme, chez les théoriciens de la Raison. De la primauté conférée, par la Grande Révolution, à la volonté générale contre la légitimité naturelle née des privilèges, ce que Robespierre motivait en ces termes : ”« Quelle vertu, quel bonheur peuvent exister dans un pays où une classe d’individus peut dévorer la substance de plusieurs millions d’hommes ? »” De la visée d’émancipation humaine, qui conduisait Jaurès à charger sa profonde vision morale d’un contenu de classe des plus précis : ”« Le travailleur, en se dévouant à lui-même, s’oublie lui-même pour le travail. Le capitaliste ne s’oublie jamais lui-même pour le capital. Et les capitalistes auront beau se former en corps d’armée : le prolétariat, à mesure qu’il entrera au socialisme, leur opposera une homogénéité morale bien plus forte. »”
On me pardonnera ce détour par l’histoire des idées, mais il ne me semble pas inutile de revenir sur cette dernière en un temps où la dépolitisation du débat public, délibérément recherchée par les néolibéraux, requiert la destruction de toute mémoire citoyenne et sociale. Non sans effet, on le perçoit chaque jour, sur une gauche travaillée par la volonté de certains de rompre avec l’héritage des combats du passé pour un autre ordre du monde. Tout récemment, je l’ai encore constaté avec affliction : c’était lors de l’échange sur la contre-réforme des collectivités territoriales au conseil régional de Midi-Pyrénées (voir la note précédente concernant ce débat) et, s’exprimant après moi, le chef de file d’Europe écologie y prétendit, contre toute réalité, que la gauche avait toujours été girondine tandis que la droite… se confondait avec le jacobinisme. Je reviendrai prochainement sur le sujet, car je viens à peine de prendre connaissance du projet adopté, le 1er juillet, par le Conseil supérieur de l’éducation s’agissant du programme d’histoire en classe de première : l’ensemble de sa dimension sociale en sort amputée !
À crise globale… réponse d’ensemble
Retour au présent… Autrement dit, aux délices du sarkozysme mis en pratique… En l’occurrence, c’est encore Marcel Gauchet qui aura le mieux résumé la nature de la phase d’instabilité globale que nous vivons : ”« Elle me semble marquer l’arrivée de la facture de la crise. C’est ce qui explique son retentissement. La crise prend complètement à contre-pied le dispositif politique de Sarkozy, à savoir le projet de banalisation libérale de la France, pour sortir d’une exception jugée dommageable par les élites. »” Je ne compte pas au nombre des adulateurs d’un philosophe s’employant depuis des années à normaliser la gauche afin de la faire entrer dans le moule d’une certaine pensée unique. Pour le coup, il me paraît cependant avoir raison. Auquel cas, la convocation de la seule morale ou l’invocation de la fameuse ”« République irréprochable »” seront d’un bien piètre secours pour apporter une réponse à la hauteur du problème posé.
La corruption, la collusion entre élites politiques et monde des affaires ne date évidemment pas d’aujourd’hui. On se souvient de l’essai d’Yves Mény, au début des années 1990. Il s’intitulait : ”La Corruption de la République”. La V° République, à travers l’hypercentralisation des pouvoirs au sommet de l’État, à travers aussi l’opacité à l’abri de laquelle agit une haute technocratie n’ayant jamais de comptes à rendre au peuple et à ses représentants, leur aura octroyé une nouvelle dimension. Par la suite, la révolution libérale déferlant sur la planète, dans sa célébration permanente du culte de l’argent facile autant que dans son intention affichée de réduire la sphère de l’État afin de lever toute limite à la liberté d’action du capital, aura fini de pulvériser la frontière ténue distinguant, théoriquement et juridiquement, la puissance publique de l’univers du privé. Ce qui explique, par-delà les alternances successives, et dès lors que le Parti socialiste renonça à contester les règles du nouvel ordre économique, que toutes les équipes gouvernantes aient sombré dans le même type de tripatouillages. ”« La confusion des pouvoirs produit les conflits d’intérêts »”, peut à juste titre écrire, ces jours-ci, l’universitaire Mény…
Avec Nicolas Sarkozy, mais la réalité est à peu près identique dans cette Italie tombée sous la férule de Berlusconi, nous assistons à la théorisation d’un rapport particulier du politique aux marchés. Celle-ci rend parfaitement compte des comportements d’une droite… nouvelle à plus d’un titre. Pierre Musso (in ”Le Sarkoberlusconisme”, éditions de L’Aube, 2008) s’est livré à l’instructive comparaison des régimes italien et français. Il écrit : ”« Avec Berlusconi, l’entreprise est devenue un parti, avant de s’identifier à la patrie. Il a même proposé de constitutionnaliser la liberté absolue de l’entreprise et de mettre fin au” Welfare State. ”Si la société est un marché, alors l’Italie sera une firme et devra être organisée comme telle. Une République d’actionnaires, un État entreprise, et un président entrepreneur, telle est la ¨Cité idéale¨ rêvée par Silvio Berlusconi qui avait prédit :” ¨Je sera le PDG de l’Italie.¨ ”Nicolas Sarkozy s’inspire fortement de cette conception. Ainsi, c’est dans une nouvelle dialectique État-entreprise que se forge le sarkoberlusconisme. L’esprit d’entreprise et le dogme de l’efficacité s’imposent à l’État envahi par les concepts et les méthodes du management. Pour parvenir à contester l’hégémonie de l’État dans la société contemporaine, il faut lui opposer d’autres forces idéologiques puissantes dont celle de la grande entreprise. »”
Tout est dit. Dans de pareilles conditions, on comprend que, pour ceux qui viennent d’accéder aux lambris ministériels, il ne puisse exister ni « conflit d’intérêts », ni « confusion des genres » lorsqu’ils instaurent une fiscalité outrageusement favorables aux plus puissants, lorsqu’ils créent des « premiers cercles » où se sélectionnent les véritables maîtres du pays (que ne sont plus qu’en apparence les élus du Palais-Bourbon), lorsque dans les mêmes dîners en ville – où l’on s’échange les services – se côtoient actionnaires, magnats de la finance et éminences gouvernementales. À ceci près que ce système, qui paraissait avoir le vent en poupe lorsque le sarkoberlusconisme s’imposa de part et d’autre des Alpes… aura pris un sérieux coup dans l’aile avec la crise de 2008. Et que le crédit dont jouissent les pouvoirs établis pour défendre leur vision d’une société où tout procède des marchés et des possédants se trouve pratiquement réduit à néant. Notre petit monarque élyséen en aura fait la cuisante expérience avec le « flop » de sa prestation télévisuelle du 12 juillet.
Traiter le mal à la racine
Voilà bien la raison pour laquelle on ne saurait ni se contenter de dispositions cosmétiques bien incapables de remédier aux turpitudes étalées ces dernières semaines, ni se borner à en appeler aux valeurs.
Si l’on veut en finir avec ce que la ”novlangue” libérale nomme « gouvernance », c’est une impérieuse nécessité que de porter le fer en son cœur même. Par la remise en cause du dogme de la concurrence sans entrave et de la liberté absolue de circulation des capitaux. Par la lutte effective contre les paradis fiscaux et une redistribution radicale des richesses, laquelle suppose le retour à une imposition fortement progressive, la réelle mise à contribution du capital et la taxation des transactions financières. Par une refondation républicaine, qui implique non seulement de mettre un terme à la ”« République des actionnaires »” et de lui substituer une VI° République citoyenne et sociale, mais qui exige également de restaurer les outils d’intervention de la puissance publique sur la marche de l’économie, donc de constituer ce grand pôle public bancaire pour lequel milite le Front de gauche et de rebâtir un service public très largement étendu. Par l’instauration, dans le cadre de ces nouvelles institutions, de mécanismes mettant fin à l’inféodation de la politique par l’argent, conférant aux populations et aux élus des moyens authentiques de contrôler l’utilisation des deniers de la collectivité et l’attribution des marchés publics, procédant à la refonte complète de la machine judiciaire afin que fût enfin assurée la séparation des pouvoirs, respecté le principe d’impartialité et démocratiquement contrôlées les procédures mises en œuvre.
Pour dire les choses différemment, à rebours de toutes les logiques de la demi-mesure et ou des petits pas, la tourmente politique et judiciaire actuelle nous confronte au défi d’une rupture démocratique et sociale. La seule qui pût prendre en charge, dans les faits et non simplement par la magie du verbe, l’exigence éthique qui monte du pays.