Cette République, objet de leur haine
On me dira ce que l’on voudra… Qu’il ne faut pas accorder plus de signification que nécessaire à la parole d’un président ou de ses affidés, qui se montrent surtout obnubilés par leur communication au point de se lancer compulsivement à la poursuite d’une opinion leur échappant de plus en plus. Qu’en l’occurrence, Nicolas Sarkozy doit tout à la fois, faire oublier les scandales qui ruinent son crédit et les échecs qu’il aura subi sur le terrain à partir duquel il avait entrepris sa marche au pouvoir. Que, dans la démarche même des dirigeants de l’UMP, la tactique consistant à conjurer la fuite des ex-électeurs du Front national l’emporte sur des considérations plus fondamentales. Qu’il ne faudrait pas rééditer l’erreur magistrale d’une certaine gauche radicale, dans ses caractérisations hasardeuses du sarkozysme en 2007, le phénomène étant suffisamment dangereux pour être identifié avec précision, sans assimilations approximatives avec le fascisme ou le pétainisme. Il n’empêche ! La réitération d’actes ou de propos en rupture avec toute la tradition républicaine, l’invocation de celle-ci fût-elle purement formelle comme c’est souvent le cas à droite, signe un changement profond de la politique hexagonale.
On ne mesure ainsi probablement pas, du moins sur l’instant, l’ensemble des implications possibles de la réunion consacrée, le 28 juillet, à l’Élysée, au ”« problème des Roms »” et des annonces qui l’ont ponctuée. Déjà, il était indigne de tenir un conclave gouvernemental sur une catégorie entière de population à laquelle on faisait porter la responsabilité de comportements violents survenus à Saint-Aignan après qu’un jeune homme eût été tué par un gendarme. Mais que dire de ces mesures d’exception consistant à démanteler plus de la moitié des campements « illégaux » où se regroupent les « gens du voyage », de l’annonce de l’expulsion immédiate des délinquants issus d’Europe orientale, ou encore de la saisine de l’administration fiscale à propos de ”« la cylindrée de certains véhicules qui traînent les caravanes »”… Tous des voleurs ou des parasites, c’est bien connu ! Jamais, depuis Vichy, un gouvernement n’avait osé adopter une politique spécifiquement ciblée sur un collectif humain défini par ses seules origines ethniques et dont tous les membres se voient associés dans une commune opprobre ! Jamais on n’avait traité de cette manière, en confondant délibérément des réalités fort diverses, des hommes et des femmes qui, à 95%, possèdent la nationalité française et, pour deux d’entre eux sur trois, s’avèrent sédentarisés ! A-t-on oublié qu’avec les Juifs, les Tziganes furent l’une des cibles de l’entreprise d’extermination du III° Reich ? Comment occulter que, de nos jours, au cœur de cette Union européenne qui se veut démocratiquement exemplaire, en Hongrie par exemple ou en Roumanie, ils sont de nouveau l’objet de campagnes de haine, d’exactions racistes, pour ne pas dire de menées rappelant les pogroms d’hier, de la part d’une extrême droite revendiquant sans complexes son passé d’auxiliaire des SS ? C’est à cette sordide réalité que l’on voudrait maintenant renvoyer quelques Roms suspects d’actes délictueux ?
Comme s’il voulait que sa démarche ne souffrît aucune ambiguïté, César en aura ajouté une louche, ce 30 juillet, en installant dans ses fonctions le nouveau préfet de l’Isère. Assimilant ouvertement délinquance et immigration – assertion qui relève du racisme, donc des tribunaux, mais ne peut toutefois être poursuivie, le premier personnage de l’État étant, on le sait, juridiquement irresponsable durant la durée de son mandat -, le voilà qui ouvre la piste d’une révision du Code de la nationalité. Le voilà qui parle de ”« réévaluer les motifs pouvant donner lieu à la déchéance de la nationalité française »” et exige que l’on déchoit de cette dernière ”« toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un policier, d’un gendarme ou de toute personne dépositaire de l’autorité publique »”. Passons sur cette étonnante notion qui échelonne les peines encourues non en fonction des circonstances dans lesquelles un crime a été commis mais… de la qualité de la victime (la vie d’une ”« personne dépositaire de l’autorité publique »” ayant, en quelque sorte, une valeur supérieure à celle d’un guichetier de banque, pour ne prendre que cet exemple). Et relevons que, si cette diatribe devait, par la suite, devenir une loi sans que celle-ci fût censurée pour inconstitutionnalité, ce que l’on ne saurait exclure, c’est le refoulé des heures sombres de notre histoire qui referait surface. En lieu et place du postulat selon lequel tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs, quelle que soit leur origine, on créerait ce faisant deux catégories de Français, inégaux selon l’ancienneté de leur appartenance à la « communauté nationale », distincts par le degré d’insécurité dont ils seraient théoriquement porteurs, et jouissant donc de protections juridiques différentes. Il faut remonter au régime du maréchal Pétain, qui avait déchu des milliers de Juifs de leur nationalité, pour retrouver pareille dérive.
Nouvelle droite et… vieille haine
Dans mes précédentes notes, réagissant à divers propos concernant l’« affaire Woerth-Bettencourt », j’avais déjà pointé une tendance, trop récurrente pour ne pas être extrêmement révélatrice, à stigmatiser des principes républicains parmi les plus fondamentaux. M. Copé, pour ne prendre que lui, avait eu l’occasion d’avouer à quel point il redoutait « une nouvelle nuit du 4 Août ». Nicolas Sarkozy, lors de sa causerie du 12 juillet, se lamenta pesamment sur le sort réservé par la France aux plus riches des contribuables. Mais c’est Yves de Kerdrel, le chroniqueur du ”Figaro”, qui exprima le mieux le fondement idéologique de ces attaques répétées : ”« Tout part de cette erreur philosophique majeure que l’on doit à la Révolution française, au siècle des Lumières ainsi qu’à la doctrine sociale de l’Église : cette juxtaposition des mots ¨liberté¨ et ¨égalité¨, alors que la liberté est antinomique de l’égalité, qu’elle crée naturellement des inégalités de patrimoines et de revenus qui constituent les moteurs de la croissance. La redistribution, c’est le mal ! »” Qu’en termes limpides, ces choses-là sont dites…
Ce après quoi, il devient impossible de banaliser l’importance de la décision du Conseil supérieur de l’éducation sur le programme d’histoire des classes de première. Cette digne instance aura tout simplement fait disparaître la II° République des manuels. Minuscule détail, c’est à travers la Constitution de 1848 que se trouva pour la première fois posée l’exigence d’une « démocratie sociale », reprise ensuite dans le préambule de toutes les Lois fondamentales, jusqu’à celle de 1958… Plus, les futurs programmes se trouveront centrés sur les ”« grands hommes »” au détriment des engagements collectifs qui ont fait l’histoire contemporaine et donné, entre autres, naissance au mouvement ouvrier. Du soulèvement des prolétaires parisiens pour rétablir la République et lui fixer l’objectif d’une libération du travail de l’exploitation, ou de l’instauration de la Commune de Paris, les futurs élèves ne connaîtront donc rien. Comme ils ignoreront tout du socialisme, le chapitre sur les idées du XIX° siècle étant tout simplement supprimé, le concept n’étant par conséquent censé refaire surface qu’au moment où les enseignants devront traiter du totalitarisme stalinien en URSS. Avantage de cette vision ”« très orientée politiquement de l’histoire de France »”, que dénonce l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG), le libéralisme en sortira auréolé d’un statut particulier : ”« Il ne sera plus considérée comme une doctrine politique, mais comme un modèle qui s’est naturellement imposé à tous. »” Si quelqu’un doute encore que nous avons affaire à une authentique contre-révolution, politique, sociale, idéologique…
Quel rapport, me direz-vous, avec les mesures visant les Roms ou avec le dernier dérapage d’un Nicolas Sarkozy aux abois ? Il est évident. La République, dans ce pays, ne fut pas d’abord l’enveloppe juridique donnée à l’État lorsque l’absolutisme s’effondra. Quoiqu’elle consacrât la victoire de la bourgeoisie, elle fut la résultante d’un processus politique et social – de la révolution la plus radicale et populaire surgie à ce tournant de l’histoire européenne – qui façonna son concept même et lui octroya un contenu dont le mouvement ouvrier considéra toujours, à juste titre, que l’accomplissement en était la République sociale. Marx le saisit d’ailleurs si parfaitement que c’est à partir de cette expérience qu’il commença à élaborer sa pensée spécifiquement politique, vite suivi en cela par Engels.
Faire sauter la digue…
Un fil rouge relie, de ce point de vue, l’ensemble des principes nés à cette époque et auxquels les élites auront dû, quoi qu’il leur en coûtât, se référer jusqu’à nos jours. La démocratie, irréductiblement associée à l’idée de souveraineté du peuple… La défiance installée envers tout accaparement de l’autorité qui conduirait à la naissance d’une nouvelle forme de despotisme… Le primat accordé à l’intérêt général, lequel renvoie inévitablement à celui du plus grand nombre face aux égoïsmes nés de la bonne naissance et de la fortune, au point que Robespierre pouvait placer le « droit à l’existence » loin devant le droit de propriété… La vie collective, basée sur le contrat social, qui ne saurait se confondre avec la juxtaposition de contrats usuels et revendique, au contraire, au nom de l’égalité, une dette de la société et de ceux qu’elle privilège envers quiconque vit l’injustice au quotidien… Le fait national, tendant à un tel point vers l’universel que l’article 4 de la Constitution de l’An 2 admettait à l’exercice de la citoyenneté tout étranger élisant domicile en France depuis un an et contribuant à la richesse du pays…
Naturellement, il ne saurait être question d’occulter que les Républiques établies s’employèrent, au fil du temps depuis 1848, à vider ces principes de leur dynamique potentielle. Sans parvenir cependant à s’en affranchir totalement, le préambule de nos Constitutions successives en porte témoignage. Ce qui est devenu littéralement insupportable à une droite qui estime l’heure venue d’infliger au pays une refondation réactionnaire, un basculement civilisationnel pour tout dire, afin de répondre aux besoins d’un capitalisme entré dans un nouvel âge de son développement. Qui ne se souvient des déclarations fracassantes de M. Kessler, encore numéro deux du Medef, contre le programme du Conseil national de la Résistance qui, face à la Révolution nationale, promettait de restaurer la République et d’instaurer une démocratie sociale ?
Les attaques contre les droits sociaux, le code du travail, les mécanismes de protection sociale, le service public ne peuvent supporter plus longtemps, M. de Kerdrel le dit très bien, le défi de maximes qui en contestent, fusse par leurs seuls mots, la logique intime. Le néolibéralisme, générateur d’injustices et de précarité croissantes, suppose l’avènement d’une société privée de ses facultés de résistance, d’une démocratie en pratique dévitalisée, d’une presse sous contrôle grâce à son passage dans l’orbite de quelques mastodontes financiers, d’une hyperconcentration des pouvoirs ne laissant que des espaces de compétences symboliques aux collectivités territoriales, voire à la représentation nationale. L’inégalitarisme forcené, au cœur du nouveau modèle social qui voit présentement le jour, exige non seulement qu’argent et politique assume leur consanguinité, mais que, face à eux, le corps social se retrouve atomisé, divisé, en proie aux guerres intestines. Raison pour laquelle on entreprend maintenant de dynamiter la notion de droits égaux inscrite au frontispice de nos bâtiments officiels, au prix s’il le faut du recours à une authentique xénophobie d’État.
Tout se tient, et nous sommes arrivés au moment où, sur fond d’affaiblissement du régime et de tentatives répétées de sa part pour retrouver pied, les différentes pièces du puzzle s’assemblent. L’assaut est donné contre une digue qui ne s’est pas encore effondrée sous la pression des marchés. Pape de la révolution libérale éclose au tournant des années 1970, dans ce laboratoire que fut le coup d’État au Chili, Friedrich von Hayek cracha un jour sa détestation d’une démocratie par laquelle le peuple peut à tout moment s’affranchir de la férule des Importants : ”« Le concept crucial pour la démocratie doctrinaire est celui de souveraineté populaire. Ce concept signifie que la règle majoritaire n’est ni limitée ni limitable »” (in ”La Constitution de la liberté”, Raoul Audoin 1994). La souveraineté populaire étant l’essence même de l’idée républicaine dans ce pays, par-delà les formes instituées de la République, nous sommes à présent, avec Sarkozy, passés aux travaux pratiques de son étranglement. Confirmation est, à cet égard, donné de l’intuition du regretté Georges Labica qui, dès 2003 (in ”Démocratie et révolution”, éditions Le Temps des cerises), soulignait ”« combien s’avère nécessaire la réhabilitation de l’idée de souveraineté populaire »”, dès lors qu’en dehors d’elle, ”« il n’est pas possible de parler de citoyenneté, de démocratie, ou même tout simplement de politique »”.
La bataille promet d’être âpre. Elle va se livrer sur tous les fronts simultanément, de la défense des retraites au refus de la stigmatisation des étrangers ou des Français de « seconde zone », du sursaut indispensable pour faire échouer la contre-réforme territoriale à la sauvegarde des services publics, du droit à un emploi stable et à un revenu décent à la liberté d’informer qu’il est devenu urgent de préserver jusque sur les chaînes audiovisuelles publiques. Nous pouvons la remporter, à un moment où les références idéologiques de l’adversaire font eau de toute part, pour peu que l’on sache, à gauche, montrer la cohérence de ces différents fronts de lutte et entrer de plain-pied dans la confrontation des projets de société en présence. Car c’est bien de cela qu’il s’agit…
”PS. Comme chacun aura pu le constater, j’écris encore en ce premier jour d’août, alors que je pensais interrompre le fil de mes billets, tant l’actualité et sa gravité provoquent mon désir de réagir. Au demeurant, vous venez encore assez nombreux et nombreuses consulter ce blog. Alors, sans doute vais-je continuer, en ce mois estival, à vous faire part de mes réflexions. La régularité sera néanmoins fonction des événements…”