Lettre à Stéphane Alliès, journaliste de “Médiapart”

Je l’ai écrit hier, en post-scriptum de ma note sur la Fête de « l’Humanité », mon sang n’a fait qu’un tour lorsque j’ai pris connaissance de l’article de Stéphane Alliès traitant, pour « Médiapart », du lancement du processus d’écriture du projet partagé du Front de gauche, le samedi 11 septembre. J’eus pu me taire, l’ignorer avec mépris, ou au contraire réagir au moyen de quelque remarque acerbe sur un papier qui apparaît un peu bâclé. Mais je porte trop de soin à la qualité des arguments utilisés dans le débat public, j’ai trop de respect pour la profession de journaliste – quoique responsable politique et désormais élu, elle est la mienne, mon goût pour l’écriture et l’analyse devant beaucoup aux presque trente années passées à la direction de la rédaction de « Rouge », l’hebdomadaire de l’ex-LCR – pour laisser passer. D’autant que, répondant aux interpellations de certains de ses lecteurs, Stéphane Alliès persiste et signe. Il se montre offusqué du ton qui fut le nôtre, à Pierre Laurent, Jean-Luc Mélenchon ou moi-même à la tribune de l’Agora de la Fête. Il affirme même que « c’est en connaissance de cause » qu’il « évoque les emportements de tribune de Mélenchon et surtout Picquet ». Et il a cette phrase, à mes yeux particulièrement choquante : « Je sais ce que peut signifier l’emploi du terme (il s’agit de l’accusation de populisme. CP) et je me suis bien gardé de ne jamais l’employer jusqu’ici parler de l’extrême gauche. » Une raison de plus pour que je prenne ma plume et adresse, par l’entremise de ce blog, une lettre ouverte à Stéphane Alliès.

« Cher Stéphane Alliès,

« J’ai un temps hésité à vous écrire ce courrier public. Pour un motif relevant, à mes yeux, du principe. Peut-être me considérez-vous comme un « tribun populiste ». J’ai cependant toujours eu pour habitude de m’interdire toute mise en cause du travail des journalistes, de leur liberté d’opinion, de l’exercice de leur faculté de critique des gouvernants et des partis. Lorsque j’étais l’un des dirigeants de la LCR, je me suis plus d’une fois opposé à me camarades Krivine ou Besancenot lorsqu’ils invectivaient les auteurs de papiers jugés défavorables à leur politique. Là, pourtant, permettez-moi de vous dire que vous mordez un trait que je considère symbolique pour une presse scrupuleusement attachée à la démocratie, surtout s’il s’agit de Médiapart, dont j’apprécie la rigueur et le respect scrupuleux de la déontologie héritée de la charte écrite pour la profession à la Libération.

« Le ton de votre papier est, tout d’abord, particulièrement choquant. J’ai été, je vous l’avoue, interloqué de vous voir employer l’expression d’« aventure socialo-communiste » pour désigner le Front de gauche. D’ordinaire, depuis notamment les heures chaudes de Mai 68, c’est du côté d’une droite de combat et de l’extrême droite fascisante que l’on retrouvait de pareils termes. Admettons, néanmoins, qu’il s’agisse d’une simple maladresse…

« Plus grave me semble l’accusation de « radicalité tribunitienne et populiste ». Journaliste averti, vous ne pouvez en effet ignorer que, sous la plume d’analystes talentueux, cette caractérisation n’a jamais désigné… que les pires adversaires de la liberté. Répondant aux critiques de vos lecteurs, vous vous laissez aller à écrire que « populisme » n’est pas forcément une injure. Si, justement ! Ce qui distingue les adeptes du populisme des républicains viscéralement attachés au principe de souveraineté du peuple, j’en suis, n’est rien d’autre que… la démocratie. L’appel au peuple, à des fins démagogiques et par-dessus tous les mécanismes démocratiques, identifie généralement les aventures autoritaires, du boulangisme et du poujadisme en France au péronisme argentin, sans même parler de certain régimes surgis des décombres du stalinisme à l’Est de l’Europe. Jean-Marie Le Pen n’a jamais manqué l’occasion de se réclamer d’une ”« République populiste »”, et c’est précisément la marque de cette machine à travailler les angoisses de la société française, sur un mode protestataire et ethno-identitaire, qu’est le Front national. Que, de nos jours, certaines figures de la pensée unique libérale se croient autorisés à pourfendre à tout propos le « populisme », pour bien marquer leur détestation d’un peuple rétif à suivre leurs injonctions – on se souvient de leurs charges contre les « nonistes » de gauche durant la campagne référendaire de 2005 -, ne change rien à l’affaire…

« Je viens de l’écrire, ce qui sépare populisme et respect de la souveraineté populaire n’est rien d’autre que la démocratie. C’est ici, Stéphane Alliès, que vous glissez de l’attaque politique, somme toute légitime dès lors qu’elle traduit votre opinion, à une accusation flirtant avec l’ignominie. Vous parlez à mon endroit d’« antiparlementarisme ». Relèverais-je, à vos yeux évidemment experts, de la même catégorie que les leaders des Ligues de l’Entre-Deux guerres ?

« Abordons donc le fond de la question. J’ai droit à vos sarcasmes pour avoir osé dire que le moment politique présent exigerait que le suffrage universel dénoue la crise de légitimité frappant la majorité parlementaire élue dans la foulée de l’entrée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Autrement dit, pour avoir posé la question de la dissolution de l’Assemblée nationale après que les députés UMP aient perpétré un authentique coup de force en rayant d’un trait de plume le droit de partir en retraite à 60 ans.

« Mettre en cause l’autorité de députés dont la politique a été désavouée massivement dans les urnes aux élections régionales de mars dernier… Souligner qu’ils se voient contestés par une lame de fond sociale, dont toutes les enquêtes d’opinion attestent qu’elle a le soutien de 60 à 70% des Français… Refuser qu’ils fassent passer, à la hussarde, leur volonté contre celle du plus grand nombre… Constater qu’ils ne peuvent pas se revendiquer de leur mandat, de l’application de leur programme, puisque le président de la République a lui-même reconnu n’avoir jamais mis la casse de la retraite à 60 ans au nombre de ses engagements de campagne… Refuser de banaliser le fait qu’ils viennent, au mépris des références les plus fondamentales de la République, de lancer contre l’égalité citoyenne une offensive sans précédent depuis Vichy… Prendre acte que le mensonge permanent auquel on a recours au sommet de l’État et l’usage de pratiques liberticides, y compris contre la presse, les frappent d’un discrédit sans précédent depuis longtemps… Est-ce vraiment se rendre coupable de « hurler son antiparlementarisme », ainsi que vous l’écrivez ?

« Est-ce réellement, Stéphane Alliès, faire preuve d’antiparlementarisme que de mettre le pouvoir en place au défi de se soumettre à cet unique souverain qu’est le peuple pour tout démocrate qui se respecte ? De dire que la gauche ne devrait pas se dérober devant une crise politique éminemment dangereuse par les effets qu’elle peut induire sur le rapport des citoyens à la politique ? De considérer qu’il s’agit ici d’un problème de principe, rien n’autorisant des gouvernants à agir sur la seule base d’une majorité arithmétique de sièges au Palais-Bourbon, dès lors que toute leur action constitue un déni de l’intérêt général et de la volonté du peuple ? De souligner, comme je l’ai fait à la Fête de l’Humanité, que lorsqu’une crise sociale, morale et politique ne trouve pas d’issue par les mécanismes de la démocratie, je veux parler de la démocratie sociale autant que de la démocratie politique, donc du vote pour répondre aux aspirations qu’expriment la grève et la rue sans que l’infime minorité aux affaires en tiennent le moindre compte, elle peut parfaitement ouvrir le chemin à n’importe quelle tentation autoritaire ? De rappeler, sur le plan des valeurs républicaines, et en me référant à Hannah Arendt dont vous admettrez qu’elle ne figure pas au nombre des « tribunitiens populistes », que l’autorité de tout pouvoir repose principalement sur sa légitimité ?

« Pour terminer, Stéphane Alliès, vous me permettrez de relever le caractère très sélectif de votre écoute des propositions avancées lors de ce grand événement que représenta le rassemblement du Front de gauche à l’Agora de la Fête de « l’Humanité ». C’est votre droit de penser que nous n’aurions rien à faire valoir dans le débat public et que, tout compte fait, il n’y aurait d’avenir à gauche que pour ceux qui veulent demeurer dans l’accommodement avec le libéral-capitalisme. Sans appartenir à la même famille de pensée que lui, je partage néanmoins avec Jacques Julliard la conviction que cette stratégie a permis à la droite de s’installer durablement au pouvoir depuis 2002. Et c’est précisément de cette malédiction, de défaites engendrées par l’incapacité d’une certaine gauche à répondre aux attentes des classes populaires, que le Front de gauche veut sortir.

« Le ton combatif dont nous avons usé, Pierre Laurent, Jean-Luc Mélenchon ou moi-même, ce 11 septembre, vous a manifestement heurté. Il était juste la traduction de notre volonté de voir la gauche redevenir la gauche. N’attendez pas de nous que nous usions de ces tournures polies qui ne tintent pas désagréablement aux oreilles des puissants. N’attendez pas de nous que nous participions à l’aseptisation des confrontations entre droite et gauche, parce que cela conduit seulement au désintérêt de nos concitoyens pour l’action politique et à leur abstention récurrente lors des consultations électorales. Permettez-nous de vouloir de nouveau hisser les couleurs, celle d’une gauche qui soit à la fois révolte et espoir…

« S’agissant maintenant du fond, si le Parti communiste, le Parti de gauche ou la Gauche unitaire n’affichent pas encore une plate-forme commune finalisée, c’est qu’ils souhaitent que l’élaboration de celle-ci émane d’un processus associant largement militants des formations politiques, acteurs du mouvement social, citoyens en attente d’un véritable changement. Il n’empêche que, face à un capitalisme vorace qui mène la planète au bord de l’abîme, dans la mesure où il n’est pas acceptable que l’on fasse payer la facture de la crise aux plus pauvres, nous mettons d’ores et déjà en avant les mêmes « marqueurs » d’une politique de gauche adaptée aux périls de l’heure.

« Ne nous avez-vous pas entendu dire que nous voulions redistribuer radicalement les richesses pour financer des besoins sociaux et des urgences écologiques de plus en plus considérables, former un pôle financier public afin de recouvrer la maîtrise de l’économie, redéployer les services publics, en revenir à des mécanismes de planification démocratique en matière sociale et écologique, œuvrer à une refondation républicaine permettant de mettre fin à la dérive monarchique et liberticide de nos actuelles institutions, réorienter la construction européenne en cessant de respecter un traité de Lisbonne qui enfonce notre continent dans le marasme ? Il eût été sain que vous en donniez au moins connaissance à vos lecteurs, même si vous estimiez de votre devoir de démolir ensuite cette approche…

« Cher Stéphane Alliès, cette lettre n’était au fond qu’une modeste mise au point. Pour vous rappeler qu’en des temps troublés et fort préoccupants pour l’avenir de ce pays, si le journaliste que vous êtes a naturellement pour obligation de défendre son indépendance, ce en quoi je vous suivrai toujours, il ne peut concourir à l’altération de la qualité du débat public.

« Sans aucune rancune… »

Christian_Picquet

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