Besoin de boussole à gauche

Nous entrons dans la séquence cruciale de l’épreuve de force sur les retraites. Le 2 octobre, pour un nombre global de manifestants légèrement supérieur aux journées précédentes, la mobilisation ne s’en était pas moins très fortement élargie à de nouveaux secteurs de l’opinion, ceux auxquels il est souvent interdit de se mettre en grève. Depuis, le rendez-vous du 12 s’est chargé d’une dynamique nouvelle, avec la multiplication d’appels sectoriels à des mouvements reconductibles. Et, comme souvent, c’est l’entrée en lice des lycéens qui se charge à présent de réfracter la profondeur de l’exaspération de la société devant l’arrogance de notre petit César élyséen et de sa cour plutôt défraîchie.

Une exaspération qui amène à une prise de conscience accélérée de la dangerosité du modèle social auquel l’UMP veut à toute force assujettir le pays. Désormais, pour celles et ceux qui entrent dans l’action, l’affrontement met aux prises deux visions de l’avenir : ou c’est l’intérêt général qui prévaut, en matière de protection sociale, d’assurance-maladie, de service public, de préservation d’une école formant des citoyens libres parce qu’éduqués ; ou bien ce sont les appétits inextinguibles d’un infime noyau d’actionnaires et de spéculateurs, le seul à profiter des mannes d’un capitalisme à l’avidité sans bornes, qui feront basculer des millions d’hommes et de femmes dans la pauvreté et la précarité… jusqu’à la fin de leur vie.

La droite joue son va-tout

Du coup, le pouvoir recadre assez soudainement son attitude. Il feint une concession en faveur des femmes ayant eu trois enfants, véritable effronterie puisque la mesure concernera à peine 120 000 personnes. Il se précipite au Vatican, dans une opération idéologique bricolée à la hâte pour essayer de récupérer un électorat catholique choqué par la brutalité des expulsions en masse ordonnées contre les Roms. Il fait même mine de renoncer au bouclier fiscal, en contrepartie de l’abandon de l’impôt sur la fortune, ce qui, lorsque l’on y regarde de plus près, aura cependant pour seul effet d’accroître l’injustice fiscale. Au final, c’est néanmoins l’intransigeance qui continue à imprégner chacune de ses décisions.

Au Sénat, on décide l’examen « en priorité » les articles cardinaux de la loi Woerth. Le camp patronal et gouvernemental se dispose pour le choc frontal, ainsi que le dénote l’éditorial d’un Jean-Francis Pécresse qui, dans ”les Échos” du 7 octobre, menace les organisations syndicales d’”« une défaite humiliante »”. Du Thatcher dans le texte, relayé le même jour par M. Paul-Henri du Limbert, dans les colonnes du ”Figaro” : ”« Si la grève s’éteint d’elle-même, faute de combattants et faute de conviction, l’opinion publique comprendra que la retraite à 62 ans est bel et bien passée, et c’est bien l’essentiel. Les leaders syndicaux pourront toujours appeler à de nouvelles ¨journées d’action¨, sous des formes diverses, on ne les entendra plus. Pour le chef de l’État, cette tentative de radicalisation est peut-être le scénario idéal. »”

La dimension fanfaronne de cette prose cynique masque mal l’inquiétude qui étreint ses auteurs. En proie à un rejet sans précédent de la société (tous les sondages persistent à auréoler le front syndical d’une popularité inégalée depuis longtemps), ils savent parfaitement que la stratégie de la confrontation s’avère à très hauts risques. D’autant que le ressort de la colère populaire se révèle profondément politique. Depuis la tourmente financière de 2008, la légitimité de l’ultracapitalisme dominant sur la planète se voit singulièrement entamée. Qu’un pouvoir tente, dans ce contexte, de pousser les feux de l’anéantissement des survivances du programme du Conseil national de la Résistance, qu’il s’obstine à liquider les principes d’égalité et de solidarité aux fondements de l’idée républicaine en France, qu’il veuille faire tomber la « nuit du Fouquet’s » sur la France (dans les rues de Paris, le 2 octobre, une splendide banderole du Théâtre du Soleil arborait cette question : ”« Elle va finir quand la nuit du Fouquet’s ? »”, et elle avait pour signature ”« Le peuple »”), et voilà que se cristallise de nouveau le réflexe ayant marqué toute l’histoire de la lutte des classes dans notre pays. On se soulève, ici, à chaque fois que ceux d’en face tentent d’abattre l’exception hexagonale, qu’ils se lancent à l’assaut d’une digue que le plus grand nombre estime être une ultime protection face à la toute-puissance de l’argent.

On comprend qu’à droite, un curieux climat s’installe progressivement. La cacophonie présidant à la préparation du prochain remaniement ministériel, les rumeurs de démission d’éminences parmi les plus symboliques des débuts du quinquennat, les récriminations d’autres devant les « humiliations » qu’ils auraient subies (pauvre, pauvre M. Kouchner !), les divisions commençant à fissurer la majorité sur la relation à renouer avec certaines directions syndicales en apparaissent comme autant de signes. À la crise sociale se superpose à présent une crise politique dont tous les aspects conduisent à la mise en cause des choix du premier personnage de l’État. Dans le camp conservateur, Nicolas Sarkozy n’apparaît plus une martingale gagnante, à la différence des lendemains de la victoire de 2007. Une réflexion s’ouvre manifestement sur une solution de rechange propre à conjurer le spectre du désastre qui hante les députés de l’UMP.

Répondre à la crise de légitimité du pouvoir

Précisément, à partir du moment où tout s’accélère ainsi, on ne peut se satisfaire du comportement de la gauche. Du moins des principaux secteurs de cette dernière… Certes, dans l’intérêt même du rapport des forces, il est bénéfique que, du Parti socialiste au Nouveau Parti anticapitaliste, toutes ses forces se regroupent derrière l’intersyndicale. Au point où nous sommes rendus, il n’est toutefois plus suffisant de pourfendre la loi Sarkozy-Woerth. Il faut en exiger, d’une même voix, le retrait immédiat ! Qu’importe, à cet instant si particulier, que les uns consentent à l’allongement de la durée de cotisation nécessaire pour atteindre une retraite sans décote, tandis que les autres (j’en suis pleinement, avec mes camarades de Gauche unitaire) défendent bec et ongles l’idée qu’on peut financer les 60 ans à taux plein en mettant à contribution les revenus du capital. Le désaccord devra être tranché par le suffrage populaire. Reste, c’est le plus important, qu’un engagement conjoint de l’ensemble de la gauche, sur le retrait du projet gouvernemental, contribuerait à dynamiser puissamment grèves et mobilisations de rue.

Au-delà, au risque de me répéter sur ce site, la perte abyssale d’autorité du régime appelle une réponse sans faux-fuyants. Les forces qui bataillent actuellement en faveur d’un référendum essaient de s’y employer, je le reconnais volontiers. Sauf que cette exigence est devenue inopérante dès lors qu’une large fraction du mouvement syndical travaille à réunir les conditions de grèves reconductibles. Loin de conforter leur démarche, l’appel à référendum risque plutôt de la télescoper, d’apparaître comme relativisant le caractère décisif de ce qui va se jouer demain dans les entreprises et les assemblées générales. Être en phase avec l’aiguisement de l’affrontement social, c’est tirer toutes les implications du mépris que manifeste la majorité en place pour la volonté populaire. Ou cette majorité se soumet à ladite volonté populaire, ou elle doit se démettre. Pour le dire autrement, si elle prétend passer en force alors que son discrédit est phénoménal, la dissolution de l’Assemblée élue en 2007 devient une exigence démocratique élémentaire. Car elle est l’unique modalité par laquelle la parole peut revenir aux électeurs.

En lisant ces lignes, il se trouvera certainement un nouveau commentateur inspiré (ce ne sera peut-être pas, cette fois, Stéphane Alliès) pour m’expliquer doctement que la relève n’est pas prête. Si l’on veut, bien sûr, me parler de ces « primaires » qui obsèdent par-dessus tout la rue de Solferino, l’affaire est entendue. Mais qui, aujourd’hui, à gauche et dans le pays, se soucie des « primaires » ? Lorsque ”« les blés sont sous la houle »”, comme disait Aragon, est-il responsable d’attendre que des experts, réfléchissant en vase clos aux propositions du futur présidentiable socialiste, aient mené à terme leur réflexion ? Faut-il vraiment se subordonner aux rythmes à travers lesquels « DSK » finira par annoncer sa décision concernant la prochaine présidentielle ? Surtout que, s’il venait à postuler à la magistrature suprême, il n’est pas certain que celles et ceux qui envahissent présentement les rues se précipitent aux urnes pour le soutenir, lui qui incarne si intimement un FMI saignant à blanc les peuples du continent (dernier exploit de l’institution internationale, pour le plus grand plaisir de Sarkozy, elle vient de publier un rapport préconisant ”« une augmentation de deux ans de l’âge légal de départ à la retraite »”)…

Au Front se gauche, nous n’avons pas achevé, loin s’en faut, l’élaboration de la « plate-forme partagée » initiée lors de la dernière Fête de ”l’Humanité”. Nous n’en connaissons pas moins déjà les lignes de force de la politique que nous soumettrions au pays en cas de législatives anticipées. Pierre Laurent, Jean-Luc Mélenchon ou moi-même sommes en train, à tour de rôle, de les énumérer dans les grands entretiens dont ”l’Huma” a entrepris chaque jour la publication. Ce sera mon tour ce lundi…

Nous voulons rétablir tout ce que la droite a détruit sur presque dix ans. Procéder à la redistribution radicale des richesses, ne serait-ce que pour récupérer les dix points de valeur ajoutée accaparés par le capital sur 20 ans, lesquels représentent près de 200 milliards d’euros chaque année. Reprendre la main sur l’économie en nationalisant les principaux établissements bancaires afin de pouvoir créer un grand pôle financier public. Faire repasser sous le contrôle de la collectivité les secteurs d’activité correspondant à des besoins essentiels des populations. Mettre en place des mécanismes de planification démocratique, afin que les urgences sociales et écologiques deviennent les priorités de l’action publique. Engager une refondation de la République, par l’avènement d’une VI° République, sociale et citoyenne, qui mette enfin un terme aux errements d’une monarchie présidentielle. Sortir des clous du traité libéral de Lisbonne, afin de pouvoir gouverner vraiment contre les marchés, les banques et les agences de notation à leur service…

Le signal de Soues

Ces grands axes ne prétendent évidemment pas résumer le projet de société innovant qui donnera sens au programme susceptible de changer, concrètement et profondément, la vie du peuple. Mais ils permettent déjà de faire face, avec cohérence, à la gravité du moment politique présent. D’ailleurs, au fil des semaines cruciales que nous venons de vivre, il est significatif qu’un si grand nombre d’acteurs sociaux aient manifesté leur intérêt pour le combat du Front de gauche.

Je l’ai personnellement vérifié, à l’occasion de nos « points fixes » des manifestations parisiennes. Combien sont-ils, alors, à nous encourager, à nous dire ”« on compte sur vous »” ? Ce jeudi 7 octobre encore, à Toulouse, lors d’un rassemblement du collectif unitaire sur les retraites, devant le siège de l’UMP, j’en ai un peu plus pris la mesure. On m’interrogea beaucoup sur l’avenir du Front de gauche, on me sollicita quant à la manière dont élus de la Région et syndicalistes pouvaient s’enrichir mutuellement. Preuve, s’il en était besoin, qu’en des moments pareils, les frontières se dissipent entre action politique et défense des revendications…

Et puis, pour me conforter dans ce sentiment, il y eut la belle Fête de ”l’Humanité” à Soues, près de Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées. C’était le 3 octobre. Je n’avais pas encore pris le temps de vous faire partager ce moment d’émotion et de plaisir que j’aurai vécu aux côtés de Marie-George Buffet et Jean-Luc Mélenchon. La fête se trouvait, de par la volonté des communistes départementaux, placée sous l’égide du Front de gauche, dont la bannière accueillait le visiteur dès l’entrée. Plus que de l’été indien de ces derniers jours, la chaleur régnant sous le chapiteau provenait de la fraternité et de l’enthousiasme de se trouver ensemble.

Marie-Pierre Vieu, ancienne secrétaire fédérale et ma « collègue » du Conseil régional de Midi-Pyrénées, comme son successeur, Christophe Verzeletti, me dirent reconnaître, parmi une assistance record (700 personnes, au bas mot), beaucoup d’« ex » revenant à l’action politique, des militants ou sympathisants socialistes, des syndicalistes et… de nombreux citoyens qui ne fréquentaient d’ordinaire pas les initiatives du Parti communiste. D’évidence, « effet » mouvement social et « effet » Front de gauche s’alimentent réciproquement. Ce n’est sans doute pas un hasard si Marie-George, Jean-Luc ou moi avons centré nos propos sur l’ambition qui nous réunit et se situe à la mesure de circonstances exceptionnelles : prolonger les luttes de la construction d’une alternative de pouvoir. Un pouvoir dont le peuple devienne enfin maître ! Et chacun d’y être allé de sa référence, Saint-Just pour Jean-Luc, Robespierre pour Marie-George, Jaurès et René Char pour ce qui me concerne…

Ce fut, quelque part, le signal qu’une nouvelle étape s’ouvrait pour le Front de gauche… Il nous commande d’être à la hauteur…

Christian_Picquet

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