La crise française au miroir des cantonales
La crise française au miroir des cantonales
Ce dimanche va se tenir le second tour de la consultation des cantonales. Sauf tête-à-queue improbable en ce genre de circonstances, il confirmera – à moins qu’il ne l’amplifie – le résultat du 20 mars. L’événement sera alors d’une portée considérable. On devrait même, dans la toute prochaine période, prendre toute la mesure du fait que la tectonique des plaques politiques aura, en ce début de printemps, provoqué un authentique séisme en France, lequel sera inévitablement suivi d’une série de répliques aux conséquences à ce jour imprévisibles. Cinq grandes leçons ressortent de ce scrutin, qui va grandement déterminer la configuration de 2012.
1. LE DÉCALAGE ENTRE LES ATTENTES DU PAYS ET SA REPRÉSENTATION POLITIQUE ATTEINT UN NIVEAU INÉGALÉ. Le taux d’abstention en est le grand révélateur. À l’exception du scrutin de 1988, la participation à des cantonales n’était jamais descendu au-dessous des 60%, ces élections de proximité, aux retombées palpables sur le quotidien des populations, favorisant plutôt le déplacement aux urnes. La grève des isoloirs atteint cette fois près de 56% du corps électoral concerné. Même les régionales de l’an passé n’avaient pas connu un semblable phénomène (53% d’abstentions) et seules les européennes de l’année précédente avaient vu 59% des électeurs ne pas participer.
Impossible, ici, de ne pas enregistrer un divorce patent entre les classes populaires et les politiques qu’elles subissent. Impossible, également, de ne pas corréler l’événement à la déroute que connaissent la majorité UMP et ses alliés, dorénavant réduits à représenter moins d’un tiers des suffrages exprimés. Impossible, enfin, de ne pas relever que ce rejet, aussi muet qu’impressionnant, traduit le sentiment qu’aucun des partis s’inscrivant dans les mécanismes de l’alternance n’offre à ce jour de perspective de nature à rendre l’espoir à un peuple dont tous les sondages, autant que le récent rapport du Médiateur de la République, dépeignent l’angoisse.
La crise française au miroir des cantonales
La destruction de centaines de milliers d’emplois et la généralisation de la précarité mêlent leurs effets à l’essor de la grande pauvreté (près de huit millions de personnes, selon l’Insee) et au recul du pouvoir d’achat des salariés… Au développement d’inégalités d’autant plus insupportables qu’elles s’accompagnent de bénéfices records pour les entreprises du CAC 40… À l’opulence arrogante d’une poignée de gros actionnaires et de traders… Aux retombées dévastatrices des plans d’austérité que l’Union européenne orchestre contre les populations, pour mieux satisfaire aux pressions des marchés financiers et des agences de notation à leur service… À la prise de conscience que les beaux discours de la campagne présidentielle de 2007 n’étaient qu’un leurre au moyen duquel M. Sarkozy s’assura du soutien d’une fraction des travailleurs… À la consanguinité entre les élites gouvernantes et les milieux d’affaire… Dit autrement, après le grand mouvement social de l’automne dernier en défense de la retraite à 60 ans, cet absentéisme électoral révèle une colère rarement égalée, confirmant du même coup que la France se trouve très probablement au seuil de bouleversements majeurs.
2. C’EST LE FRONT NATIONAL QUI SE NOURRIT PRINCIPALEMENT DU MAL FRANÇAIS. À tant jouer les apprentis sorciers en plaçant l’extrême droite au centre de la vie publique, à tant faire glisser à droite le curseur des confrontations idéologiques, à tant recycler le vocabulaire et jusqu’aux thèmes de prédilection de Madame Le Pen, Nicolas Sarkozy acquitte la facture de son action des derniers mois. La leçon que Jean-Marie Le Pen avait donnée à la droite parlementaire, à l’occasion de la première ascension de son parti, n’aura donc servi à rien. N’en déplaise au triste M. Buisson, que les gazettes nous décrivent comme le conseiller présentement le plus influent du président de la République et qui est issu de la fange nauséabonde du néofascisme français, les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie.
Dans les 1440 cantons où il était présent, le FN obtient près de 20% des voix ; il est en mesure de se maintenir dans 402 cantons (soit un sur cinq) ; et il est arrivé en première position dans 40 d’entre eux ; dans plus de 80% des cas, cette percée s’effectue au détriment des diverses composantes de la droite traditionnelle.
Ne nous dissimulons pas la réalité, pour inquiétante qu’elle fût. Ce résultat est historique pour l’extrême droite hexagonale, il n’avait jamais été atteint au plus fort de sa progression des années 1980 et 1990. Après des années de reflux, et bien qu’il ne fût pas encore sorti d’une crise qui l’avait laissé exsangue, privé d’encadrement performant et avec une colonne vertébrale militante extrêmement affaiblie, le parti aujourd’hui présidé par Madame Le Pen a de nouveau pris pied dans notre paysage politique. Et, au-delà de la volatilité d’une petite fraction de son électorat, il se trouve maintenant en mesure de fidéliser une très large part de ses nouveaux sympathisants.
3. LE RÉGIME À LA DÉRIVE. Quel que fût le résultat précis du second tour, le pouvoir sortira en guenilles de cette épreuve. S’il n’a pas définitivement perdu l’échéance de 2012, Nicolas Sarkozy voit les obstacles s’accumuler sur son chemin. Le noyau dur de ses partisans ne pèse que 31,77% du corps électoral, et encore à la condition impérative que le premier tour ne voit pas son camp s’éparpiller entre de multiples candidatures.
Or, la première traduction de ces cantonales sera d’avoir vu l’UMP et la majorité présidentielle imploser à propos de l’attitude à observer envers le Front national. La stratégie élyséenne consistant à renvoyer dos-à-dos la gauche et l’extrême droite, pour mieux laisser des passerelles ouvertes en direction de cette dernière (d’aucuns semblent bel et bien envisager un scénario à l’italienne, qui donnerait naissance à une grande recomposition intégrant le lepénisme dans le jeu « républicain »), provoque la levée de boucliers de secteurs de la droite considérant que le pari serait à très hauts risques. Contrairement à l’opération qu’avait conduite, de l’autre côté des Alpes, Silvio Berlusconi, une ouverture à une extrême droite portée par une dynamique aussi forte que celle dont bénéficie le FN serait fort susceptible de s’opérer au seul bénéfice de ce dernier. Ce qui mettrait en cause une grande partie des choix faits par les classes dirigeantes, en particulier dans leurs dimensions européennes.
D’évidence, la cacophonie qui se sera manifestée sur les consignes de vote pour le second tour font apparaître des lignes de fracture dépassant de très loin le sujet immédiat de la controverse. Elle reflète tout à la fois une perte abyssale d’autorité du chef de l’État et la recherche sourde, dans une fraction de la droite, d’une possible solution de rechange à un sarkozysme dont beaucoup redoutent manifestement qu’il ne les conduise à un véritable désastre. La défiance s’exerçant à l’encontre du personnage clé du système institutionnel et manifestant l’impasse du projet mis en œuvre à partir de 2007 (par-delà les durs coups portés au monde du travail), nous entrons dans une phase d’instabiliité inédite, dans l’histoire de la V° République, à un an de l’élection présidentielle.
4. UN AVERTISSEMENT À LA GAUCHE. Toutes composantes confondues, la gauche aura recueilli, ce 20 mars, l’adhésion de 49,1% des votants. Un score ayant peu de précédent… Qui lui confère une responsabilité d’autant plus prégnante, devant les développements de la crise française, que ce très haut niveau d’influence, contrairement à d’autres moments du passé, ne s’adosse pas à une dynamique dont profiterait sa principale composante. Si l’on se réfère au même scrutin, sur les mêmes cantons, en 2004, le Parti socialiste perd même un point et son alliance traditionnelle avec le Parti radical de gauche recule de 33,52% à 31,55%. Un phénomène d’autant plus significatif que les listes socialistes et radicales avaient enregistré une très forte progression aux dernières régionales.
L’avancée globale de la gauche repose, par conséquent, sur un fort mouvement interne de rééquilibrage. Europe Écologie-Les Verts représente à présent 8,42% au plan national, restant cependant sous la barre des 10% si l’on s’en tient aux seuls cantons où le parti écologiste avait des représentants. Quant au Front de gauche, il atteint pratiquement les 11% sur les 1660 cantons où il menait campagne, fort de 782 950 voix. Si l’on rapporte ces deux résultats aux scrutins de 2009 et 2010, c’est-à-dire à ceux qui ont suivi ce tournant qu’enregistra la présidentielle et la désignation de Nicolas Sarkozy, on constate une incontestable inversion des courbes : EELV connaît une constante décrue, même si ce courant conserve une influence non négligeable, tandis que notre Front de gauche poursuit sa lente conquête.
À qui sait interpréter les chiffres, le verdict des urnes se souffre aucune ambiguïté : à poursuivre dans la voie d’une politique en demi-teinte, à continuer à accepter les contraintes de la mondialisation marchande et financière, à consentir encore à l’éternelle subordination au carcan que représente l’Europe du traité de Lisbonne et du « Pacte de compétitivité », les deux composantes qui conservent la majorité au sein de la gauche, le Parti socialiste et Europe Écologie, peuvent amener la gauche tout entière à un échec auquel ne la prédestine nullement l’état d’exaspération du pays.
Dès lors, il ne suffira pas d’invoquer les mânes d’une « gauche solidaire », ou de croire habile de faire revivre le temps d’une photo le souvenir de feue la « gauche plurielle », pour se hisser à la hauteur du défi que le scrutin des cantonales dessine parfaitement. Seules des mesures radicales, s’employant à répondre à la souffrance des classes populaires, conjuguant urgence sociale et exigence écologique, osant affronter les puissances d’argent et rompre avec les logiques capitalistes et libérales, réhabilitant la politique en donnant un nouveau souffle à la démocratie et en ouvrant la voie à une VI° République, traçant les contours d’une nouvelle Europe pour et par les peuples, peuvent impulser un processus de mobilisation populaire sans lequel on ne peut ni espérer battre la droite sur le fond et dans la durée, ni faire refluer l’extrême droite.
5. LE FRONT DE GAUCHE OBTIENT DE NOUVELLES ET LOURDES RESPONSABILITÉS. Parti communiste, Parti de gauche et Gauche unitaire ont, en tout cas, réussi leur pari : atteindre un score à deux chiffres. Leur rassemblement représente désormais la deuxième force de la gauche. Rien ne pourra effacer cette nouvelle donne. Ni le dépit manifeste de ceux qui, à gauche, ont toujours redouté que l’unité fasse gonfler les voiles de notre coalition. Ni la piteuse tentative d’Europe Écologie pour s’octroyer un score qui n’est pas le leur, en s’appropriant les résultats des cantons où ils se trouvaient alliés, dès le premier tour, au Parti socialiste. Ni leur honteuse manœuvre consistant à demeurer en lice, dimanche prochain, lorsque la droite aura été éliminée, en particulier contre des représentants du Front de gauche arrivés en tête, ce qui revient à vouloir faire arbitrer le second tour par les électeurs de la droite. Le cas le plus désolant de ces tripatouillages peu reluisants est le Val-de-Marne, où le calcul semble être de faire basculer la majorité du conseil général, aujourd’hui présidée par notre camarade communiste Christian Favier.
Qu’importe, au fond, tout cela. Le plus notable restera que le 20 mars confirme le bien-fondé de la stratégie du Front de gauche. Nous avons, au soir du premier tour des cantonales, reçu en quelque sorte mandat de poursuivre et accélérer notre mise en ordre de bataille pour affronter les grandes convulsions politiques et sociales qui se profilent.
Nous avons commencé de le faire en appelant, pour le second tour, à la convergence de toute la gauche, sans exclusive ni préalable, derrière le candidat de gauche le mieux placé, afin d’amplifier la déroute de l’UMP et de conjurer la menace qu’incarne dorénavant le Front national. Il nous faut poursuivre… En portant sur le champ politique un programme correspondant aux attentes populaires qui viennent de s’exprimer… En devenant, de cette manière, les artisans du rassemblement des forces vives de la gauche autour d’une politique osant contester les dogmes capitalistes et libéraux dominants… En faisant ainsi bouger les lignes au sein de la gauche, en y conquérant la majorité, afin que soient jetées les bases d’une majorité et d’un gouvernement qui s’écarteraient définitivement de la tentation mortifère du social-libéralisme. En s’appuyant, pour y parvenir, sur l’implication populaire, l’engagement des acteurs syndicaux et associatifs, l’enracinement de notre Front de gauche grâce à la construction de centaines de comités de terrain.