Du danger d’une pré-campagne présidentielle
En cette mi-avril, le paysage de la future élection présidentielle se dessine par touches successives. Nicolas Sarkozy en est devenu l’enjeu quasi unique. Peut-il, va-t-il perdre la partie, ainsi que le laissent imaginer les enquêtes établissant qu’aucun président sortant n’avait enregistré une si faible popularité à un an du renouvellement de son mandat (28% d’avis positifs, selon l’Ifop pour le « Journal du Dimanche ») ? La question s’avère évidemment primordiale, au vu de l’état de la France, des souffrances sociales infligées à l’immense majorité de la population, de l’obstination mise par le premier personnage de l’État à détricoter l’héritage républicain du pays, de l’aventurisme de son clan disposé à toutes les aventures pour ne pas céder la place. À se trouver ramenée à cette unique dimension, elle recèle cependant le risque majeur de voir l’opinion s’habituer à l’idée fallacieuse selon laquelle le contenu des politiques proposées importerait moins que la personnalité que les sondages désigneront, in fine, comme la mieux à même de ceindre la couronne. Consultant sondagier, Jean-Luc Parodi s’en fait sans précaution le porte-parole dans le ”JDD” du 17 avril : ”« À un an seulement du premier tour, on mesure à quel point son résultat ne dépend plus de Sarkozy lui-même, mais presque exclusivement de son futur adversaire, de sa personne et de sa campagne. »” Comme vous l’aurez remarqué, le programme cède ici définitivement le pas à la communication…
Je parle d’idée fallacieuse… J’eux dû parler d’idée profondément dangereuse… L’état du théâtre politique parle de lui-même. Sauf pour un Dominique de Villepin qui ne peut espérer structurer son espace sans propositions détonantes et qui revendique pour cette raison sa filiation avec le programme social du Conseil national de la Résistance, on n’y parlera pratiquement pas, ou de manière incidente, de ce qui préoccupe le peuple : l’emploi, sacrifié aux critères de la rentabilité financière ; le délabrement des salaires, avec l’augmentation vertigineuse du coût de la vie ; le creusement sans fin des inégalités, au miroir des dividendes versés aux actionnaires ; l’étranglement des services publics, au risque de la prolifération des zones d’exclusion ; le délitement de l’école publique, empêchée par nos libéraux de jouer son rôle d’intégration citoyenne et sociale ; la montée des menaces que la voracité du capital fait peser sur l’existence humaine, à l’image du drame de Fukushima ; la déchirure du tissu national, dès lors que les classes populaires ne se reconnaissent plus dans les élites supposées les représenter et qu’elles font de surcroît l’objet de ces opérations de division sous-tendant des campagnes sécuritaires aux relents xénophobes ; la sourde mais profonde inquiétude que suscitent, au vu des guerres qui éclatent un peu partout, la mondialisation marchande et ses logiques de compétition exacerbées…
On saura en revanche tout – ou presque ! – du déchaînement des ambitions personnelles que la crise du sarkozysme a provoqué dans une galaxie centriste ressemblant furieusement une armée mexicaine, de l’âpre autant que dérisoire compétition opposant Eva Joly et Nicolas Hulot pour le leadership du camp écologiste, des vocations que font naître les primaires du côté d’un Parti socialiste transformé en champ clos de rivalités illisibles. Que M. Sarkozy fût devenu l’objet pour ainsi dire exclusif de cette pré-campagne présidentielle, tandis que ses adversaires (réels ou supposés) n’apparaissent pas porteurs de solutions alternatives à son action a une conséquence : il se retrouve au centre du jeu politique.
OCCUPATION DE L’ESPACE
Certes, l’exercice auquel il se livre tient du funambulisme. Après s’être lancé à la poursuite de l’électorat du Front national en cherchant à s’approprier les thèmes de prédilection de ce dernier, et l’avoir payé d’un début de désagrégation de son parti, il s’est placé en léger retrait des opérations de droitisation des clivages idéologiques hexagonaux. Désormais, c’est à son ministre de l’Intérieur que revient le soin de creuser le sillon de sa ligne « nationale-identitaire », consistant à assimiler immigration et délinquance, à réduire en miettes le principe d’égalité républicaine pour mieux distinguer les citoyens en fonction de l’ancienneté de leurs origines, à dévoyer l’exigence laïque au service de la stigmatisation de l’islam. Dans le même temps, ayant parfaitement reçu le message des urnes, il s’essaie à un repositionnement en direction de ces classes populaires séduites par sa démagogie de 2006-2007 autour du triptyque « travail-mérite-pouvoir d’achat » : après la prime de 1000 euros proposée aux salariés des grandes entreprises par le ministre Baroin (feignant de prendre en compte les inégalités vertigineuses de revenus pour ne toujours pas parler des salaires…), tout en ouvrant le débat sur la dépendance, voilà que le Prince consent à reprendre le chemin des usines…
Objectif : occuper de nouveau l’espace de la question sociale, nœud de la crise française présente, sans rien abdiquer de son programme de révolution néoconservatrice, afin d’être en mesure de s’adresser aux ouvriers (qui à 80% le rejettent) ou aux salariés du privé (qui font de même à 79%) autant qu’aux employés et aux cadres moyens (75% et 78% d’insatisfaction), aux retraités (très majoritairement sarkozystes en 2007 mais dont moins de 50% le plébiscitent aujourd’hui) autant qu’aux électeurs du FN (chez lesquels il accuse la baisse la plus forte, preuve de l’échec de sa stratégie des derniers mois).
Cette ultime manœuvre peut-elle lui permettre de refaire le terrain perdu, de retrouver les faveurs de cette fraction de la classe travailleuse ayant fait défaut à Ségolène Royal voici quatre ans ? C’est peu probable… Tant l’exaspération n’a cessé de croître à l’encontre de la politique gouvernementale, à la mesure de la grande secousse sociale de l’automne dernier en défense du droit à la retraite… Tant il sera ardu d’abuser une nouvelle fois ces hommes et ces femmes auxquels on vient de donner le si long spectacle de la consanguinité entre le pouvoir et les milieux d’affaire… Tant on aura aidé au retour à leur bercail d’origine des sympathisants du lepénisme… Tout va néanmoins dépendre de la capacité de la gauche à éveiller à son endroit une envie irrépressible. Sur ce plan, hélas, il est pour le moins légitime d’éprouver quelque inquiétude.
UNE GAUCHE SANS SOUFFLE
Passons brièvement sur l’entrée en lice de Nicolas Hulot. Qu’en retenir, sinon qu’elle confronte le mouvement écologiste à la nécessité d’une réflexion approfondie sur son avenir ? Bien que l’animateur d’Ushuaïa, ex-conseiller de Jacques Chirac, ami de Sarkozy et Borloo, homme d’affaires hier sponsorisé par TF1 ou L’Oréal, ait choisi de se dévoiler à Sevran, l’une des villes d’Île-de-France les plus malmenées par le libéralisme, rien dans sa déclaration ne paraît de nature à ouvrir une voie nouvelle pour la gauche et pour le pays. On en aura surtout saisi qu’il voulait mettre Europe écologie devant le fait accompli d’une candidature libérée de tout devoir vis-à-vis des militants. Que son programme se résumait à quelques phrases si pleines de bons sentiments – sur ”« la loi des hommes »” et ”« les lois de la nature »”, ou sur l’objectif d’une ”« croissance qualitative et sélective »” – qu’on les retrouvera immanquablement jusque dans la rhétorique de tous les prétendants de droite. Et que, par-delà une prise de distance obligée envers ”« les politiques que le pouvoir en place et sa majorité développent en France »”, sa stratégie était conçue de manière à autoriser n’importe quel jeu d’alliances entre les deux tours de la présidentielle. Dire qu’hier cette famille politique jurait vouloir faire de la politique autrement…
Prenons en revanche le temps de nous arrêter sur les ”« 30 propositions prioritaires »” que le Parti socialiste vient de rendre publiques. Pour reconnaître d’abord qu’elles sont moins empreintes que par le passé de soumission aux dogmes de l’européisme néolibéral et de la recherche d’une compétitivité maximale par la diminution constant des « coûts » du travail. Pour relever des mesures symboliquement fortes, tels les ”« 300 000 emplois d’avenir »” en faveur des jeunes, la promesse d’abandon des prélèvements libératoires favorables aux revenus de l’épargne, l’évocation d’une fiscalité européenne contrecarrant le libre-échangisme débridé ayant eu cours jusqu’à présent,l’idée d’une taxation des transactions financières, la volonté de ”« dissuader »” les licenciements boursiers, ou encore le petit pas effectué dans la direction de l’abandon du tout-nucléaire. Mais également pour constater que rien n’y fait seulement penser à la retraite à 60 ans ou aux nationalisations avancées par le programme de François Mitterrand en 1981, ni à la réduction du temps de travail qui intervint pour beaucoup dans la victoire de Lionel Jospin en 1997.
Parlons clair et sans esprit inutilement polémique. Il ne suffit pas, dans les circonstances présentes, d’infléchir à gauche son discours pour provoquer l’élan populaire sans lequel il se révélera très difficile, bien plus en tout cas qu’on ne semble le croire rue de Solferino, de balayer le sarkozysme et de se hisser à la hauteur de l’authentique crise de civilisation engendrée par un capitalisme globalisé et financiarisé.
Impossible, par exemple, de répondre aux sept ou huit millions de grévistes et de manifestants d’octobre et novembre 2010 sans s’engager à rétablir le droit à la retraite à 60 ans… et à taux plein. Impossible de prendre à bras-le-corps le problème décisif des cinq millions de chômeurs recensés sans mettre l’accent, pour créer des centaines de milliers d’emplois nouveaux, sur le retour aux 35 heures… cette fois sans perte de salaire ni annualisation. Impossible de faire refluer la grande pauvreté, qui touche autour de huit millions de personnes, et d’accroître massivement le pouvoir d’achat, si l’on ne se prépare à porter pas le Smic à 1600 euros net, si l’on ne décrète que nul ne doit disposer d’un revenu inférieur au salaire minimum, si l’on ne veut pas instaurer l’échelle mobile des salaires, si l’on n’annonce pas que la puissance publique interviendra activement en faveur de l’augmentation généralisée des rémunérations. Impossible d’agir structurellement sur la précarité du travail sans se prononcer en faveur de l’instauration d’une Sécurité sociale professionnelle, comme le demande la CGT. Impossible de parler d’égalité salariale si l’on ne commence pas par vouloir limiter, par voie législative, les plus hautes rémunérations à 20 fois le Smic… non seulement dans le public mais aussi pour le privé. Impossible de viser à une refondation républicaine si l’on n’ose pas, tout en dessinant la perspective indispensable d’une VI° République démocratique et sociale, afficher que l’ensemble des services publics privatisés depuis une quinzaine d’années repassera dans la propriété collective… et que l’on en créera de nouveaux dans les secteurs qui le nécessitent.
Sur chacun de ces points, le projet socialiste demeure si prudent qu’un Villepin en paraîtrait presque gauchiste dans certaines de ses propositions : les déclarations de l’automne sur une réforme des retraites ayant l’accord du mouvement social semblent oubliées, le Smic n’est appelé qu’à un ”« rattrapage »”, la durée du travail est escamotée, le plafonnement des salaires n’est retenu que pour le secteur public, le redéploiement du service public se trouve limité à quelques secteurs (sans inclure, par exemple, La Poste ou l’énergie…), toute réforme institutionnelle d’ampleur semble écartée au profit de menues corrections des dérives de la V° République comme l’instillation d’une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin ou la lutte contre le cumul des mandats etc.
On voit ici l’intérêt d’entrer dans la discussion programmatique à travers les besoins sociaux et les revendications qu’il convient impérativement de satisfaire. Outre le fait qu’elle permet de vérifier si l’on se trouve ou non en phase avec un peuple en proie à une vive colère, la méthode a l’inestimable avantage d’éclairer la réflexion sur les moyens du changement.
Comment gouverner à gauche en prenant en compte le réel, sans s’atteler à une redistribution audacieuse des richesses, par le double biais des salaires et de la fiscalité, et en n’évitant pas (comme le fait le programme du PS) d’aborder la taxation du patrimoine ? Sans maîtriser le système financier, condition pour reprendre la main sur l’économie, ce qui ne sera envisageable qu’à la condition de former un grand pôle public bancaire grâce à la renationalisation des principales institutions concernées (ce qui va bien au-delà de la mise en synergie, imaginée par les dirigeants socialistes, de la Banque postale et de la Caisse des dépôts) ? Sans réhabilitation de mécanismes de planification démocratique, destinés à réorienter les choix de développement selon des critères d’utilité sociale et de faisabilité écologique ? Sans initier une grande politique industrielle, à même de lutter efficacement contre les délocalisations et de réorganiser l’appareil productif ? Sans s’affranchir de ce carcan libéral insupportable qu’imposent aux peuples d’Europe le traité de Lisbonne et le « Pacte pour l’euro plus » (ce qui implique de cesser de souscrire à l’impératif du désendettement à tout prix de l’État, qui reste une sorte de fil conducteur des 30 propositions, comme aux considérants monétaristes inspirant une Banque centrale européenne qu’il est plus urgent que jamais de priver de son indépendance) ?
LE FRONT DE GAUCHE SUR LA BONNE VOIE
Dans le moment fort trouble que nous traversons, le Front de gauche est sans conteste le seul à désigner un horizon qui puisse redonner du souffle à la politique dans ce pays. Comme ses trois composantes l’affirment à l’unisson, si les débats ne se recentrent pas sur le fond, en particulier à gauche, si les choix relatifs aux candidatures pour 2012 ne s’opèrent pas en toute transparence et au mépris des calculs de boutique ou des aventures personnelles, une situation plus qu’incertaine peut basculer, ouvrir de nouvelles perspectives d’essor à l’extrême droite. Ces derniers jours, pour ce qui la concerne, notre convergence aura notablement progressé dans la direction qu’elle s’était fixée.
Avec le texte-cadre élaboré au début du mois en vue des deux scrutins de 2012, elle aura clairement fixé son dessein : changer la gauche, y faire prévaloir une politique transformatrice radicale, rassembler les forces disponibles, jeter ce faisant les bases d’une majorité et d’un gouvernement tournés vers les attentes du peuple. Avec le « programme populaire et partagé » qu’elle est en train d’achever, elle entend ouvrir publiquement la confrontation sur la manière dont la gauche peut relever les défis qui se présentent à elle. Avec la discussion ouverte depuis une semaine au sein du Parti communiste, après que sa direction nationale, par la bouche de Pierre Laurent, ait fait état de l’accord que pourrait trouver en son sein la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, nous nous rapprochons de l’instant où notre dispositif de campagne se trouvera finalisé. La bataille décisive va commencer. Elle n’aura, soyons en certains, rien de routinière !