Comment conjurer un nouveau “21 Avril”
Neuf ans… Neuf ans exactement que la France de gauche, d’autant plus enragée qu’elle se savait probablement majoritaire dans l’électorat, dut se résoudre à laisser le second tour de la compétition présidentielle se jouer entre Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac. Dans l’atmosphère poisseuse et angoissante qui plombe présentement notre quotidien, les initiatives foisonnent pour nous exhorter à ne pas risquer de revivre pareil cauchemar. Passons sur celles qui paraissent n’avoir pour principale préoccupation que d’assurer au futur candidat socialiste, quel qu’il fût et quel que fût son programme, la certitude de bénéficier d’un réflexe de « vote utile », autrement dit de ce sentiment de résignation impuissante qu’engendre l’unique (quoique légitime) désir de se débarrasser de Nicolas Sarkozy. Discutons, en revanche, avec sérieux, celles qui, incontestablement sincères dans leurs motivations et mues par le souci de favoriser un élan populaire à ce jour inexistant, n’en concluent pas moins à la nécessité d’une candidature unique de la gauche.
De ce côté, on croise en premier lieu l’appel suscité par Marie-Noëlle Lienemann et Paul Quilès. Il incite ”« la gauche et les écologistes »” à savoir ”« convaincre de leur capacité à transformer en profondeur la société, les conditions de vie et notre mode de développement »”, et propose que des ”« assemblées des gauches »” viennent ”« clarifier le socle commun d’une action transformatrice, en privilégiant la coopération et en dépassant la stricte concurrence entre les diverses cultures »”. La visée est la conclusion d’un ”« accord législatif »” et la proposition s’inscrit d’évidence dans le prolongement de la volonté de ses initiateurs d’élargir les frontières d’un Parti socialiste appelé, selon eux, à devenir le cadre organique de toute la gauche. Mais il convient encore de relever la tribune, donnée à ”Libération” du 20 avril, par des personnalités aussi diverses que Stéphane Hessel, Susan George, Pierre Khalfa, Willy Pelletier ou Patrick Viveret. Revendiquant des sympathies s’étendant du PS au NPA, ils disent ”« vouloir redonner espoir aux milieux populaires »” et, pour ce faire, ils souhaitent l’organisation ”« après le choix de leurs candidats et programmes par les différentes familles socialiste, écologiste, communiste, alternatives…” (d’)”une série de débats communs destinés à cerner les objets d’accord et de désaccords »”. Sur cette base, est avancée la ”« possibilité de ¨primaires communes¨ sur le contenu des programmes, en décembre, à tout le peuple de gauche de hiérarchiser les propositions qui vaudraient programme d’action sur le quinquennat. Il faudrait ensuite choisir une procédure pour désigner un ou une candidat(e) »”. Le débat est lancé… Alors, discutons !
Ne contestons pas, tout d’abord, que l’essor de l’extrême droite représente un problème majeur. Il ne fait désormais plus de doute que Nicolas Sarkozy rêve – pari à hauts risques, de son propre point de vue – d’une configuration qui le verrait affronter Madame Le Pen au second tour de 2012 et qu’il s’évertue, pour y parvenir, à faire monter le Front national en puissance. Et, à l’instar de ses homologues dans une Europe minée par le cancer libéral, ledit FN s’efforce avec habileté de dévoyer une colère sociale ignorée par les élites au profit de son projet xénophobe de « préférence nationale ». Cela dit, que le spectre d’un nouveau « 21 Avril » hante à ce point la gauche en dit long sur le sentiment, de plus en plus prégnant, que celle-ci n’est à la hauteur ni d’un ordre en pleines turbulences aux échelles nationale autant que planétaire, ni des attentes d’une société en proie à une overdose du traitement de choc qu’elle subit depuis trop longtemps.
QUEL CENTRE DE GRAVITÉ POUR LA GAUCHE ?
À cet égard, faut-il ici rappeler que Lionel Jospin ne fut pas, en 2002, victime de candidatures défendant des visions substantiellement (voire radicalement) distinctes de la sienne, mais de sa propre incapacité à mobiliser autour de son projet… en commençant par sa propre famille de pensée ? À tant croire que la différence avec la droite se ferait sur un bilan gouvernemental qu’il estimait excellent alors que les classes populaires n’en retenaient que les déceptions ayant suivi l’espoir qu’enfin la gauche allait, après 1997 et dans la foulée du grand soulèvement social provoqué par le plan Juppé, retrouver le chemin de la volonté politique face au libéralisme déferlant ; à tant céder du terrain au capitalisme actionnarial et aux fonds de pension qu’il avait fini par proclamer que l’État ne pouvait rien face aux licenciements boursiers et par privatiser davantage que tous les pouvoirs conservateurs précédents ; à tant se montrer inapte à l’incarnation du grand dessein qu’étaient en droit d’attendre ouvriers, employés, chômeurs ou cadres, jusqu’à ne plus même savoir leur parler… le candidat du Parti socialiste aura réuni, de lui-même, les conditions de sa défaite. À l’inverse, avec un total de voix avoisinant les 20%, les campagnes de Laguiller, Besancenot, Mamère, Hue etc. n’auront en rien nui, bien au contraire, à la dynamique qui eût été indispensable pour l’emporter au second tour, si celui que les sondages avaient désigné comme le mieux à même d’entrer à l’Élysée n’avait – par la faiblesse de son offre politique – loupé le premier.
S’il faut, par conséquent, retenir une leçon de 2002, c’est bien qu’aucun subterfuge ne pourra demain conjurer la menace. Pas plus la recherche d’artifices institutionnels (comme, par exemple, ces nouvelles dispositions que d’aucuns envisagent pour barrer le chemin de la compétition présidentielle aux courants minoritaires) que l’imagination de mécanos plus ou moins sophistiqués visant à escamoter les désaccords d’orientation à l’origine de la structuration de partis différents dans notre camp. La lecture attentive de tous les sondages donnant la représentante du FN au second tour dans tous les cas de figure vient d’ailleurs le confirmer.
D’évidence, en même temps qu’un secteur égaré de la société, une petite fraction de l’électorat de gauche (encore minime à cette étape) s’abandonne maintenant au vote du désespoir (le second tour des dernières cantonales l’avait déjà laissé, ici ou là, entrevoir) ; face à quoi, comme le montre Harris Interactive pour ”le Parisien” du 21 avril, l’ensemble des sensibilités progressistes ne dépasse jamais les 45% (contre plus de 50% en mars dernier…). Une photographie que vient, dans ”le Monde” daté du 22 avril, corroborer l’analyse du sociologue Alain Mercier, proche d’une Fondation Jean-Jaurès s’inscrivant pourtant dans le dispositif de pré-campagne du directeur du FMI : ”« C’est dans les milieux populaires que se trouve le potentiel électoral du FN.” (…) ”Nicolas Sarkozy est complètement décrédibilisé.” (…) ”On ne le croit plus capable de jouer contre son camp, celui de l’¨oligarchie financière¨. Dominique Strauss-Kahn est lui aussi l’objet d’une forte suspicion. Quant à la gauche, elle est perçue comme très molle sur la mondialisation. »”
Qu’ajouter à ce terrible réquisitoire ? En quoi une unité de candidature, décidée du sommet et en l’absence de socle programmatique solide, suffirait-elle à dissiper un manque flagrant d’« envie » de gauche ? Dit autrement, en quoi notre convergence sur le plus petit commun dénominateur, sur une approche « molle » des défis à relever (pour paraphraser le sociologue Mergier), pourrait-elle parvenir à produire de la dynamique politique ? Ce qui vient, une fois de plus, poser le problème crucial du centre de gravité de la gauche… Même si cette dernière ne se voyait plus, demain, traversée d’une confrontation entre perspectives substantiellement différentes, la prédominance en son cœur des indécisions et tendances au renoncement face à la doxa libérale-capitaliste, celles qui l’auront précisément conduites à toutes les impasses du passé – jusqu’au 21 avril 2002 ! – n’offrirait pas la moindre garantie de victoire. Pire, elle serait de nature à apporter son meilleur argument électoral à une extrême droite qui ne manquerait pas, alors, de se présenter démagogiquement en unique adversaire du « système ».
POUR RASSEMBLER, FAIRE BOUGER LES LIGNES
Le rassemblement en vue de défaire la sainte-alliance de la droite et du patronat est une aspiration aussi juste et légitime que la formation d’un front syndical constitue un impératif permanent dans la défense des revendications. Il ne peut cependant s’opérer, devenir facteur de changement profond et durable, que sur la base d’une politique résolument tournée vers les attentes du plus grand nombre. Donc, sur une exigence en tout point contraire à la pérennisation de l’hégémonie du social-libéralisme au nom d’une efficacité aléatoire, et encore moins à l’organisation de primaires reproduisant inévitablement la personnalisation dépolitisante du combat électoral. On se trouve ici très loin du dépassement de la simple ”« concurrence des cultures »” évoquée par Marie-Noëlle Lienemann et Paul Quilès.
C’est Gérard Filoche, du courant Démocratie et socialisme, qui écrivait, peu après l’adoption des « 30 propositions prioritaires » du PS, que ”« la démocratie républicaine voudrait que le candidat de gauche se situe au cœur de la gauche, sur un programme basé sur ce qui fait consensus à gauche ! Désigner un tel candidat exige (…) qu’il y ait un accord sur ce qui fait une ¨majorité d’idées à gauche¨ : 35 h réelles, retraite à 60 ans, SMIC à 1600 euros, hausse des grilles salariales, pas de revenu à 20 fois le Smic, Sécu pour tous, école publique de qualité, services publics élargis et renforcés, blocage des loyers, sortie du nucléaire, une VI° République sociale, parlementaire, démocratique, écologiste, féministe »”. Si l’on peut incontestablement s’accorder sur le fait qu’un tel horizon constituerait une modification des plus prometteuses de la donne française, on ne peut pour autant ignorer que bien du chemin reste à parcourir pour s’en rapprocher. Le nécessaire et le possible ne se recouperont pas sans une intense bataille au service de laquelle il convient de mobiliser toutes les énergies disponibles. L’enjeu en est, rien de moins, d’aboutir au bouleversement du rapport des forces au sein de la gauche, d’y faire suffisamment bouger les lignes pour qu’une ligne de rupture, sociale, écologique, démocratique, y devînt centrale.
Qu’il vienne de la tradition socialiste héritière de Jaurès, de celle de l’écologie politique ou de celle du militantisme alternatif ou révolutionnaire, qu’il porte l’expérience du syndicalisme ou de l’engagement associatif, le concours de chacun y est indispensable. À l’occasion de débats publics, d’assemblées populaires, de forums ouverts à toutes les expertises sociales ou intellectuelles, il est bel et bien à l’ordre du jour que convergent maintenant toutes celles et tous ceux qui, sans qu’on leur demandât de renier quoi que ce fût de leurs parcours et appartenances, ont à cœur de favoriser l’émergence d’une véritable alternative aux logiques désastreuses du capitalisme et du productivisme, de réfléchir aux moyens audacieux de mettre en œuvre une telle bifurcation historique.
UN OBJECTIF À CLARIFIER
Elles et ils forment probablement la majorité de la gauche et du camp populaire. C’est pourquoi, sauf à prendre le risque de provoquer à leur tour un désenchantement mortifère, il leur faut impérativement se prémunir de l’enlisement qui résulterait de la recherche d’une synthèse ”a minima”. Car son seul effet en serait, obligatoirement, de reproduire la place prédominante, à l’intérieur de la gauche, d’une démarche de subordination aux impératifs de la globalisation financière et marchande, celle qui empêche justement de se faire entendre du peuple. Il revient, par conséquent, aux concepteurs des appels résumés au début de cette chronique de lever une ambiguïté : ou l’objectif consiste à bricoler à la hâte un mécanisme électoral, ce qui ne changera rien aux équilibres internes à la gauche et ne promettra pas la victoire à tout coup ; ou il s’agit effectivement de favoriser rassemblement et recomposition en portant sur les fonts baptismaux une nouvelle gauche, à l’ambition majoritaire et affichant l’ardente volonté d’être de son siècle. Cette question, essentielle, ne peut demeurer sans réponse.
Le Front de gauche vient, à cet égard, d’ouvrir un chemin… En portant haut les couleurs d’un premier rassemblement sur la politique que doit mener une gauche de combat… En s’efforçant d’explorer une nouvelle méthode, qui récuse aussi fortement l’unité sans véritable volonté de s’affronter aux classes possédantes que le sectarisme qui a toujours ruiné le combat transformateur… En s’écartant nettement de la tentation du verbe impuissant pour s’atteler à la cristallisation d’une majorité et d’un gouvernement aussi profondément fidèles aux classes populaires que Sarkozy et l’UMP le sont au Medef et au CAC 40… En mettant dans le débat public une série de propositions programmatiques phare, de nature à renouer le lien avec le peuple et à lui redonner confiance en sa capacité de changer par lui-même le cours des choses… En s’adressant à tous ceux qui, sans avoir partagé la démarche du Front de gauche depuis le départ, en arriveraient aujourd’hui aux mêmes conclusions que lui. Je veux, à ce point de ma réflexion, renvoyer au document que le Parti communiste, le Parti de gauche et Gauche unitaire ont rendu public au début de ce mois : ”« Par notre action et nos initiatives, nous voulons faire émerger un rassemblement à gauche sur un programme de transformation ce qui implique de créer les conditions pour faire bouger la gauche dans cette direction. C’est pourquoi nous allons mener une véritable confrontation des points de vue à gauche sur le contenu et la mise en œuvre des grandes transformations sociales nécessaires. Un rassemblement majoritaire est une condition indispensable pour faire émerger une alternative, mais celui-ci doit se faire sur des propositions à la hauteur des défis auxquels nous sommes confrontés. »”
Puisque fleurissent des appels exprimant des craintes compréhensibles et des aspirations qui peuvent être communes, n’est-il pas grand temps de passer aux travaux pratiques du dialogue et de la clarification à gauche ?