Culture et émancipation
Je voudrais, avec un peu de retard, revenir sur le forum « culture » du Front de gauche, qui se tenait au « Grand Parquet », une jolie salle du 18ème arrondissement de Paris, le 2 mai. Pour au moins trois raisons.
D’abord, chacun le sait, et les pages qu’Antonio Gramsci consacra à cette dimension mérite d’être lues et relues, la conquête de l’hégémonie sur le terrain des idées précède le plus souvent celle du pouvoir : la culture, au sens le plus général du terme, s’avère donc bien un enjeu de première importance pour quiconque veut que la gauche redevienne la gauche, d’autant que les expériences gouvernementales du passé ont légitimement entretenu la méfiance envers tous les discours et toutes les promesses sur la question.
Plus précisément, c’est la deuxième raison, l’élan citoyen que nous appelons de nos vœux pour aboutir à un changement aussi durable que profond, trouvera son chemin en s’emparant de l’exigence de réhabilitation de la souveraineté populaire : on ne peut, à cet égard, que partager la conviction de Condorcet et des philosophes des Lumières, selon laquelle l’”homo suffragans” est nécessairement un ”homo cogitans”, faute de quoi le peuple se voit exposé à l’instrumentalisation par la première aventure venue, au point de pouvoir devenir son propre tyran.
Enfin, le climat idéologique poisseux dans lequel nous baignons devient authentiquement inquiétant. J’ai, par exemple, été proprement indigné de voir ”Le Monde”, quotidien de « référence » s’il en fût, titrer « Justice est faite » le jour de l’exécution de Ben Laden par un commando d’élite de l’US Army ; non que je nourrisse la moindre complaisance pour un personnage ayant conduit sa guerre privée contre les États-Unis avec une barbarie n’ayant rien à envier à celle des puissances qu’il prétendait combattre, mais il est révélateur de la cécité de milieux adhérant théoriquement au principe de Raison d’entendre qualifier d’acte de justice une opération par laquelle le plus puissant État de la planète se sera affranchi de toutes les règles du droit international pour arriver à ses fins, en n’ayant de surcroît pas à traduire devant un tribunal cet ex-allié terroriste devenu son plus farouche ennemi.
En guise de contribution à cette réflexion essentielle, je reproduis ici mon intervention lors du débat du 2 mai. Un débat riche de l’intervention de multiples acteurs, passionnant d’un bout à l’autre de la soirée, à la préparation duquel avaient activement participé mes camarades Laura Laufer et Claude Michel.
MON INTERVENTION AU FORUM « CULTURE » DU 2 MAI
« Certains d’entre vous se sont interrogés sur le risque que les propositions du texte de préparation de ce forum ne se trouvent vite estompées par le besoin d’apporter des réponses à chaud à une situation plus mouvantes que jamais, ce qui est le propre du combat politique. Ce questionnement est légitime, surtout au regard des expériences du passé. On peut toutefois éviter de retomber dans ce type de travers. La démarche du Front de gauche ne consiste ainsi pas seulement, ni même principalement, à recevoir l’interpellation des professionnels, des syndicalistes ou militants associatifs, contrairement à ce que disait un intervenant au cours de la soirée : elle se veut une construction partagée entre formations politiques, acteurs sociaux, citoyens soucieux de faire émerger une alternative à la hauteur de leurs engagements. C’est toute l’originalité de cette approche novatrice : faire, en quelque sorte, entrer la « culture des luttes » dont il a été fait état ce soir dans le processus visant à l’émergence d’une solution politique tournée vers les attentes populaires.
« Plus généralement, il doit y avoir au cœur de notre engagement la conviction que l’art, la culture, l’instruction représentent un enjeu politique et social majeur. La contre-révolution libérale et conservatrice à laquelle nous sommes confrontés, ici comme à l’échelle de la planète, s’accompagne de l’étranglement sournois de la démocratie et, plus généralement, de toute pensée critique. En même temps que l’on veut tout libéraliser, tout déréglementer, tout soumettre au dogme de la rentabilité maximale devenu la finalité du nouveau mode d’accumulation du capital, il faut toujours plus asservir les esprits, empêcher que les hommes et les femmes se forgent une conscience de leurs intérêts et qu’ils puissent agir comme acteurs de l’histoire en vue de transformer la société dans le sens du bien commun.
« Il s’agit, à vrai dire, d’une tendance historique du capitalisme. Ce n’est donc pas pour rien que le mouvement ouvrier, depuis ses origines, s’est porté aux avant-postes de la bataille culturelle. Ce qui lui apparaissait, en quelque sorte, naturel dès lors que son horizon était l’émancipation – donc l’éradication de la misère, de l’exclusion et de l’aliénation qui en éloignent – et l’émergence d’une autre société dont le but soit le développement de nouvelles richesses ainsi qu’une organisation radicalement différente de leur partage. Cette tendance historique atteint toutefois aujourd’hui son paroxysme…
« Un intervenant a dit, tout à l’heure, que l’art n’était pas, par essence, révolutionnaire. C’est parfaitement exact. L’art est le reflet des contradictions et affrontements traversant la société (1). Par conséquent, il peut y avoir des créations artistiques réactionnaires. Il n’empêche que nous avons à relever le défi essentiel que nous pose une loi du marché qui vient, par sa propre dynamique, en conjuguant ses effets avec le recul du mouvement populaire comme avec la crise du projet socialiste et communiste, nous menacer de l’étouffement de toute pensée critique susceptible d’éclairer le chemin d’un autre avenir pour l’humanité.
« Avec le sarkozysme, ce défi est devenu d’une actualité encore plus brûlante. Ainsi, prétendre, comme le disait le président de la République à Madame Albanel en 2007, que ”« les aides publiques »” devaient ”« favoriser une offre répondant aux attentes du public »”, et ajouter que les choix culturels devaient être soumis ”« à l’obligation de résultat »”, revient-il à résumer un projet de société. Un projet de société où le profit est la mesure de tout choix, où l’audimat règne en maître, où la démagogie est le prétexte d’une politique culturelle au rabais.
« Cette vision des choses a ouvert la voie à une politique sans précédent de casse du service public de la culture, et même d’une offensive participant de la destruction volontaire de la République, dès lors que ce sont jusqu’aux acquis du programme du Conseil national de la Résistance en ce domaine qui se voient désormais remis en cause.
« Depuis quatre ans, nous avons pu suivre pas à pas le cheminement de cette entreprise : de la Révision générale des politiques publiques à la mainmise sur l’ensemble des médias télévisuels et radiophoniques, pour aboutir à l’idée énoncée par Frédéric Mitterrand d’une ”« culture pour chacun »”, dont l’objectif n’est autre que de transformer le public et l’usager du service public de la culture en client-consommateur. Une conception derrière laquelle se dissimule à peine le mépris du peuple et des « besoins culturels » qu’on lui attribue.
« Une gauche à la hauteur sera, par conséquent, demain, celle qui entreprendra de démocratiser la culture, afin que tous puissent y avoir accès et se l’approprier. Celle qui ne se dérobera pas au défi d’organiser le travail entre toutes les mains disponibles, de changer les conditions d’existence du plus grand nombre, afin que puisse être dégagé du temps libre au bénéfice de l’éducation permanente, de l’accès aux loisirs et aux pratiques culturelles ou à la création. Celle pour laquelle la République sociale n’a pas à se laisser dicter sa conduite par le dogme de l’équilibre budgétaire à tout prix. Celle qui s’attellera à créer, ou recréer, des liens entre artistes et classes populaires, afin d’en finir avec une division du travail par laquelle le peuple est à tout jamais exclu des pratiques culturelles. Celle, enfin, qui s’emploiera à arracher aux grands groupes multimédias ces « nouvelles « technologies de l’information et de la communication » grâce auxquelles il devient objectivement envisageable d’organiser la convergence d’activités jadis séparées : les télécommunications, l’informatique, la télévision etc.
« Il y a, sur ce plan autant que dans les autres domaines qui ont fait l’objet des rencontres du « programme partagé », un véritable choix de logiques à gauche. Dit autrement, l’exigence culturelle ne peut s’accommoder de la soumission aux règles d’un libéralisme destructeur et d’un capitalisme cupide dont les exigences sont relayées par le Fonds monétaire international depuis Washington.
« De façon succincte, nous pourrions, ce soir, résumer en quatre lignes directrices les pistes du changement culturel.
« Première ligne directrice : la culture, le champ de l’art, le domaine de l’information ne sont jamais des dépenses secondaires. Ils doivent donc disposer de moyens adaptés à l’objectif incontournable d’un nouveau service public de l’art et de la culture. À l’inverse de l’austérité qui s’impose à l’ensemble de l’Union européenne et que l’on va jusqu’à tenter de faire appliquer par les collectivités territoriales, un effort tout à fait substantiel doit être fait, à tous les échelons du pays, en faveur de théâtres, de cinémas, de conservatoires, de musées, de médiathèques, au service de toutes les expérimentations culturelles et plus particulièrement tournés vers les quartiers populaires. Ce qui implique des embauches suffisantes de techniciens et de personnels pour faire fonctionner toutes ces structures. J’insiste sur ce point dans la mesure où le conseiller régional que je suis – qui doit, chaque jour, faire face aux retombées de l’étranglement budgétaire des Régions par la droite, avec pour premières victimes non seulement les crédits à la culture, mais surtout les petites troupes, les petites associations – veut ici dire fortement qu’une gauche de retour aux affaires devra revenir sans ambiguïté sur cette logique d’austérité à perpétuité.
« Deuxième ligne directrice : la qualité pour toutes et tous. C’est, me semble-t-il, ce que nous devons mettre derrière la notion de démocratisation de la culture. Les choses doivent être dites avec force : la production culturelle n’a pas pour objet de vendre pour toujours plus de profits, en écartant ce faisant la création innovante. Elle vise à instruire, animer, créer… Et ce, en toute liberté ! Idée qui me permet de revenir sur la question de la censure dont sont aujourd’hui de plus en plus l’objet des créateurs ici ou là, y compris parfois de la part de certaines collectivités de gauche. Cette question a été abordée tout à l’heure dans la discussion. Aussi, je veux dire que lesdits phénomènes de censure ne sont jamais admissibles et que la gauche tout entière gagnerait à s’approprier la proclamation conjointe d’André Breton et Léon Trotsky : ”« Toute licence en art ! »” (2)
« Troisième ligne directrice, la démocratie culturelle a une finalité clairement sociale : que les classes populaires puissent s’approprier le domaine de la création artistique. Parmi les nouveaux droits qui nous faut défendre, au bénéfice des travailleurs, dans le cadre de notre bataille pour une VI° République, il doit y avoir l’obligation, pour les entreprises, de permettre à chacun d’avoir accès à l’éducation permanente, tant sur le plan de la culture que sur celui du perfectionnement dans les techniques de métiers. De la même façon, à celles et ceux qui le désirent, l’État doit favoriser, au-delà du temps de la scolarité, l’accès à l’éducation permanente ainsi qu’à des écoles ou universités populaires ouvertes aux salariés ou aux chômeurs.
« Quatrième ligne directrice : la diversité. La mondialisation marchande et financière est génératrice de pensée unique et conforme aux exigences des marchés. Une gauche de retour aux affaires, de même qu’elle afficherait sa volonté de ne plus s’inscrire dans les clous du traité de Lisbonne, de même qu’elle manifesterait sa décision de renégocier tous les traités internationaux qui concourent à la prédominance du libéralisme, romprait avec la logique de l’Accord général sur le commerce et les services, la trop fameuse AGCS ; elle développerait de nouveaux outils publics de création et de diffusion ; elle ferait primer les principes de la Convention de l’Unesco de 2005 sur les règles de l’Organisation mondiale du commerce.
« Une réflexion générale pour conclure. Pour écrire les plus belles pages de son histoire depuis deux siècles, la gauche a toujours su impulser l’élan d’une utopie créatrice contre les frilosités des démarches froidement gestionnaires. « Il faut rêver » a toujours été le mot d’ordre des soulèvements révolutionnaires, jusqu’à ceux actuellement en cours de l’autre côté de la Méditerranée. Les grands mouvements populaires du siècle écoulé, du Front populaire à Mai 68, ont été accompagnés d’un formidable essor de la production artistique.
« Alors, à gauche, il est temps de réconcilier le rêve et la politique. Pour parler autrement, la puissance utopique que permet l’art doit permettre l’utopie politique. »
”1. En couchant sur le papier mon intervention du 2 mai, il me revient à l’esprit la considération de Hannah Arendt” : « Aussi, notre intérêt pour l’artiste n’est-il pas tant axé sur son individualisme subjectif, que sur ce fait qu’il est, après tout, le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » (”in” La Crise de la culture, ”Folios Essais, 1995).”
”2. Lorsque j’ai rappelé cette forte maxime, j’ai pu voir à quel point elle était largement ignorée, y compris de cette assistance avertie. Certains ont même, ultérieurement, interrogé mes amis sur ma propension à citer… Trotsky. En réalité, la réappropriation d’une réflexion venue tout à la fois d’une grande figure du surréalisme et du dirigeant de l’Octobre russe, à un moment (1938) où le totalitarisme stalinien étouffait les dissidences dans le mouvement communiste et révolutionnaire, m’apparaît toujours aussi essentielle. Dans” Pour un art révolutionnaire indépendant, ”texte élaboré avec Léon Trotsky et cosigné de Breton et Diego Rivera, on peut ainsi lire :” “À ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.” (”In Léon Trotsky,” Littérature et révolution, ”10/18 1974)”.