Mai 1981-Mai 2011 (1) : les équivoques du Programme commun

Le trentième anniversaire du 10 mai 1981 fait actuellement l’objet d’une avalanche, pour ne pas dire d’une débauche, de commémorations plus ou moins nostalgiques. Sans doute la médiatisation de l’événement doit-elle au souvenir, ancré au plus profond de la mémoire populaire, d’un temps « où la gauche gagnait » (pour paraphraser le « Nouvel Observateur ») et, surtout, se montrait encore capable de soulever l’espoir dans le pays.

Ne cédons toutefois ni aux facilités de l’unilatéralisme dénonciateur, ni à celle des réécritures avantageuses. L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, sa longévité quatorze ans durant à l’Élysée (performance alors inédite et qui ne se sera jamais renouvelée ultérieurement) auront, tout à la fois, couronnées la longue séquence politique née au milieu des années 1960 et ouvert l’une des plus graves crises qu’ait eu à affronter la gauche et le monde du travail. Une crise dont nous subissons toujours les terribles retombées… Il n’est donc pas inutile, à l’aube d’une campagne présidentielle dont l’enjeu n’est autre que de savoir s’il sera possible de chasser Nicolas Sarkozy afin de créer les conditions d’un changement profond de la vie du plus grand nombre, de dépasser les images d’Épinal en s’attelant à un bilan soigneux de ce qui demeure une expérience majeure d’« exercice du pouvoir » par les principales formations de la gauche. C’est l’objet de la série de notes que j’inaugure ce jour.

On ne peut comprendre 1981 sans revenir sur les 23 années qui l’ont précédé. Le retour aux manettes du général de Gaulle, en mai 1958, au terme d’un authentique coup de force militaire, laisse partis ouvriers et organisations du mouvement social frappés d’impuissance. La SFIO, discréditée par ses alliances à droite dans les gouvernements de la IV° République comme par la caution qu’elle avait apportée aux guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, entame son agonie. Le Parti communiste, bien que force dominante de la gauche, touche aux limites de son influence du fait de son lien à l’Union soviétique et d’une histoire marquée de l’empreinte du stalinisme. La toute-puissance du gaullisme ne tarde cependant pas à se lézarder sous l’impact du réveil des luttes sociales (celle, particulièrement spectaculaire, des mineurs en 1963, celle qui verra la CGT et une CFDT à peine affranchie du syndicalisme chrétien s’allier dans le rejet des ordonnances gouvernementales visant la Sécurité sociale en 1967, celles également qui parsèment – parfois avec violence – les premiers mois de 1968) et de la rétraction de la base sociale du régime (au premier tour de l’élection présidentielle de 1965, le Général se retrouve en ballotage avant que, en 1967, son clan ne conserve qu’un siège de majorité à l’Assemblée nationale).

LE BESOIN D’UNE ALTERNATIVE AU GAULLISME

La question d’une perspective politique crédible est, dès ce moment, posée. L’Union de la gauche naîtra donc d’une double volonté. D’un côté, la direction communiste, appréciant lucidement sa situation mais préjugeant probablement de sa capacité à conserver son hégémonie sur le camp progressiste, se prononce très tôt en faveur d’un programme commun l’unissant aux socialistes : ”« Pour aider au rassemblement de toutes les forces démocratiques et antimonopolistes, pour favoriser la convergence de leur action, le Parti communiste a soumis aux autres partis démocratiques un projet de programme commun qui vise au renouvellement des institutions républicaines et de toute la vie nationale.” (…) ”Le Parti communiste français a avancé la thèse selon laquelle sa collaboration avec d’autres partis démocratiques, et d’abord avec le Parti socialiste, est nécessaire, pas seulement pour le présent, mais demain dans la lutte pour réaliser ensemble la révolution socialiste »” (”Histoire du Parti communiste français. Manuel.” Éditions sociales 1964) La démarche sera ensuite reprise par le XVIII° Congrès de janvier 1967.

Presque simultanément, François Mitterrand, plus farouche détracteur de la V° République (dans son pamphlet ”Le Coup d’État permanent”, il en a parfaitement identifié les mécanismes pervers) comprend le bénéfice qu’il pourrait retirer de la bipolarisation et de la présidentialisation de la vie publique engendrées par les institutions, et il lie dès ce moment son destin personnel à la conquête du leadership sur la gauche. C’est ainsi qu’il parvient, en 1965, à se faire désigner comme le candidat unique du PCF et de la « gauche non communiste » (vocable qui désigne la SFIO, le Parti radical et sa propre Convention des institutions républicaines).

Mai 68 va se révéler un traumatisme majeur. Plus grande grève générale de l’histoire française, le mouvement ne trouve pas le moindre débouché politique crédible du côté d’une gauche qui a frôlé la majorité parlementaire l’année précédente. Ce qui, non seulement, permet à Charles de Gaulle de faire élire une Assemblée « bleu horizon » en juin 1968, mais voit, à la présidentielle de l’année suivante (laquelle suit la défaite du chef de l’État au référendum qu’il a organisé sur la régionalisation), Jacques Duclos (pourtant à plus de 20%) et Gaston Defferre (à 5% !) être purement et simplement éliminés du second tour. Alors que le soulèvement de Mai a semé les germes d’une montée en puissance des mouvements sociaux (qui va pratiquement marquer toute la décennie 1970), alors que les luttes de la jeunesse et de tout un secteur du salariat féconde l’essor d’une gauche révolutionnaire imaginative et offensive, la manifestation de ce vide politique a pour effet d’accélérer le cheminement d’une solution à même de mener la gauche aux affaires. En 1971, François Mitterrand s’empare de la direction du nouveau Parti socialiste, à l’occasion d’un congrès d’Épinay qui ratifie en même temps la stratégie d’Union de la gauche. Un an plus tard, le PS et le PCF, associés au très insignifiant Mouvement des radicaux de gauche, cosignent un « Programme commun de gouvernement ».

Ce dernier se veut explicitement une réponse à la radicalité sociale et à la politisation qui caractérise, à ce moment, la société française. Même l’organe de la Ligue communiste, bien qu’il y voit principalement une opération « réformiste » destinée à contrecarrer la révolution qu’il estime proche, doit admettre qu’il va bien plus loin que la plate-forme du Front populaire : ”« Les nationalisations ne se réduisent pas à la nationalisation de pertes. Elles concernent non pas des secteurs déficitaires de l’économie, mais certains centres clés de l’accumulation du capital (électronique, chimie, sidérurgie) et le système bancaire, c’est-à-dire le système nerveux de l’économie capitaliste. Au niveau de l’entreprise, le programme met un terme au pouvoir absolu du patronat : le contrôle syndical est institué sur les licenciements, l’embauche, les cadences, et même sur certaines décisions de gestion. Au niveau des institutions politiques, tout un ensemble de mesures vise à réactiver les assemblées élues, nationales, régionales, locales, au détriment du pouvoir exécutif »” (”Rouge” n° 165) On comprend, à la lecture rétrospective de ces lignes, comment une dynamique s’enclenche dans ces années-là, captant une aspiration profonde à l’unité des forces populaires et apparaissant, à des millions d’hommes et de femmes, comme une promesse de changement menant, non à une modeste avancée démocratique, mais au socialisme. Ce n’est pas pour rien que les manifestations de l’époque se déroulent au cris de : « Union, action, Programme commun ! »

DÈS LE DÉPART, L’AMBIGUÏTÉ…

À bien y regarder, la réalité s’avère plus complexe. D’abord, le Parti socialiste, tout en reprenant à son compte l’essentiel des revendications du moment, et tout en se prévalant d’une vision volontariste dans laquelle l’État est appelé à jouer un rôle majeur, affiche dès le départ sa ferme intention de ne pas rompre les grands équilibres politiques, économiques, institutionnels. Quoiqu’il préconise la rupture avec le capitalisme, il continue à se référer à une ”« économie ouverte »”, ce qui l’amène à vouloir rester dans la logique de la construction européenne ; quoiqu’il dénonce la dérive monarchique de la V° République, il n’envisage d’en remettre en cause que quelques aspects limités (comme l’article 16, autorisant le recours aux pouvoirs spéciaux…), ébauchant ce faisant ce que sera son futur ralliement à la Constitution gaullienne ; quoiqu’il ne soit pas avare de proclamations anti-impérialistes, il n’en refuse pas moins la sortie de l’Otan et ira même, en 1974-1975, jusqu’à prendre fait et cause en faveur de la coalition qui, au Portugal, s’emploie à briser la Révolution des œillets.

Ensuite, François Mitterrand n’a pas songé un instant à dissimuler que son projet consiste à reconfigurer la gauche française au profit de la social-démocratie, avec pour souci principal de canaliser l’élan populaire dans le cadre d’une stratégie essentiellement institutionnelle. Dès décembre 1972, au congrès de l’Internationale socialiste, il indique : ”« Notre objectif fondamental est de refaire un grand parti socialiste sur le terrain occupé par le PC lui-même, afin de faire la démonstration que, sur cinq millions d’électeurs communistes, trois millions peuvent voter socialiste »” (cité par Albert du Roy et Robert Schneider, ”Le Roman de la rose. D’Épinay à l’Élysée, l’aventure des socialistes”, Seuil, 1982). Des propos qui n’ont rien d’anodins, prononcés dans une enceinte dont les principales composantes commencent, comme le reconnaît aujourd’hui Jean-Pierre Chevènement (dans une table ronde pour ”L’Humanité-dimanche” du 5 mai 2011, à laquelle j’ai participé), ”« sous l’impulsion du SPD »,” à ”« s’aligner »” sur les exigences de la finance et des marchés.

Cette faille fondatrice n’empêche évidemment pas que, sur toute une période, l’unité du PS et du PCF fonctionne à plein, faisant converger les aspirations de la classe ouvrière, des couches moyennes salariées, de la jeunesse. Le courant socialiste connaît alors un essor fulgurant et sa théorie d’un ”« front de classes »” à réaliser semble trouver d’innombrables concrétisations dans la situation. Très vite cependant, l’inexistence d’un processus d’auto-organisation populaire, dans les entreprises et sur le terrain, apparaît comme la grande limite de l’Union de la gauche. Rien n’est de nature à empêcher François Mitterrand de s’autonomiser de plus en plus de son alliance avec le PC, et même de son propre parti. Ou d’accepter la tendance inhérente aux institutions nées du gaullisme. Ou encore de s’atteler à rassurer le patronat sur son respect scrupuleux de l’économie de marché (c’est le cas notamment lors d’un mémorable Forum de ”l’Expansion”, en 1976). Le basculement du rapport des forces interne à la gauche fait le reste, conduisant progressivement à la rupture entre communistes et socialistes.

À L’ARRIVÉE, LA RUPTURE

Les premières salves en sont tirées peu après l’échec de la présidentielle de 1974, lorsque François Mitterrand, de nouveau candidat unique de la gauche, échoue sur le fil face à Giscard d’Estaing. Analysant la montée en puissance du partenaire socialiste sur l’échiquier électoral, la direction du PCF découvre qu’elle est lentement menacée de devenir une force d’appoint. Elle avait, jusque-là, consenti à relayer la dynamique de l’union sans mener le moindre débat avec le PS, sur le contenu de la politique proposée au pays ou sur la visée stratégique, parce qu’elle imaginait en demeurer la force motrice. Préfaçant le ”Manifeste pour une démocratie avancée”, adopté par le comité central de décembre 1968, Waldeck Rochet n’avait mis qu’une condition au rassemblement avec ses partenaires : ”« L’abandon de la collaboration de classe avec la bourgeoisie. »” Ce qui, dans son esprit, était in fine liée à cette autre : ”« Notre” Manifeste ”souligne encore que la possibilité d’édifier le socialisme est liée à la capacité du Parti communiste à jouer son rôle d’avant-garde de la classe ouvrière dans la révolution socialiste. »”

En vertu de quoi, au demeurant prisonniers de l’absence d’un rassemblement populaire et militant à la base, ce qui eût incontestablement facilité les débats et pu accoucher d’autres équilibres à gauche, les responsables du parti ont longtemps renoncé à mettre sur la place publique les désaccords traversant la coalition du Programme commun. Réalisant que l’union jouait à leur détriment, ils vont réagir au moyen d’inflexions brutales : comme le résument à ce moment une série d’intellectuels communistes, aux phases d’”« union sans combat »” succèdent des phases aiguës de ”« combat sans union »”, à la faveur desquelles ils délivrent d’eux-mêmes l’image du pire sectarisme. Loin de leur permettre de refaire leur handicap, la division les mène à de nouveaux déboires électoraux dans la mesure où l’électorat populaire, avant tout soucieux d’infliger une défaite à la droite, leur en impute l’essentiel de la responsabilité. Aux législatives de 1978, le PS et les radicaux devancent les candidats communistes (24,95% contre 20,61%) et, au premier tour de la présidentielle de 1981, Georges Marchais réalise le plus petit score du parti depuis 1936 : 15,34%.

C’est que la défaite de 1978, dont la division apparaît la première responsable, est intervenue dans une conjoncture internationale aux coordonnées entièrement bouleversées. La crise économique frappe de plein fouet l’espoir d’une forte croissance qui donne sa cohérence aux propositions du Programme commun, elle instille le doute sur les effets véritables de la relance préconisée par la consommation, elle appelle une réflexion en urgence sur les moyens grâce auxquelles les nationalisations pourraient favoriser le contrôle de l’économie. Les partis de l’Union de la gauche ne sont, méthodologiquement et conceptuellement, pas en état de prendre la mesure de la modification de la donne. Dans le même temps, la plupart des grandes luttes sociales ont échoué face aux plans d’austérité déployés par Valéry Giscard d’Estaing et son Premier ministre, Raymond Barre. Venue d’outre-Manche puis d’outre-Atlantique, une tornade néolibérale commence à déferler sur le Vieux continent, et elle favorise l’irruption d’un courant de réaction idéologique exaltant le repli individualiste, fustigeant l’État, assimilant les principes d’égalité et de solidarité aux crimes des régimes totalitaires se réclamant abusivement du socialisme.

L’habileté du premier secrétaire du PS est alors double. Il se garde bien de suivre ceux qui, au PS, proposent un aggiornamento « moderniste (la « deuxième gauche » de Michel Rocard, pour aller vite, qui s’affronte violemment à lui au congrès de Metz, en 1979), et prend grand soin de rejeter sur le PCF le mistigri du violent affrontement qui met aux prises socialistes et communistes, se voulant « unitaire pour deux ». Il profite simultanément de la rupture pour élargir ses marges de manœuvre vis-à-vis de la gauche et commencer à assumer une posture bonapartiste adaptée à des institutions dans lesquelles il rêve désormais de se couler. C’est ainsi que le ”Projet socialiste”, rédigé par cette figure de la gauche du PS qu’est à l’époque Jean-Pierre Chevènement et qui s’inscrit dans la continuité du Programme commun, passe rapidement au second plan pour permettre à la campagne présidentielle de 1981 de se focaliser autour de ”110 propositions pour la France” n’engageant que le candidat à la fonction suprême. Le peuple de gauche et les classes populaires, affaiblis par la longue suite d’échecs essuyés sous le septennat giscardien, n’ont guère d’autres choix que d’investir leurs espoirs de changement dans une victoire de François Mitterrand à la présidentielle.

Seule, à l’« extrême gauche », la LCR tente de suggérer une autre voie que la division effrénée ou le ralliement pur et simple au candidat socialiste. Ayant auparavant plutôt négligé l’élan suscité par l’Union de la gauche, elle analyse cette fois correctement le nouveau contexte. Menant campagne sur le mot d’ordre ”« Giscard peut et doit être battu »”, elle s’efforce d’asseoir le désir d’unité sur un processus populaire et militant. Avec des figures socialistes, communistes ou syndicalistes, elle lance « Union dans les luttes », construction qui obtiendra un indéniable écho sans pour autant parvenir à redistribuer les cartes au sein de la gauche.

À la veille du dénouement de la compétition électorale de 1981, un formidable potentiel demeure, qui va jouer contre l’hôte de l’Élysée. Il ne peut cependant pas occulter de considérables faiblesses qui ne mettront pas longtemps à produire leurs effets négatifs… lorsque le temps des affrontements avec les classes possédantes viendra.

”À suivre : « Le temps des espoirs brisés »”

Christian_Picquet

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