Rassembler la gauche contre l’austérité
Tout a été dit, ou presque, à propos du 23° sommet européen de ce 21 juillet. La réalité… et les chimères. Ces dernières se manifestant selon un scénario immuable, dans cette énergie très particulière que déploient toujours les zélotes du libéralisme, alerte après alerte, pour nous convaincre que la zone euro est définitivement sortie d’affaire. Y croient-ils un minimum ? La lecture du très sarkozyste ”Figaro” permet d’en douter. Les projecteurs s’étaient à peine éteints, à Bruxelles, que son éditorialiste, Pierre Rousselin, écrivait : ”« L’accord a été accueilli favorablement par les marchés. Il reste à espérer qu’il s’agit d’un changement durable et qu’après tant de déconvenues un cercle vertueux finira par se mettre en place. »” On ne pouvait mieux laisser percer son scepticisme…
Comment, d’ailleurs, ne pas le comprendre, tant il est patent qu’aucun des problèmes minant l’Union européenne n’a été réglé ? Certes, les États adhérant à la monnaie unique auront-ils dû, en procédant à un rééchelonnement de fait de la dette grecque, prendre acte que l’austérité implacable imposée à tout un pays était devenue intenable. Sans doute, auront-ils été amenés à s’affranchir, avec l’élargissement des capacités du Fonds européen de stabilisation financière, du dogme jusque-là réputé intouchable par le traité de Lisbonne, selon lequel les États ne pouvaient s’entraider. Bien sûr, auront-ils implicitement admis l’effet pervers du niveau précédent des taux d’intérêt dudit FESF, en les ramenant à 3,5%.
Pour le reste toutefois, les décisions adoptées par les Dix-Sept s’assimilent plutôt à des effets d’annonce destinés à gagner du temps. Même légèrement allégée, la charge de la dette restera exclusivement imputée aux travailleurs, chômeurs et retraités, avec les conséquences calamiteuses que cela entraînera pour l’économie hellène. Les rallonges consenties au plan de « sauvetage » vont, de surcroît, alourdir encore les dettes publiques au sein de la zone euro. Et les États ne pourront toujours pas se tourner directement vers la Banque centrale européenne pour se financer, contraints qu’ils seront de faire appel, comme auparavant, à des établissements privés pratiquant des taux authentiquement usuraires. Précisément, la participation du secteur privé, annoncée telle une mesure pratiquement révolutionnaire, constituera en réalité une aubaine pour des créanciers qui vont profiter de la transformation des dettes en obligations, afin de réaliser de prodigieux bénéfices sur les marchés. Il est, à cet égard, des plus significatifs que l’idée d’une taxation des banques ait été abandonnée aussitôt que suggérée, sous la pression des dirigeants de ces dernières, invités à siéger au milieu des chefs d’État et de gouvernement, tels… les véritables maîtres du continent.
Ne parlons même pas de la prépondérance ubuesque de ces agences, devenues le bras armé des rapaces de la finance, qui n’ont pas tardé à dégrader une nouvelle fois la note de la Grèce, et qui vont aujourd’hui jusqu’à menacer la puissance américaine de leurs foudres, sans que l’UE ne se résolve à envisager de contrecarrer leur pouvoir de nuisance. Dit autrement, la machine infernale tourne toujours à plein régime et, à la première manifestation de fragilité, qu’elle surgisse à Athènes, Lisbonne, Dublin ou Rome, les offensives spéculatives redémarreront sur les places financières.
PRENDRE LE MAL À LA RACINE
Quoiqu’il fût à des années lumière des idées que vous pouvez voir développées ici, l’ancien chef économiste du Fonds monétaire international, Kenneth Rogoff, énumère, s’agissant de la crise des dettes souveraines, quelques remarques méritant que l’on s’y arrête. À propos de la dernière rencontre bruxelloise, il souligne avec pertinence, dans ”Le Monde” du 23 juillet, qu’il ”« n’y a que des mesures qui permettent, à nouveau, de gagner du temps, quelques semaines, face aux marchés. Il manque toujours la solution radicale, déterminante.” (…) ”Il y a clairement un risque que la Grèce, de même que le Portugal et sans doute d’autres pays, doivent sortir provisoirement de la zone euro »”. Et d’asséner, à son tour, ce qui relève de l’évidence pour un contempteur du néolibéralisme : ”« L’Europe va un peu vite en comparant un tel événement à la faillite de Lehman Brothers. Une faillite d’État est finalement assez banale et l’on sait comment gérer le problème d’une restructuration. »”
Bien qu’en matière de « radicalité » il soit fort peu probable que je m’entende jamais avec M. Rogoff, sa conclusion est un point de départ utile. L’endettement d’un État n’est, en effet, pas de nature similaire à celui d’une entreprise (voire d’une famille, puisque d’aucuns croient bon d’établir la comparaison pour mieux tétaniser les opinions), la notion de faillite n’ayant, dans ce cas, guère de sens. Aussi les politiques publiques ne sauraient-elles obéir à des critères équivalents. L’hypothèse d’une annulation ou d’un moratoire portant sur tout ou partie des dettes contractées pour sauver les banques de leurs propres turpitudes n’a, pour cette raison, rien d’incongrue.
Une construction politique et économique de l’Europe ne pouvant s’envisager sans union fiscale, la question est alors posée de la taxation des mouvements de capitaux et du desserrement du carcan financier qui enserre les emprunts d’État. Les premières dispositions consisteraient, en ce sens, à remettre en cause le traité de Lisbonne, afin notamment de contraindre la BCE à prêter aux États à des conditions aussi avantageuses que celles pratiquées avec les banques, et à abonder un fonds orienté vers le développement économique de l’Europe, la relocalisation de ses industries et son redéploiement vers de nouvelles activités socialement et écologiquement utiles. Autant de pistes de travail qui ne se conçoivent pas sans la restitution, aux peuples des différentes nations, de la souveraineté démocratique seule à même de leur conférer une réelle maîtrise des choix engageant leur avenir.
LA STAGNATION POUR PRIX DE LA RIGUEUR
En complément de leurs conclusions du 21 juillet, les gouvernants de l’Eurogroupe auront solennellement réitéré leur intention d’atteindre, en 2013 ”« au plus tard »”, l’objectif (sans cesse différé depuis qu’il avait été inclus dans le traité de Maastricht) de ramener les déficits publics sous la barre des 3% du PIB. En France, les indiscrétions savamment distillées par Bercy fournissent une première indication de ce à quoi nous devons nous attendre : poursuite de la réduction fanatique du nombre des fonctionnaires, compression des dépenses de ”« fonctionnement »” et ”« d’intervention »” de la machine étatique comme des collectivités territoriales, accroissement de la pression fiscale sur la masse des contribuables, donc des salariés… Le tout devant se dérouler sur fond de relance de l’offensive de l’UMP pour faire accepter, à la majorité des trois cinquièmes du Congrès de la République, l’inscription de la ”« règle d’or »” de l’équilibre budgétaire dans la Loi fondamentale.
À ce jour, toute la gauche a refusé une manœuvre qui offrirait à l’hôte actuel de l’Élysée un argument de choc à l’ouverture de la campagne présidentielle. Comment, il est vrai, se distinguer de la droite en acceptant à l’avance une contrainte éliminant la moindre marge de manœuvre pour la conduite d’une politique susceptible de changer la vie du plus grand nombre ? Comment, au demeurant, consentir à un tel étranglement de la démocratie, la constitutionnalisation d’une austérité à perpétuité aboutissant à vider de toute réalité le vote des citoyens, dès l’instant où ces derniers n’auraient plus qu’à opter entre le pareil et le même ?
Si l’on doit se féliciter d’un refus à cette heure unanime, on doit néanmoins s’alarmer de la propension des principaux candidats à la candidature socialiste à s’incliner devant un diktat européen souscris sous la pression des marchés financiers. Les uns, les plus soucieux de ne pas voir s’éloigner l’électorat le plus populaire, parce qu’ils disent ne pouvoir envisager le non respect de ”« la parole de la France »” (laquelle n’étant pourtant que celle de M. Sarkozy, ce qui autoriserait une nouvelle majorité à défaire ce que la précédente a fait). Les autres, parce qu’ils adhèrent manifestement sans réserves à une norme libérale que la social-démocratie européenne n’a cessé de cautionner depuis trois décennies.
Reconnaissons au moins à Manuel Valls, dans la posture du Trichet socialiste qu’il a choisi d’adopter, le mérite d’une cohérence désastreuse mais indiscutable, lorsqu’il déclare au ”Journal du dimanche” du 24 juillet : ”« On ne pourra pas dépenser un euro de plus. Toutes nos marges de manœuvre doivent être affectées à la réduction du déficit et de la dette. Ce sera l’effort de redressement du pays le plus important depuis l’après-guerre. »” Sir Winston Churchill eût parlé ”« de sang »” et ”« de larmes »”… Voilà, sans aucun doute possible, le plus sûr moyen d’assurer la réélection de Nicolas Sarkozy !
Outre qu’elle pourrait, le moment venu, conduire quelques parlementaires socialistes ou radicaux de gauche à laisser passer la ”« règle d’or »” au Congrès, s’il venait à se tenir (la barre des trois cinquièmes concernant les présents, toute absence constituerait une voix supplémentaire en faveur du projet de Sarkozy)… Outre qu’elle serait un obstacle considérable à la dynamique sans laquelle la gauche ne pourra l’emporter… Cette attitude ignore les retombées hautement négatives de l’austérité sur les économies du continent. ”« Brusque retournement de tendance »”, vient de noter l’institut Markit à propos de l’activité en France et en Allemagne au cours des prochains mois. La croissance du PIB au troisième trimestre serait même, s’agissant de l’Hexagone, ”« proche de la stagnation »”.
UNE GRANDE BATAILLE UNITAIRE S’IMPOSE
Autant dire, dans une pareille conjoncture, qu’abdiquer de toute possibilité d’actionner les leviers à même de réorienter l’activité en direction des besoins les plus aigus des populations – en termes d’emploi, de relance industrielle, de pouvoir d’achat ou de service public – se révélerait franchement irresponsable. C’est à une impuissance source de discrédit et de rejet que cela condamnerait la gauche.
Ceux qui, aujourd’hui, peinent à mesurer les enjeux du moment crucial que traversent la France autant que l’Europe, et qui méconnaissent au demeurant la profondeur du fossé qu’ils creusent entre eux et le peuple, doivent sans tarder lire l’interview de Bernard Thibault dans ”Le Monde” du 23 juillet. ”« La Grèce est sous les feux de l’actualité,” constate le secrétaire général de la CGT, ”mais la Confédération européenne des syndicats l’a constaté à la mi-mai : c’est toute l’Europe qui est malade sur le plan économique, social et politique. »” Avant d’appeler les salariés à retrouver le chemin de l’action en faveur de ”« vraies alternatives »”, qu’il définit comme suit : ”« Le redressement ne passera pas par le recul des droits sociaux mais par une réappropriation publique des moyens de financement et leur orientation sur les investissements productifs, le développement des qualifications et leur juste rémunération. Nous voulons un autre partage des richesses. »”
C’est l’une des raisons pour lesquelles le rassemblement si indispensable face à la droite se réalisera contre l’austérité – c’est-à-dire au plus près des préoccupations du monde du travail et de ses représentants -, ou il ne se fera pas. L’option du courage s’avère, tout simplement, celle du réalisme et du succès. Il lui faut toutefois se concrétiser, à la rentrée, en une grande convergence, sans exclusive ni préalable autre que le refus intransigeant de la prétention sarkozyenne à constitutionnaliser la régression sociale et démocratique. Il n’y a aucune raison qu’elle ne s’étende pas du Parti socialiste au Nouveau Parti anticapitaliste ou à Lutte ouvrière, sans oublier les composantes disponibles de la mouvance syndicale et associative, dès lors qu’elles s’accordent sur la nécessité de faire échouer la « règle d’or ». Une série d’organisations, dont celles du Front de gauche, viennent déjà de publier un texte en ce sens. Il convient à présent d’enclencher un processus unitaire à même de mobiliser une majorité dans le pays. Chacun se trouve devant ses responsabilités.
”PS. Je ne pouvais achever cette note en ignorant l’effroyable massacre que vient de connaître la Norvège. À cette heure, l’enquête n’a guère éclairé les circonstances de ce crime ayant coûté la vie à près de cent personnes, ni fait la lumière sur les complicités dont a pu bénéficier celui qui en revendique la paternité. Une évidence s’impose hélas : dans le contexte de crise globale qu’elle traverse, l’Europe tout entière est balayée d’un vent mauvais. Partout l’extrême droite surfe sur la peur de l’avenir, sur l’aiguisement des concurrences gangrénant des sociétés en proie au libéralisme le plus cynique, à la précarisation du travail en découlant, sur le désaveu des partis traditionnels, sur la désagrégation idéologique caractérisant les secteurs dominants des gauches, sur le climat de haine et de xénophobie que ce contexte ne cesse d’aggraver. Les consciences en sont si profondément modifiées que toutes les provocations, toutes les violences, toutes les stratégies terroristes deviennent possibles. Les événements d’Oslo doivent être perçus comme un signal d’alarme…”