Les guerres de Sarkozy, ou le syndrome de… Napoléon
Je ne voulais pas laisser s’ouvrir l’habituelle trêve estivale d’août sans revenir sur l’une des dimensions marquantes de la période que nous traversons. Ce mois de juillet n’aura pas seulement vu l’UMP révéler à quel point elle se trouvait entraînée, sous la pression de son aile extrême de la Droite populaire, elle-même arrimée aux thématiques mises en avant par le parti de Madame Le Pen, dans un irrépressible mouvement qui la ramène à la défiance originelle du camp conservateur envers les principes de la République. Elle aura également eu pour particularité de mettre en visibilité l’importance de la présence de la France sur divers théâtres d’opérations militaires. Cela dit, les deux questions sont-elles sans rapport ?
La guerre de Libye est désormais entrée dans son cinquième mois, alors que, sans surprise, l’Assemblée nationale en aura validé la prolongation peu avant de suspendre ses travaux. Presque simultanément, les célébrations de la Fête nationale se seront vues marquer par l’annonce de sept nouveaux soldats fauchés en Afghanistan, portant à 70 le nombre des victimes françaises dans ce pays. Avec, à la clé, une grande cérémonie télévisuelle aux Invalides, qui aura essentiellement permis au président de la République de marteler que ces sept hommes n’étaient ”« pas morts en vain »”…
On ne peut, évidemment, qu’éprouver de la compassion pour les familles de ces jeunes, tués dans l’exercice de leur mission, comme pour celles qui, chaque jour, tremblent à l’idée de perdre l’un des leurs. Pas seulement, d’ailleurs, face aux forces de Kadhafi ou aux talibans, mais aussi pour assurer l’installation au pouvoir de Monsieur Ouattara en Côte d’Ivoire, protéger le régime d’Idriss Déby au Tchad, participer aux combats contre la mouvance islamiste au Sahel, pourchasser les pirates somaliens ou apporter une contribution aux contingents onusiens présents sur une terre libanaise où le cliquetis des armes ne cesse de se faire entendre.
L’émotion ne saurait toutefois se substituer au raisonnement et la question vaut, en cet instant, d’être posée sans ambages : à quoi sert cette multiplication d’interventions en des zones si différentes de la planète ? À l’observation de la démarche de Nicolas Sarkozy, tout fait penser à la célèbre maxime napoléonienne : ”« On s’engage et puis on voit. »” À cette nuance près que le Premier Empire tirait sa force, face aux absolutismes déclinants du reste de l’Europe, du souffle propulsif de la Révolution encore toute proche. Rien à voir avec le régime, déjà à la peine, qui s’est installé il y a quatre ans et ne parvient plus à imposer à la France sa contre-révolution conservatrice qu’à la faveur de l’incurie de son opposition…
FUITE EN AVANT
Avec 10 000 combattants mobilisés, trois vraies guerres livrées simultanément (en Afghanistan, Libye et Côte d’Ivoire), voire quatre si l’on prend en compte le Sahel, notre pays n’aura pas connu un tel niveau d’engagement depuis quelques décennies. Au prix, il faut le souligner, d’une tension maximale de ses capacités logistiques et de ses moyens financiers. « La France n’a pas les moyens de ses ambitions militaires », titrait ainsi ”La Tribune” du 15 juillet, en soulignant que ”« la hausse du coût des Opex” (les opérations extérieures, en langage militaire) ”intervient alors que le budget de la Défense est de plus en plus contraint et que la restructuration des armées n’a pas encore produit ses effets »”. Une configuration qui, loin de simplement refléter l’expansionnisme atavique d’une des premières puissances mondiales, révèle plutôt une fuite en avant pour le moins aventureuse.
Bien sûr, ayant été le principal artisan du renversement de Laurent Gbagbo à Abidjan, et en prenant la tête d’une ”« croisade »” (pour reprendre le terme éloquemment employé par M. Guéant) contre le dictateur de Tripoli, Nicolas Sarkozy rechercha-t-il en tout premier lieu un bénéfice politique intérieur, à l’ouverture de la compétition présidentielle. Sans doute, en affichant sa détermination à suivre l’Oncle Sam dans les montagnes afghanes, voulait-il « tenir son rôle » dans la réorganisation en gestation du Pacte atlantique et des hiérarchies planétaires. Sauf que ces postures martiales ont toutes débouché sur des impasses…
La Côte d’Ivoire demeure, quoique le petit monde des médias ne s’y intéressât plus trop, en état de totale instabilité, minée par une violence endémique, la rivalité entre le Nord et le Sud du pays, des divisions ethniques promptes à resurgir à la première occasion. L’Afghanistan est devenu un bourbier sans nom, duquel les Occidentaux se préparent à se retirer en n’ayant plus pour seule préoccupation que de savoir dans quelles conditions la galaxie talibane va revenir aux affaires. Quant à la Libye, une opposition recyclant d’anciens dignitaires d’un régime que l’on prétend vouloir abattre au nom de la démocratie ne parvient toujours pas à s’imposer, les frappes otaniennes ayant les plus grandes difficultés à amener Kadhafi à la capitulation.
FACE À LA NOUVELLE INSTABILITÉ DU MONDE
D’où vient alors que l’Élysée se trouvât impliqué dans un si grand nombre de conflits, dont on peine à imaginer l’issue ? Tout simplement des changements profonds qui affectent les équilibres du monde. La domination sans partage de l’hyperpuissance américaine, qui s’était instaurée à la suite de la dislocation du camp bureaucratique de l’Est européen, à la fin des années 1980, a progressivement cédé la place à l’univers chaotique d’une globalisation en crise. Sans que l’on n’en ait, à l’époque, pris l’exacte mesure, le 11 Septembre puis l’échec subi en Irak par la coalition emmenée par George W. Bush auront été les accoucheurs d’une nouvelle donne, révélant l’impuissance des États-Unis à assumer leur statut hégémonique et à régenter la planète.
La déréglementation libérale, corollaire du processus de mondialisation du capital, se sera simultanément traduite par la déstabilisation de régions entières, l’apparition dans ce contexte de tendances à la désagrégation des structures étatiques légitimes, la multiplication de ce que les géostratèges désignent comme des ”« conflits asymétriques »” (en clair, des confrontations à travers lesquelles des États ou, de plus en plus fréquemment, des groupes d’intérêts, soucieux de défier les grandes puissances, recourent à des moyens non conventionnels pour dépasser leur infériorité militaire, à commencer par le terrorisme). En même temps, tout particulièrement dans le contexte de la tourmente financière déclenchée depuis 2008, l’exacerbation des concurrences entre firmes transnationales, nations et ensembles régionaux aura illustré l’âpreté avec laquelle se reconfigurent présentement les rapports de force globaux. Enfin, la poussée révolutionnaire qui traverse le monde arabe, après la vague de changement ayant balayé l’Amérique latine, auront traduit le retour des peuples sur le théâtre planétaire, leurs refus des dévastations sociales dont ils se trouvent partout les victimes, leurs communes aspirations à la justice et à la démocratie.
Paris, Washington et Londres se retrouvent dès lors devant un triple défi : préserver leur contrôle des approvisionnements énergétiques, leur emprise sur l’exploitation des matières premières et leur maîtrise des conditions dans lesquelles s’opèrent les mouvements de capitaux, ce qui s’avère plus que jamais un enjeu stratégique dans une configuration devenue aussi totalement incertaine ; réaffirmer leur aptitude à intervenir militairement dans les zones les plus incandescentes du globe, afin d’y faire prévaloir leurs vues et leurs intérêts ; peser sur l’avenir de cette vaste zone névralgique que constituent le Proche et le Moyen-Orient, en reprenant l’initiative après la perte de ces pièces maîtresses de leurs influences qu’étaient les régimes de Ben Ali et Moubarak, objectif ne pouvant être atteint qu’en parvenant à canaliser la formidable énergie libérée par le printemps arabe.
UN NOUVEAU « SUEZ » EN LIBYE ?
Qui peut prétendre ignorer que ces diverses dimensions forment la toile de fond des engagements armés du moment ? Que l’occupation de l’Afghanistan, déclenchée en une prétendue réactions aux attentats islamistes perpétrés à New York en 2001, ne sert qu’à la mise en œuvre de cette fameuse ”« diplomatie du pipeline »”, grâce à laquelle un géant comme Texaco s’est assuré l’acheminement du pétrole en provenance de la Caspienne ? Que, outre sa position déterminante au cœur du Proche-Orient arabe, l’Irak possède les troisièmes réserves d’or noir du monde ? Que la Côte d’Ivoire entre non seulement dans le pré carré traditionnel du néocolonialisme français en Afrique, mais que sa situation de premier producteur mondial de cacao, comme l’importance significative de ses gisements en gaz et pétrole, déchaînent les convoitises des multinationales de l’agroalimentaire autant que celles des grandes compagnies, tandis que cette place financière (parmi les plus développées d’Afrique de l’Ouest) est l’objet de toutes les attentions de BNP-Paribas, du Crédit agricole ou de la Société générale ? Que la Libye voit une quarantaine de firmes hexagonales lorgner depuis des lustres sur ces parts de marchés qu’offrent son secteur financier, ses industries, son eau, ses télécommunications ou son ingénierie (sans parler, là encore, de ses possessions pétrolières, qui faisait récemment dire au directeur « énergie » de l’Institut français des relations internationales, interrogé par ”Le Monde”, que ”« l’on se ficherait de la Libye si elle n’avait pas de pétrole »”) ?
La politique de la canonnière ne suffit cependant pas, y compris pour des puissances surarmées et hypernucléarisées, à atteindre leurs objectifs. D’autant que leur solidarité de façade a tôt fait de s’effriter à l’épreuve des antagonismes les opposant. En l’occurrence, le voile pudique dont on recouvre l’état de l’Irak ne masquera pas indéfiniment que rien n’y a été réglé par l’invasion anglo-américaine de 2003. La présence de dizaines de milliers d’hommes sur le sol afghan ne pouvait suffire à donner la représentation politique et institutionnelle voulue par l’Otan à cette mosaïque d’ethnies sur laquelle Britanniques, au XIX° siècle, et Soviétiques, à la fin du XX°, s’étaient déjà cassés les dents (c’est Marx qui, dès 1857, était dans le vrai en voyant, dans le prétendu État afghan, ”« un terme purement poétique pour désigner diverses tribus et États comme s’il s’agissait d’un pays réel »”). D’autant qu’une éventuelle stabilisation de la zone dépend strictement de l’établissement d’une nouvelle relation politique avec la puissance pakistanaise, laquelle, sur fond de tensions permanentes avec l’Inde pour l’accaparement du Cachemire, considère que l’Afghanistan fait partie de son périmètre d’influence, tandis que son lien avéré avec la mouvance Al-Qaida manifeste une très vieille hostilité aux agissements de Washington dans la région (1). L’élection, sujette à caution, et l’installation à la tête de la Côte d’Ivoire d’un ex-haut dignitaire du Fonds monétaire international n’en font pas une autorité légitime aux yeux d’une population déchirée par une interminable guerre civile. Quant à la Libye, outre les dissensions qui se manifestent entre France et États-Unis, l’intervention singulièrement rabougrie de l’Alliance atlantique (six de ses 28 membres seulement ont accepté de s’y impliquer) et le franchissement incessant des limites fixées par la résolution 1973 de l’ONU ne sauraient plus maintenant transformer une opposition au programme incertain en une alternative digne de ce nom à une dictature qui joue sur des ressorts tribaux toujours vivaces, et qui bénéficie pour cette raison d’un certain soutien dans une partie du pays.
C’est ici que la politique sarkozyenne rencontre ses immenses limites. Le héraut d’une droite décomplexée entendait, en entrant à l’Élysée, signifier le changement de cap de sa diplomatie, au travers d’un réalignement atlantiste assez radical. Chacun des fronts ouverts depuis 2007 l’aura ainsi vu s’afficher comme le meilleur disciple du maître américain. Sans toutefois parvenir réellement à influer sur les choix de ce dernier et devant même en subir les aléas : l’annonce d’un futur retrait de Kaboul, après y avoir perdu des dizaines de soldats, et alors que la décision annoncée auparavant par la Maison Blanche ne laissait d’autre choix, est symptomatique d’une démarche sans vision, ni cohérence d’ensemble. De ce point de vue, s’il venait à se transformer en marécage, le conflit libyen pourrait demain confronter le quinquennat à une épreuve de vérité majeure. Comme le relèvent divers experts militaires, l’expédition avortée de Suez, en 1956, pourrait en comparaison ressembler à… ”« une aimable plaisanterie »”.
L’IMPÉRIALISME, UN GASPILLAGE DE FORCES HUMAINES
S’il est un rappel utile à formuler en conclusion de cette note, c’est bien que l’impérialisme n’a pas soudainement changé de nature, par le miracle du passage d’un siècle à un autre. Même lorsqu’il se veut garant d’un processus électoral (quoique peu regardant sur les conditions de son organisation, comme ce fut le cas dans diverses provinces ivoiriennes ayant donné une majorité à Alassane Ouattara, cet grand ami personnel de MM. Sarkozy et Strauss-Kahn), défenseur des droits fondamentaux d’un peuple menacée d’une barbarie totalitaire (comme dans les contrées afghanes), ou protecteur d’une insurrection guettée par un écrasement sanglant de la part de l’une des plus vieilles tyrannies arabes (comme en Cyrénaïque ou en Tripolitaine)… Il reste cette réalité associée à un ”« capitalisme arrivé à un stade de son développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier »”, pour reprendre les termes de Lénine voici presque cent ans. Et c’est cette réalité qui débouche aujourd’hui (dans le contexte d’une globalisation financière poussée à son paroxysme), autant qu’hier (dans celui qui voyait trusts et grandes puissances coloniales rivaliser entre eux pour le partage du monde), sur des entreprises de conquête, des pulsions guerrières, des oppositions violentes d’intérêts et, naturellement, des conflits meurtriers.
Bien sûr, depuis les deux dernières guerres planétaires ou les expéditions coloniales ayant emporté le court XX° siècle dans un torrent de sang, il convient de recourir à de nouvelles grilles de lecture des événements. Il n’empêche ! Nul ne peut continuer à croire que des bombardements organisés grâce à la logistique de l’Otan et sous la férule de Washington pourraient contribuer à l’essor de la démocratie et à l’amplification du mouvement révolutionnaire parti de Tunis et du Caire. Qu’une majorité de députés socialistes aient cru bon de voter le prolongement des raids aériens sur la Libye – à l’exception, entre autres, d’un Henri Emmanuelli dont la rectitude doit ici être saluée -, relève d’une terrible myopie… ou de la duplicité. C’est, au contraire, pour faire oublier leur complicité avec les pires autocrates de la région (complicité qui n’a nullement pris fin, si l’on se réfère à la passivité avec laquelle on laissa les soudards d’Arabie saoudite noyer dans le sang le soulèvement populaire de Bahreïn, sans même parler du peu de réactions suscitées, dans la communauté internationale, par les atrocités du régime syrien), et pour favoriser le surgissement d’élites politiques sous leur tutelle, que les capitales occidentales se sont lancées dans une entreprise qui peut, à n’importe quel moment, tourner à la débandade.
Il n’était, évidemment, pas possible de demeurer impuissant devant les agissements du clan kadhafiste. Mais le meilleur soutien que l’on puisse apporter aux insurgés libyens et, plus généralement, aux peuples arabes soulevés, à l’instant où une course de vitesse s’est ouverte entre révolutions et contre-révolutions à l’échelle de l’ensemble de la zone, consiste à les aider à renverser leurs ennemis par leurs propres moyens, à appuyer leurs efforts pour instaurer de véritables démocraties (et non la reconduction des anciennes oligarchies sous un habillage plus présentable), à leur fournir l’armement dont ils peuvent avoir besoin, à isoler les dictatures au moyen de sanctions économiques ou juridiques comme de la confiscation des avoirs de ces dernières à l’étranger.
À l’inverse, et pour ne prendre que cet exemple, l’activisme guerrier de Nicolas Sarkozy contre Khadafi coûte un million d’euros par jour à la France, alors qu’il est de plus en plus douteux que cela permît aux Libyens de conquérir leur liberté et de reprendre en mains leur destin. Une paille, à l’heure où l’on taille sans ménagement dans les dépenses publiques et où l’on exhorte les citoyens à consentir des sacrifices pour satisfaire les exigences des banques et des marchés. Comme Jaurès avait raison lorsqu’il écrivait, en 1899, ”dans Dangers de l’impérialisme américain” : ”« Si les hommes employaient à s’affranchir une partie des forces que gaspillent leurs exploiteurs dans leurs perpétuels conflits, la justice viendrait d’un pas rapide. »”
”1. Peu après l’exécution de Ben Laden, l’anthropologue Georges Lefeuvre relevait, dans” Le Monde, ”ce que chacun sait :” « Le risque de chaos régional existe en Afghanistan et au Pakistan, un ensemble de 200 millions d’habitants géré par deux États fragiles dont l’un détient l’arme nucléaire. (…) Force est de constater qu’Al-Qaida est en train de consolider sa présence dans le nord-est de l’Afghanistan. » ”Dix ans d’occupation pour en arriver là…”