Une odeur d’égout sur la campagne

À mesure que nous nous rapprochons du premier tour de cette présidentielle, le fond de l’air devient franchement poisseux. Du fait, principalement, du choix de campagne d’un Nicolas Sarkozy en quête désespérée du moindre propos démagogique qui pourrait lui éviter le naufrage dont le menacent les sondages. Plus un jour ne s’écoule sans que le président sortant – et bientôt sorti, il faut l’espérer, car que deviendrait le pays, cinq ans encore, sous cette tutelle, que ne viendraient même plus perturber les contraintes liées à une réélection ? – n’enclenche une de ces machines infernales qu’il a inventées dans le but de faire dérailler le débat public et de se remettre du même coup à faire la course en tête.

Un jour, l’immigration… Le lendemain, les « assistés » que seraient les allocataires du RSA ou des indemnités de chômage… Le surlendemain, la viande halal ou casher… Le jour suivant encore, les couples de même sexe… Pan après pan, le programme de l’extrême droite se voit pillé, recyclé, reconverti en propositions réputées « républicaines » puisque portées par l’un des principaux « partis de gouvernement ». À Villepinte encore, ce 11 mars, on aura entendu fustiger les accords de Schengen, censés favoriser à l’excès la circulation des personnes au sein de l’Union européenne, dans un discours au parallélisme impressionnant avec celui de Madame Le Pen. De sorte que les instituts de sondage peuvent bien s’escrimer à vouloir convaincre l’opinion que la représentante du Front national serait en recul dans les intentions de vote, c’est bel et bien l’idéologie inspirant ce parti qui reconfigure la confrontation électorale et pénètre sournoisement les consciences.

Prenons garde à ce qu’il est en train de nous arriver. Le Front de gauche a, depuis des mois, entrepris de démystifier le mensonge prétendument social du FN et de faire reculer son influence dans un salariat ivre de colère à force d’avoir été piétiné dans sa dignité, bafoué dans ses droits fondamentaux et impitoyablement écrasé par les logiques financières dominantes. Non sans résultat, puisque nous serons ainsi parvenus à déstabiliser profondément la stratégie de ”« dédiabolisation »” de la nouvelle direction frontiste, au point que sa figure de proue aura fini par en revenir à ses thèmes de prédilection sécuritaires et xénophobes. Sauf que c’est précisément ce dernier terrain qu’aura choisi d’investir l’appareil de l’UMP, avec la légèreté des Panzer du dernier conflit mondial.

Pour le clan aux affaires, l’enjeu du 22 avril consiste à regrouper le noyau dur de l’électorat conservateur et à reconquérir les secteurs de l’électorat que son héraut avait arraché à Le Pen père en 2007. Le moyen d’y parvenir est de préempter les thèmes traditionnels de l’extrême droite, croyant ce faisant réaliser ”« un retour aux fondamentaux qui ont fait son succès” (celui de Sarkozy) ”de 2007 »”, comme ”Le Figaro” le sous-titrait, à sa « une », le 6 mars. À jouer avec des allumettes, on finit cependant par allumer un incendie, celui qui couve au cœur de la société française, avant de peut-être l’embraser demain…

LA LEPÉNISATION DE LA DROITE

La haine et l’appel aux comportements discriminatoires se voient aujourd’hui portés par une harangue marquée du sceau de l’officialité puisqu’étant devenue celle du président en exercice de la République, du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, sans parler des cadors de leur parti, lequel colonise sans vergogne les rouages de l’appareil de l’État. A-t-on bien mesuré le glissement considérable qu’enregistre le propos présidentiel lorsque, sur France 2, il ne se contente plus de fustiger l’immigration illégale (ce qui était, en soi, déjà odieux dès lors que cela aboutissait à dissimuler que la « clandestinité » dont on accusait les personnes concernées n’était rien d’autre que le moyen par lequel le patronat surexploitait une partie du salariat en le privant d’un droit de séjour en bonne et due forme), mais le trop grand nombre ”« d’étrangers »” séjournant dans l’Hexagone ?

On arrive ici, précisément, à l’aboutissement logique de la dérive initiée avec les campagnes gouvernementales des premiers temps du quinquennat sur « l’identité nationale ». C’est d’abord à la hiérarchisation des ”« civilisations »”, donc des cultures et des histoires, autrement dit des peuples qui en sont issus, que l’on nous aura invités. Puis, insidieusement, de l’islam confondu dans la même opprobre que le fanatisme religieux, on en sera arrivé à théoriser l’inégalité des citoyens en fonction de leurs convictions religieuses (Monsieur Guéant, une fois de plus, aura franchi la ligne jaune de l’odieux en prétendant que le droit de vote des résidents étrangers amènerait à la consommation de viande halal dans les communes, comme si, dès à présent, une notable partie des Français, électeurs et éligibles, ne relevait pas de la culture musulmane…). Et, du musulman ainsi stigmatisé, on aura eu tôt fait de s’en prendre au Juif, les deux ayant en commun, s’ils veulent du moins se soumettre aux règles de leur tradition, de déroger à cette « modernité » qui, selon François Fillon, commanderait de renoncer à l’abattage rituel du bétail.

La boucle aura alors été bouclée, en quelques semaines de blitzkrieg sarkozyste : la France aura été sommée de retrouver ses racines chrétiennes, de faire du même coup une croix sur sa laïcité (qui affirme respecter toutes les croyances sans en laisser aucune lui imposer sa loi), de se défaire par conséquent du principe d’égalité qui fonde son identité politique réelle depuis que la République l’a emporté, d’inventer une triste synthèse entre reprise en main autoritaire et soumission absolue au règne de l’argent. À quoi il convient d’ajouter ce parfum d’ordre moral aux relents vichystes qui se sera distillé lorsque l’on aura fait de l’élargissement du droit au mariage aux gays et lesbiennes un ferment de déliquescence de la nation…

RECOMPOSITION EN GESTATION

Nicolas Sarkozy s’aveugle s’il croit, de cette manière, recouvrer un peu de la légitimité qu’il a perdue au fil de ses passages par le Fouquet’s, le yacht de Bolloré ou les réceptions huppées du « premier cercle » de ses financiers. D’abord, parce que les citoyens se préoccupent moins du mode d’abattage du bétail que de l’emploi, des licenciements boursiers, des délocalisations, du pouvoir d’achat, des services publics et de cette injustice sociale qui n’a jamais fait autant de victimes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, parce qu’à lepéniser sa posture, il ne fera que renforcer le poids politique du Front national, quel que soit d’ailleurs le verdict des urnes le 7 mai, jusque parmi ses propres partisans. Comme le disait le père de la fille, instruit par une très longue carrière politique, ”« l’électeur préfère toujours l’original à la copie »”.

À cet égard, le président sortant est en train de confier à Madame Le Pen les clés de l’inévitable recomposition de la droite hexagonale. Même si le candidat de l’UMP venait à l’emporter sur le fil à la présidentielle, un ample secteur de son camp chercherait, dès les législatives, à s’entendre avec le FN dans les circonscriptions, afin d’éviter les défaites auxquelles pourraient l’exposer une multiplication des triangulaires. Et s’il est battu, sur fond d’explosion de la majorité actuelle, une redistribution des cartes s’amorcera, qui verra un fort tronçon du parti sarkozyste s’orienter vers les frontistes, à commencer par cette « Droite populaire » qui ne fait plus mystère de ce tropisme. Sans doute, d’autres chercheront-ils sans doute leur salut dans le retour aux sources du gaullisme ou de la tradition démocratique à laquelle, peu ou prou, toute une aile de la droite était demeurée fidèle depuis la Libération. Il n’empêche ! Pour la première fois depuis que le général de Gaulle l’avait, sur les décombres de Vichy, réorganisé pour en effacer la trace laissée par la Collaboration, le camp conservateur voit se réveiller en lui ses vieux démons.

Si elle devait se confirmer, pareille polarisation à l’extrême droite ferait franchir un pas de géant à un projet initialement porté, au Front national, par Bruno Mégret. Seuls, en effet, des ignorants de l’histoire véritable du lepénisme français, ont pu s’ébaubir de la soudaine conversion de sa nouvelle présidente au républicanisme. Il en exista pourtant, jusque parmi les figures les plus éclairées de notre intelligentsia, l’une d’entre elles ayant même cru bon de dire un jour que Madame Le Pen était la dernière à défendre la laïcité…

LE FRONT « MARINISTE » À LA CONQUÊTE DE L’HÉGÉMONIE

Rien de tel, en réalité, ne s’était produit. Certes, le « nouveau FN » opère dorénavant par collage de lignes différentes. Bien sûr, il en vient à émailler son expression officielle de révérences à la République comme à l’idéal laïque, ou encore d’attaques virulentes contre le libéralisme économique, censées crédibiliser ses appels au retour de l’État. Mais c’est dans la nature aventurière des partis d’extrême droite – nature aventurière qui, rappelons-le, fut la marque de fabrique du fascisme historique – qu’il convient de rechercher l’explication de cette volonté de ramener à lui des segments totalement disparates de l’électorat et, plus encore, de brouiller les cartes en feignant de renvoyer droite et gauche dos à dos. Sa visée fondamentale n’en reste pas moins de réorganiser la France en fonction du projet de société que dessine, depuis sa fondation, la ”« préférence nationale »”.

Simplement, comme une large frange de ses homologues européens, notre extrême droite a réalisé une mue consistant, au début des années 2000, dans le prolongement du 11 Septembre pour être précis, à reformuler le ”« racisme hiérarchisant »” qui la caractérisait jusqu’alors, empreint de nostalgies coloniales et plombé par la mémoire des heures les plus noires de notre histoire, en un ”« ethnodifférencialisme »” officiellement basé sur le simple rejet du ”« multiculturalisme »”. C’est à Jean-Yves Camus que j’emprunte cette terminologie, car il est sans aucun doute celui qui a le mieux mis en exergue la vraie nature d’un ravalement de façade aux trois objectifs liés : faire oublier l’antisémitisme des origines, lequel avait tant contribué à empêcher le FN d’apparaître tel un parti « normal » ; habiller sa xénophobie constitutive en une bataille contre l’islam censé miner l’identité française ; et lui ouvrir la possibilité de reprendre une guerre de mouvement en direction de la droite traditionnelle. Une droite traditionnelle qui, un peu partout en Europe, contrainte de faire face à la crise systémique du nouveau mode d’accumulation du capital, ”« n’a plus peur d’évoquer l’ethnicité comme déterminant des comportements sociaux »”, comme l’analyse toujours Camus.

Au passage, l’opération aura eu l’inestimable avantage de mettre le Front en situation de récupérer, en les dévoyant, une partie des mots ayant caractérisé depuis toujours l’approche républicaine en France, ceux que les préambules des Constitutions depuis 1945 reprirent du programme du Conseil national de la Résistance. Ce qui, en un moment où la régression sociale à l’œuvre amène de plus en plus la population à voir en cet héritage une digue protectrice face à l’avidité du capital, aura été considéré comme un nouveau moyen de se lancer à la conquête d’ouvriers, d’employés ou de chômeurs éprouvant l’irrépressible sentiment d’être devenus les « invisibles » de la société.

Point n’est besoin d’une très longue étude de texte pour comprendre la supercherie. Repartant du discours par lequel Le Pen fille avait conclu le congrès de Tours de sa formation, l’an dernier, n’hésitant pas à convoquer Jaurès à l’appui de ses thèses, Caroline Fourest et Fiametta Venner sont parfaitement fondées à relever : ”« Marine Le Pen ne défend pas la citoyenneté mais” ‘’les valeurs traditionnelles de la République française’’. ”L’ajout de ce mot,” ‘’traditionnel ‘’ ”n’est pas anodin. Il s’agit d’inscrire la République dans une notion ancestrale, où les premiers arrivés ont toujours raison sur les derniers arrivants. Donc de tirer la République vers une vision ‘’traditionnelle’’ de la nation et de se servir de la laïcité pour réaffirmer l’identité chrétienne de la France. Tout en instaurant une hiérarchie allant du plus au moins français »” (in ”Marine Le Pen”, éditions Grasset 2011).

De ce constat, il découle bien que le Front « mariniste » n’a nullement engagé un mouvement de réintégration de l’espace démocratique français, dans l’objectif de s’allier en position subordonnée à tout ou partie de l’UMP. N’est pas à l’ordre du jour ici, le scénario expérimenté, en son temps, par une extrême droite italienne ayant mué en force d’appoint du berlusconisme. L’extrême droite de 2012 vise, en dynamitant une série des barrières qui le maintenaient en marge du jeu politique, à gagner l’hégémonie sur les droites.

Ce n’est pas pour rien que j’évoquais précédemment Bruno Mégret. Avant de devenir le « félon » brutalement éliminé par le Chef en 1999, il avait lui-même entrepris de banaliser le FN, de l’amener à repenser son rapport à la République (déjà !), de lui faire opérer un ”« tournant social »” permettant à ses émissaires de se rendre à la porte de certaines entreprises, voire de créer leurs propres syndicats. Alors que la « gauche plurielle » gouvernait, le délégué général d’alors théorisait : ”« Notre mouvement a vocation à devenir le pivot et la force motrice de l’opposition aux socialo-communistes. C’est autour du Front national, de son programme politique et de ses idées forces comme la préférence nationale que se recomposeront les forces politiques déterminées à reconquérir le pouvoir aux socialo-communistes. »”

Par-delà les profondes contradictions qui continuent de l’agiter, la direction frontiste actuelle s’inspire d’une stratégie comparable. C’est dire quel danger recèle la tactique électorale d’un Sarkozy faisant flèche de tout bois pour ne pas quitter son palais élyséen en mai prochain. Entreprenant de faire refluer l’influence du FN, le Front de gauche relève, au fond, le premier des défis politiques du moment : non seulement, il redonne à la gauche tout entière la fierté d’oser affronter le pire ennemi du monde du travail et de la démocratie, mais il contribue avec cohérence à débarrasser le pays de l’aventure sarkozyste…

Christian_Picquet

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