Des tueries de Toulouse à la refondation de la République

J’avais commencé à rédiger cette note au soir d’un dimanche printanier, le 25 mars, alors que je sortais de la grande marche parisienne organisée contre le racisme, l’antisémitisme et la violence, à laquelle je m’étais rendu. Je l’achève une semaine plus tard, constatant que le périple fou et abominable de Mohamed Merah faisait toujours l’objet d’une exploitation politique éhontée, bien après son épilogue. Entre-temps, la campagne aura absorbé toute mon énergie : je serai notamment passé par Villeneuve-sur-Lot, où je serai allé soutenir ma camarade Marie-Hélène Loiseau, candidate du Front de gauche pour les législatives sur cette circonscription du Lot-et-Garonne ; et j’aurai achevé mes pérégrinations avec mon retour en Haute-Garonne, pour préparer la prochaine phase de notre bataille pour les élections législatives dans la 10° circonscription, et pour participer (représentant des diverses composantes du Front de gauche et en ma qualité de conseiller régional de Midi-Pyrénées) à la grande manifestation en défense de la langue occitane, laquelle aura réuni des dizaines de milliers de participants.

J’en reviens donc à « l’affaire Merah ». Je ne sais si, comme l’a écrit une bonne partie de la presse quotidienne, cet événement aura constitué le « tournant » de la campagne présidentielle. Nous verrons… À tout le moins, il sert de révélateur de ce qui agite en ses profondeurs notre société, et il vient confirmer l’un des points nodaux de l’approche du Front de gauche.

On ignore, en vérité, presque tout de la personnalité du meurtrier, de ses véritables motifs, de ses complicités éventuelles. Gardons nous ainsi de toute généralisation ou approximation. Pour ne prendre que cet exemple, contrairement à ce qu’écrivait ”Le Monde” daté du 23 mars, il m’apparaît pour le moins dangereux de parler de la ”« dérive radicale d’un gamin des cités »”. Les ”« gamins des cités »” ne sont en effet pas, dans leur écrasante majorité, des psychopathes en devenir ; ils veulent simplement vivre dignement au sein de la nation qui est la leur, voir reconnaître leurs droits fondamentaux à une éducation de qualité, à un travail stable, à une santé accessible à chacun, à un logement digne de ce nom, à une citoyenneté qui cesserait de les reléguer aux marges de la République… De même, convient-il de se garder de ces analyses fondées sur on ne sait quoi, que l’on aura vu déferler plusieurs jours durant pour accréditer l’idée que toute cette affaire attesterait de l’existence de réseaux terroristes menaçants (ou, disent aussi les « experts » à l’air sentencieux qui occupent à longueur de temps les plateaux de télévision, de structures ”« jihadistes »”) : on ne sait même pas, présentement, dans quel but et avec quels moyens Merah s’est rendu en Afghanistan, s’il y a été pris en charge par un réseau organisé, la nature exacte des contacts qu’il y aura manifestement eu avec les services américains puis français, l’objet et le financement de ses voyages dans une série de zones troublées du monde arabo-musulman… et même apparemment en Israël !

ÉTABLIR LA LUMIÈRE SUR UNE AFFAIRE TROUBLE

Je ne suis ni enquêteur, ni « criminologue » ou expert en « terrorisme islamique », encore moins journaliste d’investigation. Faute d’éléments recoupés, je me garderai donc bien de formuler la moindre hypothèse sur cette terrible et nébuleuse histoire. En revanche, il me paraît du devoir d’un responsable politique attaché à l’état de droit d’affirmer que doit être, sans délai, dissipé le malaise que tout un chacun ressent devant des « informations » censées éclairer le grand public alors… qu’elles se révèlent chaque jour plus confuses et chaque jour plus contradictoires.

Outre ce qui a trait à l’individu abattu le 21 mars lui-même, à ses accointances éventuelles ou à ses affiliations, l’interpellation des autorités en charge de ce genre de dossiers et du maintien de l’ordre s’impose sur une série de questions : à supposer que cet homme ait eu les antécédents fondamentalistes indiqués, et s’il se confirmait que son nom était connu depuis longtemps des services de police (au point d’avoir été longuement mis sur écoutes), comment expliquer qu’il ait fallu attendre les assassinats antisémites de l’école Ozar Hatorah pour qu’on s’intéressât à lui et qu’on le localisât, avant de finir par l’assiéger à son domicile ? D’où provient l’armement imposant sur lequel les enquêteurs auraient mis la main ? Comment les décisions opérationnelles concernant l’assaut donné à l’appartement de la rue du Sergent-Vigné de Toulouse auront-elles été prises, et à qui en sera revenue la véritable maîtrise, l’autorité politique (incarnée par un ministre de l’Intérieur en liaison permanente avec l’Élysée) ou le parquet (en théorie, seul habilité à gérer ce type de cas de figure) ?

Les tueries de Montauban et Toulouse soulèvent trop d’interrogations troublantes… Elles ont fait l’objet de trop de supputations ne reposant sur aucun fondement solide… Elles ont donné lieu à trop de « fuites » de la part de milieux dits autorisés et à trop de gesticulations policières (jusqu’à cette vague d’interpellations, il y a quelques jours, dans des milieux islamistes supposés, sans qu’ensuite on ne sache plus rien des résultats de l’enquête)… Elles ont joué un rôle trop perturbateur du débat public… Pour qu’il ne s’imposât pas de dissiper au plus vite des brouillards préoccupants pour la démocratie. Même François Heisbourg, qui n’a rien d’un gauchiste échevelé puisqu’il se présente en ”« conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique »”, en arrive à cette conclusion, à propos des ”« défaillances »” de communication, qu’il relève, ”« entre le renseignement et l’enquête policière »”. Le voilà donc qui écrit, dans ”Le Monde” du 30 mars : ”« Dans la plupart des autres démocraties, le fait que ces questions se posent amènerait à la création d’une commission d’enquête administrative avec la participation de la délégation parlementaire au renseignement. »” Il a raison de pointer que ”« la plupart des autres démocraties »” verraient surgir une exigence de transparence et de contrôle du Parlement sur le fonctionnement de l’appareil coercitif. Sauf que nous vivons, depuis les origines de la V° République, sous le régime de l’opacité et de la toute-puissance d’une nomenklatura habituée à ne rendre des comptes à personne… excepté au monarque élyséen et à ses affidés.

DÉCHAÎNEMENT HAINEUX, LIBERTICIDE ET… ETHNICISTE

Tels des vautours cherchant la proie qui pourrait nourrir leurs campagnes en difficulté, l’UMP et du Front national auront manifesté un empressement cynique à exploiter les tragédies toulousaines et montalbanaises. Pour le président-candidat, il est vrai que ces meurtres abominables seront venus à point nommé relancer les tentatives, jusque-là en échec, de faire dériver la vie publique vers les zones marécageuses des assimilations honteuses, des criminalisations implicites et des postures sécuritaires. Et, pour l’héritière de la maison Le Pen, l’occasion se sera révélée trop belle de souffler sur les braises – jamais froides – de la haine de l’autre et des pulsions de vengeance que réveillent immanquablement des horreurs comme celles ayant endeuillé la région Midi-Pyrénées. Au lendemain de la mort de Merah, Monsieur Sarkozy et Madame Le Pen se seront livrés à une surenchère hallucinante destinée à préempter les mêmes thèmes et à creuser les mêmes fractures au sein de la population. Il règne, de ce fait, sur la France l’un de ces vents ébouriffants qui, aux États-Unis, après le 11 Septembre, auront justifié le tristement célèbre ”Patriot Act”.

Remémorez-vous le discours du chef de l’État sortant, quelques heures après le dénouement de cette sordide affaire. La plus élémentaire décence eût simplement voulu qu’il partageât avec le pays le soulagement légitime d’avoir vu le criminel identifié. Il aura, à l’inverse, annoncé une batterie de mesures que la mise en congé du Parlement, scrutins présidentiels et législatifs obligent, prive de toute concrétisation possible et, surtout, évoqué un nouveau tour de vis contre les libertés individuelles.

Où peuvent bien, en effet, mener la promesse de punir pénalement ”« toute personne »” consultant certains sites Internet (y compris les journalistes ou les chercheurs spécialisés en ce domaine ?), ou se ”« rendant à l’étranger pour y suivre des travaux d’endoctrinement »” (comment et sur quels faits seront instruites les poursuites concernant ces ”« travaux d’endoctrinement »” ?), ou faisant l’apologie ”« d’idéologies extrémistes »” (définies à partir de quels catégories juridiques ?). Derrière le flou des définitions, pointe le redoutable danger de voir l’arbitraire étendre un peu plus son champ d’action… sans pour autant prémunir la collectivité de la réédition d’actes fous comme ceux de ce mois de mars.

Plus grave, peut-être, m’apparaît la libération d’une parole si réactionnaire qu’elle se situe franchement à la frontière d’un apartheid institutionnalisé. Le 23 mars, dans sa chronique du ”Figaro”, Monsieur Ivan Rioufol abandonnait, par exemple, toute retenue pour nous conter la société qu’il appelle de ses vœux. Il dénonçait ”« le procès en islamophobie brandi, à tout propos, y compris par Alain Juppé,” (qui) ”a eu pour conséquence de désarmer la République laïque face aux incursions de l’islam politique dans le domaine public et dans les esprits. Le discours antisioniste tenu par les islamistes, les Verts et l’extrême gauche avec la bénédiction onctueuse de Stéphane Hessel” ”(”Indignez-vous !”) a instillé dans le panurgisme ambiant un antisémitisme ravageur »”. Il confondait sournoisement islam et fondamentalisme, suggérant que le drame de Toulouse, ”« commis au nom d’Allah quand il ordonne de tuer les Juifs et de faire la guerre aux mécréants ne peut pas ne pas interpeller les autorités religieuses »”. Il allait jusqu’à évoquer ”« une contre-société étrangère à la loi commune, qui s’est établie dans les banlieues »”, et osait même l’utilisation du concept de ”« contre-colonisation »”.

C’est exactement le propos de Madame Le Pen, laquelle vient tranquillement de nous expliquer, taisant sans vergogne que Mohamed Merah était Français puisque né sur ce sol, que des « centaines » de semblables de ce dément assassin peuplaient les bateaux ou les avions censés convoyer les cohortes d’immigrés qu’elle feint de voir déferler sur l’Hexagone. D’ailleurs, le théoricien du néoconservatisme à la française surlignait, en conclusion de sa prose, l’alliance qui a ses faveurs au lendemain des consultations du printemps : ”« Le réalisme politique devrait inviter, au delà de la lutte contre les endoctrinements annoncée hier par Nicolas Sarkozy, à réformer le code de la nationalité quand il produit des citoyens qui, comme le forcené qui se félicitait d’avoir ‘’mis la France à genoux’’ après avoir combattu ses compatriotes auprès des talibans en Afghanistan, vomissent la nation et ses valeurs démocratiques. Le courage serait aussi de prendre la mesure du nazislamisme qui, partout dans le monde, est en guerre contre l’Occident, et singulièrement contre les Juifs. Sur ces sujets, Marine Le Pen a pris un avantage que Nicolas Sarkozy ne peut lui laisser sans dommages. »”

UNE LECON POUR TOUTE LA GAUCHE

Prenons bien la mesure du poison que ce genre de postures idéologiques instille dans les esprits, ainsi que du climat qu’il installe dans le pays. À ne plus avoir à la bouche que des discours d’exécration et des appels à la discrimination… À entretenir de cette odieuse façon tous les replis communautaires, avec pour dessein manifeste de faire oublier que la Grande Révolution donna à la nation française la définition très politique de ”« communauté des citoyens »”, indépendamment des origines de chacun de ceux qui s’y rattachent… À désigner les confessions ne procédant pas des ”« racines chrétiennes de la France »” comme des chevaux de Troie d’une nouvelle colonisation… À faire de la stigmatisation de l’islam le paravent d’une approche de plus en plus ouvertement xénophobe… À nourrir, par ces procédés, l’attitude de secteurs aujourd’hui ultraminoritaires s’efforçant depuis des lustres de prendre nos concitoyens musulmans en otages d’un totalitarisme religieux faisant, à son tour, sien la funeste thèse néoconservatrice du ”« choc des civilisations »”… On sème au sein du peuple des germes de division et d’affrontements qui peuvent toujours s’achever dans l’aveuglement et le sang… Jusqu’à conduire des esprits faibles, ou psychologiquement dérangés, aux pires dérives ! Ainsi, l’errance barbare d’un fou de Dieu peut-elle parfaitement alimenter, par la suite, celle d’un tenant d’une autre forme d’intégrisme, religieux ou nationaliste.

Il revient au Front de gauche, bien qu’il fût présentement porté par un élan populaire qui en fera probablement la surprise des consultations de 2012, ou plutôt parce qu’il se voit porté par une semblable dynamique, la responsabilité déterminante d’enrayer la machine infernale que des pêcheurs en eaux troubles ont mis en marche. De la formidable démonstration de force du 18 mars à Paris, à la riposte que nous aurons su opposer, tout au long des derniers jours, à toutes les instrumentalisations et menées réactionnaires, une cohérence a révélé son efficience : celle de la refondation républicaine sous les auspices de laquelle nous battons la campagne.

Dans un contexte tel celui que nous connaissons, la gauche a tout à perdre si elle se laisse balloter par les entreprises idéologiques de ses adversaires, si elle étale ses indécisions devant ces dernières, ou si elle croit gagner sa crédibilité en investissant des terrains qui ne seront jamais les siens, à commencer par la réponse sécuritaire aux phénomènes délinquants. Dit autrement, le pays n’est pas malade de la présence dans ses frontières « d’étrangers » qui en altéreraient « l’identité », il n’est pas davantage miné par un islam qui serait parti à sa conquête, il n’est pas submergé par une criminalité galopante ou une menace terroriste de grande ampleur. Il est avant tout rongé par l’inégalité et la volonté de ses élites possédantes de revenir sur les règles civiques nées de sa Grande Révolution.

L’urgence est, par conséquent, de permettre au peuple de reconquérir la République, de lui proposer de s’emparer de ces nouvelles Bastilles à l’abri desquelles le capitalisme s’est protégé, d’instaurer des institutions qu’il soumette enfin à son contrôle et à sa souveraineté, de donner pour fondements à cette nouvelle construction ces principes du « vivre ensemble » et de l’égalité qui refusent obstinément de distinguer les citoyens en fonction de leurs ascendances ou de leurs convictions philosophiques comme religieuses.

D’une certaine manière, c’est le fait d’être resté inébranlable sur ces convictions, alors que la société tout entière se trouvait glacée d’effroi, qui vaut aujourd’hui au Front de gauche d’avoir encore renforcé son influence. Preuve que la politique gagne lorsque l’on ose faire le choix du courage, lorsque l’on fait appel à l’intelligence collective, lorsque l’on fonde sa démarche sur la qualité des arguments plutôt que sur l’exploitation des peurs, lorsque l’on ne se contente pas d’inciter les citoyens à se rendre routinièrement aux urnes pour les convaincre qu’ils peuvent tout changer en devenant, eux-mêmes, les acteurs de leur destin. La leçon vaut pour l’ensemble de la gauche.

Christian_Picquet

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