De la guerre…
Cela fera bientôt trois semaines que l’intervention française dans le nord du Mali, dite opération « Serval », a été déclenchée. Avec plus de 4000 de ses soldats mobilisés et le renfort attendu de près de 6000 autres venus des pays africains voisins, appuyés sur la logistique aussi puissante que sophistiquée dont elle dispose, la France se trouve engagée dans une véritable guerre. Probablement la plus massive à laquelle il lui ait été donné de participer sur ce continent depuis la proclamation des indépendances.
Si j’ai, jusqu’alors, observé une certaine prudence pour m’exprimer, c’est d’abord que l’on ne saurait traiter l’événement de manière lapidaire, en cédant notamment à la facilité du recours aux grilles de lecture du passé. Celles, entre autres, qui pouvaient à bon droit ne retenir des expéditions passées de notre ancienne métropole colonisatrice que la défense d’intérêts économiques ou géostratégiques fort éloignée des objectifs démocratiques et humanitaires avancés pour les justifier. Et c’est ensuite que toutes les composantes du Front de gauche ont entamé entre elles un échange devant les conduire à une prise de position commune, Gauche unitaire elle-même n’ayant pas encore finalisé ses propres conclusions.
Cela dit, en quelques jours, la situation a si profondément évolué que j’ai ressenti le besoin de mettre en ordre les réflexions qu’elle m’inspire. Les buts affichés de cette guerre se modifiant de jour en jour, le conflit étendant progressivement ses ramifications très au-delà du secteur des combats (la prise d’otages de Teguentourine, en Algérie, quoique n’en étant pas directement la réplique, ne peut cependant en être complètement dissociée), chacun peut désormais se convaincre que la présence d’unités tricolores sur le champ de bataille va durer. La question n’est déjà plus de repousser les bandes islamistes dont la progression paraissait en mesure de faire tomber Bamako à brève échéance. Et cela ne peut pas ne pas influer le climat politique et idéologique sur le théâtre hexagonal.
Pour commencer par là, on ne peut qu’être inquiet d’une série de dérives langagières. Qu’il s’agisse des efforts récurrents à travers lesquels d’aucuns entendent convaincre les Français qu’il s’agirait de ”« défendre l’Europe en Afrique »”, titre exécrable (mais si révélateur !) du ”Journal du dimanche”, le 20 janvier, qui laisse sans peine deviner ces formidables intérêts que concentrent le Mali, ses voisins et plus généralement le Sahel (la zone abondant de ces matières premières, des hydrocarbures maliens encore inexploités à l’uranium du Niger, pour lesquelles investisseurs européens, américains ou chinois se livrent une concurrence acharnée). Ou qu’il s’agisse de la volonté, exprimée jusqu’à l’obsession par chaque discours de nos gouvernants, de placer leur stratégie sous l’égide de la ”« lutte contre les terroristes »”, rhétorique que l’on pensait l’apanage des néoconservateurs d’outre-Atlantique lorsqu’ils cherchaient à interdire aux opinions tout débat sur les guerres livrées par Washington… au nom, évidemment, de la démocratie et de la civilisation.
Si je m’arrête ainsi sur ces aspects de sémantique, ce n’est nullement pour asseoir, coûte que coûte, un point de vue critique. C’est plutôt que l’histoire enseigne que l’on ne doit jamais dissocier les guerres de leurs dimensions directement politiques. Comme l’écrivit un jour Léon Trotsky, qui paraphrasait une célèbre formule d’un théoricien militaire prussien du nom de Carl von Clausewitz, ”« si l’on n’a pas le droit de dissoudre des problèmes militaires dans des problèmes politiques généraux, il est tout aussi inadmissible de séparer les premiers des derniers »”. Que l’on ne compte, par conséquent, sur moi ni pour applaudir béatement aux exploits de notre armée, ni pour ignorer les complexités d’un contexte plutôt déroutant.
Impossible, en premier lieu, de relativiser la barbarie dont les populations du Mali et, au-delà, celles du vaste espace saharien, se voyaient menacées. L’idéologie authentiquement totalitaire des groupes militaro-intégristes impliqués – en l’occurrence Ansar Eddine, le Mujao ou Al-Qaida pour le Maghreb islamique – ne pouvait se traduire, si ces derniers étaient parvenus à leurs fins, que par l’application la plus fanatique qui se puisse imaginer de la Charia. Au prix de la liquidation définitive de ce qu’il subsistait encore de cadre démocratique au Mali, de la destruction de traditions culturelles et cultuelles (musulmanes au premier chef) fort anciennes, de la négation des droits des femmes, de la dissolution sanglante de toute spécificité ethnique dans l’instauration projetée d’un nouvel Émirat du Sahel (les Touaregs n’auront, par exemple, pas tardé à acquitté le prix fort de l’alliance qu’une de leurs factions, le MNLA, avait contractée avec les islamistes). Sans l’ombre d’un doute, il convenait de mettre hors d’état de nuire ces criminels fanatiques, très nettement minoritaires quoique ayant su se doter d’une certaine implantation au Mali. Et force est, simultanément, de prendre acte que le plus grand nombre des Maliens reçoit l’intervention française comme la seule solution susceptible de la sortir du cauchemar. Comment toutefois ne pas s’interroger sur le processus ayant généré un tel défi de civilisation ?
LE DÉSASTRE VIENT DE LOIN…
Le chaos, qui aura fini par s’installer au cœur de ce qu’il fut longtemps de bon ton de considérer comme un modèle de stabilité démocratique en Afrique, n’est issu ni de la montée irrépressible d’un islam radical dans le monde musulman – décrite à l’envie par certains, bien qu’il ne manque pas de peuples pour y résister courageusement, jusqu’en Tunisie et en Égypte -, ni du ”« choc de civilisations »” sous les auspices duquel aurait débuté le XXI° siècle à en croire les séides d’un George W. Bush, ni des tares que Nicolas Sarkozy se hasarda un jour à prêter à ”« l’homme africain »”… La désintégration de l’État malien, miné par la corruption de ses élites et ébranlé par les tentations putschistes d’une partie de son armée, elle-même en voie de décomposition, doit en premier lieu à ce déferlement néolibéral ayant, sur l’ensemble du globe, accompagné l’avènement du nouvel âge du capitalisme.
Le déchaînement des logiques prédatrices d’une finance mondialisée, les entreprises de plus en plus âpres à travers lesquelles les firmes transnationales visent à s’accaparer les richesses naturelles du Sud, les plans d’ajustement structurels du Fonds monétaire international avec leur cortège de privatisations et le démantèlement orchestré des quelques filets de protection sociale des plus nécessiteux, auront conjugué leurs effets pour aboutir à ce terrible sinistre. Alain Joxe, une fois encore, a trouvé les mots justes pour dépeindre une tourmente planétaire. Une tourmente dont, à leur tour, l’ex-Zaïre, la Côte-d’Ivoire, la Centrafrique, le Tchad, sans parler de la Mauritanie et de bien d’autres, auront été l’objet : ”« La destruction d’États communautaires jacobins se profile bien comme le but stratégique réel de ce nouveau système impérial, où l’absence de pouvoir politique favorise l’extension de l’hégémonie financière dépolitisée »” (in ”L’État du monde 2013”, « La cassure », éditions La Découverte).
DE LA « FRANCAFRIQUE AUX EXPÉDITIONS ATLANTISTES
Cette dynamique, on ne le répétera jamais suffisamment, n’en déplaise aux objurgations diplomatiques de tel ou tel ministre, se sera déployée sur le terreau fertile de décennies de gestion très particulière de la relation de l’ex-empire français avec ses anciennes colonies. On la baptisa justement « Françafrique »… Entre pillage poursuivi par nos grandes compagnies des ressources des pays concernés, mises sous tutelle de pouvoirs locaux grâce à des mécanismes savamment conçus de corruption d’élites politiques inchangeables sans l’aval de l’Élysée, omniprésence de notre corps expéditionnaire jamais avare d’interventions lorsque les affidés de la France s’avéraient menacés, on aura à la longue, dans le contexte du nouvel ordre mondial précédemment évoqué, créé les conditions du pourrissement généralisé de l’ancienne zone d’influence française.
On m’objectera certainement que nos présidents, de Charles de Gaulle à François Mitterrand, de Valéry Giscard d’Estaing à Nicolas Sarkozy, sans oublier Jacques Chirac, n’auront pas eu le monopole de ces pratiques néocoloniales… D’un échange inégal, que les peuples lointainement colonisés auront payé d’une terrible misère et d’un sous-développement endémique… Des interventions en sous-main de leurs services secrets… Du recours aux mercenaires dont les agissements auront régulièrement rallumé des foyers de guerre civile… Ou de l’inféodation d’États mis en coupe réglée par des despotes avant tout soucieux de leur longévité aux affaires… C’est parfaitement vrai, et les plus anciens d’entre nous se souviennent sans doute de l’implosion de l’ancien Congo belge, encouragé en sous-main par l’ex-puissance tutélaire, ou encore de l’assassinat de Patrice Lumumba avec le concours de la CIA. Il n’en demeure pas moins que c’est, à présent, l’empire français qui se retrouve dans l’œil du cyclone. Sans que le nouveau président et son gouvernement puissent esquiver les responsabilités qui leur reviennent.
D’autant que les agissements des dirigeants de notre pays dans le monde arabe, en réponse aux soulèvements ayant emporté les dictateurs tunisien ou égyptien, soulèvements auxquels ils s’étaient opposés, n’auront pas peu contribué à la déstabilisation présente de l’Afrique de l’Ouest. Qui ne sait que l’intervention de l’Otan en Libye, au premier rang de laquelle tint à s’afficher le précédent locataire de l’Élysée, parce qu’elle ne cherchait nullement à mettre en œuvre un processus démocratique sur les ruines du régime de Kadhafi, aura entraîné une phénoménale dissémination des armements alentour et concouru, du même coup, au renforcement des groupes armés islamistes formés dans le combat contre celui qu’ils désignaient comme un ”« dictateur impie »” ? Qui ignore, hélas, que l’aveuglement n’a pas été dissipé avec le changement de majorité, et qu’il produira les mêmes conséquences calamiteuses dès lors que, en Syrie, dans l’affrontement avec le maître sanglant de Damas, l’option démocratique – visant, bien sûr, à abattre la tyrannie baasiste, mais pour restituer aux populations un pouvoir dont elles sont depuis si longtemps spoliées – est la moindre des préoccupations des capitales occidentales ?
Pour le dire avec d’autres mots, nous nous trouvons une nouvelle fois confrontés à une triste réalité. Le fondamentalisme religieux et militarisé s’avère le rejeton dégénéré du grand désordre planétaire dans lequel s’est achevé le XX° siècle et ouvert son successeur. Parce que l’on aura prétendu retirer aux peuples tout espoir de progrès, dès lors que les premières victimes en auront été les courants laïques et progressistes, dans la mesure où la citoyenneté ne cesse un peu partout de refluer sous les coups de boutoirs d’une oligarchie mondialisée au cynisme sans bornes, on aura nourri réflexes de repli et dévoiement tragique de l’aspiration populaire au retour d’un peu de sécurité. Favorisant la montée en puissance de ces forces régressives dont les méfaits sont invoqués pour justifier le débarquement des soldats français dans l’Ouest africain.…
RESTAURER L’INTEGRITÉ DU MALI ET LA SOUVERAINETÉ DES MALIENS
Ces considérations m’amènent à une conclusion. Quelque avis que l’on portât, à gauche, sur l’intervention de l’armée française, qu’on la jugeât inévitable ou que l’on s’en tînt à une position de distance critique, c’est l’objectif du rétablissement de la souveraineté des Maliens, de la restauration de l’intégrité de leur pays et, plus largement, de la reconquête par les peuples d’Afrique de l’Ouest de leur droit à disposer de leur destin, qui doit servir de boussole.
La question des finalités poursuivies par le président de la République et l’état-major ne pourra, dès lors, être longtemps évacuée en vertu d’urgences militaires prégnantes. Paul Quilès, ancien ministre de la Défense sous la présidence Mitterrand et présentement figure de l’aile gauche du Parti socialiste, est dans le vrai lorsqu’il relève que ”« les commentaires mélangent allègrement quatre problèmes que cette opération serait censée résoudre : l’intégrité de l’État malien, la sécurité des 6000 ressortissants français, le sort de nos otages, la lutte contre le terrorisme islamiste »”.
Ou le déploiement présent finira par dépasser le cadre d’une mission défensive justifiée par la gravité des circonstances, et elle tendra inévitablement à s’installer dans la durée et à s’étendre au-delà des frontières du Mali, avec d’autant plus de facilité que « l’ennemi » jouera de son extrême mobilité pour entraîner les forces françaises dans un conflit du désert et des montagnes. Le risque sera alors l’enlisement, au prix de possibles tensions à terme avec une partie au moins des populations locales, voire d’une confrontation ne concernant plus seulement les brigades jihadistes mais les Touaregs, selon une dynamique que décrit non sans pertinence, il faut le reconnaître, un Dominique de Villepin : ”« Nous nous battrons à l’aveuglette, faute de buts de guerre. Arrêter la progression des jihadistes vers le sud, reconquérir le nord, éradiquer les bases d’Aqmi sont autant de guerres différentes. »” Ou l’opération « Serval » est appelée à laisser au plus vite place à une reconquête par les Maliens eux-mêmes de leur territoire, et ce sont les conditions de la reconstruction d’un État démocratique qui doivent alors être, dès aujourd’hui, débattues et maîtrisées par les premiers intéressés.
Cela demandera, d’évidence, l’appui de contingents africains, ceux de l’Union africaine d’ailleurs, plutôt que ceux de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, la Cedeao, dont les armées s’apparentent surtout à des gardes prétoriennes dont on peut redouter toutes les exactions, ainsi que nous le rappelle Samir Amin dans un article récent. Cela exigera encore un mandat des Nations unies fixant un cadre d’action et un calendrier précis aux différents corps expéditionnaires, les résolutions jusqu’ici adoptées par l’organisation internationale n’ayant jamais eu à se prononcer sur une présence au sol des troupes de Paris.
En tout état de cause, la maîtrise des opérations, comme le contrôle des buts de ce qui, en quelques jours, est devenu un possible engagement de moyen et long terme, doivent revenir aux Africains. Ce qui va de pair avec la rupture franche qu’il convient d’opérer avec les mécanismes de domination qu’assurait la « Françafrique », ainsi qu’avec les politiques de déréglementation mises en œuvre par le FMI, la Banque mondiale et leurs semblables. C’est également dans ce cadre qu’il s’imposera de régler, dans une perspective de justice, toutes les questions ethniques (en commençant par apporter une réponse aux droits revendiqués par les Touaregs) et religieuses qui ont fini par saper les bases de l’unité malienne. Dans ”l’Humanité” du 14 janvier, le politologue Cheick Oumar Diarrah suggérait, en ce sens, la convocation d’une conférence nationale sur l’avenir du Mali, laquelle pourrait réunir ”« toutes les forces vives, qu’il s’agisse des partis politiques, des organisations de la société civile ou des différentes organisations confessionnelles »”. À condition, cela va sans dire, qu’une telle initiative ait pour première implication l’établissement d’un calendrier électoral, sur la base d’une définition partagée des modalités d’un scrutin applicable à l’ensemble du pays, faute de quoi la reconstruction d’un État et d’un pouvoir politique légitimes ne sera jamais au rendez-vous.
À PROPOS DE LA V° RÉPUBLIQUE ET DE LA DÉMOCRATIE…
À l’instant de conclure, je m’en voudrais d’oublier une dimension proprement hexagonale de ce dossier. Je veux parler de la manière dont le président de la République a reproduit, sans état d’âme apparent ni justification ”a posteriori,” l’une des pratiques les plus contestables de la V° République. C’est à l’exécutif et à lui seul, en la personne du premier personnage de l’État, qu’il sera revenu de décider de l’implication française. Foin de débat organisé au sein du gouvernement ! Foin de session exceptionnelle du Parlement ! Comme toujours en de pareilles circonstances, la délibération publique se sera effacée derrière la prééminence monarchique du résident élyséen.
On m’objectera, j’en suis certain, qu’il était impossible de révéler devant députés et sénateurs qu’une si vaste opération se préparait, au risque de susciter une riposte anticipée des formations intégristes. Sauf que… Le mécanisme de la guerre s’est, dans les faits, mis en marche depuis des mois, nul ne pouvant imaginer que l’on eût pu réunir une semblable armada et un tel déploiement de moyens en quelques jours à peine… La résolution 2056 du Conseil de sécurité, évoquant une action de la Cedeao et de l’Union africaine, remonte au 7 juillet… François Hollande s’est exprimé sur cette crise, et plus précisément encore sur sa détermination à faire en sorte que ”« le terrorisme soit écarté de cette zone du Sahel »”, devant la dernière Assemblée générale de l’ONU, en septembre dernier…
Il était donc parfaitement possible que la représentation nationale fût saisie du dossier depuis des mois, et qu’elle pût fixer souverainement, au terme d’un débat public, le mandat de l’exécutif. Qu’elle ait été tenue en marge des préparatifs de l’intervention n’est, à cet égard, pas acceptable. La gauche tout entière contestait hier que Monsieur Sarkozy pût bafouer le Parlement et exercer sans le moindre contrôle ses prérogatives régaliennes sur la scène internationale, ce ne devrait pas être pour laisser maintenant son successeur socialiste se comporter avec la même désinvolture.
Vous l’aurez compris, amis lecteurs et amies lectrices, si je voulais me résumer d’une simple phrase, ce serait pour dire qu’une opération armée, quoique l’on pense de ses fondements et des précautions dont on prétend l’entourer, ne pourra jamais résoudre à elle seule des crises d’effondrement d’une telle ampleur et d’une telle intensité…