Épreuves de vérité (1) : leçons françaises

L’objectif était intenable, il s’avérait donc inévitable que les têtes de l’exécutif finissent tôt ou tard par reconnaître l’évidence : en provoquant une rétraction généralisée de l’activité, l’austérité imposée au continent européen engendre la diminution des recettes des États et elle rendait, par conséquent, inatteignable l’horizon d’un déficit ramené cette année à 3% du produit intérieur brut, doublé de l’”« inversion de la courbe du chômage »”. Contre toute évidence, François Hollande en avait fait son slogan fétiche de la campagne présidentielle, lui et ses ministres n’ayant ensuite cessé de le répéter en boucle. L’échec de la première phase du quinquennat – celle qui s’ouvrit par la révérence du Premier ministre au grand patronat à l’occasion des universités d’été du Medef, pour aboutir au présent projet de loi qui veut « vitrifier » la liquidation d’un ample pan du code du travail par l’Accord national interprofessionnel – est à la mesure de cet effondrement fracassant d’une démarche absurde autant qu’injuste. La seule surprise sera, en l’occurrence, venue du moment auquel ministres et dirigeants de la majorité présidentielle auront fini par renoncer à la méthode Coué… Et du personnage par lequel il aura été mis fin à une duperie destinée à justifier, auprès des Français, la logique jamais épuisée des sacrifices sociaux et des renoncements politiques.

Il est pour le moins éloquent, et sacrément problématique, que l’annonce d’un changement de discours officiel fût revenue, avant même que les autorités légitimement désignées par les électeurs n’aient eu à s’expliquer, à ce Monsieur Migaud qui n’a d’autre qualité à exciper que sa fonction de premier président de la Cour des comptes. Ce nouvel oracle, devant lequel il semble devenu de bon ton de s’incliner avec le respect qu’appelleraient ses hautes fonctions, n’aura d’ailleurs pas tardé à être suivi du représentant de la Commission de Bruxelles auquel, sous prétexte de prévisions sur la situation économique de l’Union européenne, il revenait de décider si la France serait ou non sanctionnée pour s’être écartée de la convergence exigée des politiques budgétaires des États. Eût-on voulu souligner l’entrée du continent dans une nouvelle période de son histoire, marquée par le recul de la délibération démocratique au profit des oukases prononcés par un enchevêtrement d’institutions n’ayant à aucun moment eu à se soumettre au suffrage universel, que l’on ne s’y serait pas pris autrement…

Il en va de la toute-puissante Cour des comptes comme de celles du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État : ils ne sont plus uniquement ces instances en charge du contrôle de l’action publique, ainsi que la Loi fondamentale définit leur statut, ils disent le droit et s’octroient une authentique compétence législative, puisqu’il leur est reconnu la faculté de formuler des préconisations à la valeur supérieure au vote des Assemblées. Ce faisant, et sans que l’on y prenne garde, la République consent à son affaissement progressif, elle qui proclame pourtant fièrement que la volonté politique passe avant toute autre considération prétendument technique ou économique, que la souveraineté du peuple est la source première de la légitimité démocratique, que l’intérêt général prime sur tous les intérêts particuliers et calculs égoïstes. Nous sommes vraiment entrés de plain-pied dans cet ”« ordolibéralisme »”, si bien décrit par Pierre Dardot et Christian Laval (in ”La Nouvelle Raison du monde”, La Découverte 2009), qui entend soustraire les logiques marchandes et financières à toute régulation publique, à toute norme sociale, à tout contre-pouvoir politique.

Ce qui crée souci, indépendamment du fait que nos gouvernants se fussent si longtemps obstinés dans la déraison d’une perspective illusoire, n’est pas que l’institution de la rue Cambon établisse que l’hypothèse d’une croissance de 0,8% du PIB, sur laquelle est bâtie la loi de finances pour 2013, se trouve réfutée par les effets récessifs des décisions européennes, c’est qu’elle s’estimât en droit d’enjoindre présidence de la République, gouvernement et parlementaires à emprunter le plus court chemin vers l’aggravation du mal. On peut, cela dit, considérer que l’ancien député socialiste qu’est Didier Migaud ne fait ici que servir d’alibi aux nouvelles abdications auxquelles François Hollande et Jean-Marc Ayrault se disent contraints, pour satisfaire aux exigences des marchés financiers et de l’oligarchie qui saignent à blanc les populations. Et qu’il n’aura fait que devancer les bonzes de la Commission européenne dans l’obstination à faire prévaloir cette folle approche, qui prétend trouver une issue à la crise du capitalisme dans la destruction de 60 ans de droits sociaux conquis, mais ne parvient ce faisant qu’à enfoncer une région entière dans l’engrenage mortifère d’une croissance en berne, du chômage de masse, de l’appauvrissement croissant des populations, de désindustrialisations aussi dramatiques que celle qu’affronte notre pays.

L’ABSURDITÉ ET L’INJUSTICE ÉRIGÉES EN COHÉRENCE

Prise dans les rets d’un traité budgétaire exigeant que l’on taillât sans fin dans la dépense publique, ralliée officiellement au dogme selon lequel une relance de l’activité ne pouvait venir que de l’amélioration de la « compétitivité » des firmes, donc de la progression constante de leurs bénéfices et de l’accroissement concomitant des dividendes des actionnaires, pour leur permettre de relever les défis d’une âpre concurrence internationale et leur ouvrir de nouveaux marchés, voilà l’équipe qui promettait hier le ”« changement maintenant »” bafouer aujourd’hui jusqu’au plus minime de ses engagements.

C’est une saignée de l’ordre de dix milliards d’euros par an, sur la durée de la législature, que l’on se prépare à infliger aux finances de l’État, saignée à laquelle s’ajouteront, pour 2014-2015, une purge de dix autres milliards destinée à compenser le manque à gagner du crédit d’impôt consenti, sans conditions ni contreparties, aux entreprises dans le cadre du Pacte de compétitivité. Les collectivités territoriales, quant à elles, s’apprêtent à devenir les premières victimes de ce tour de vis généralisé, les dotations de l’État devant subir une réduction deux fois plus importante qu’initialement annoncé, ce qui devrait avoisiner les 4,5 milliards d’euros en 2015. Et comme tout cela ne suffira pas à respecter la doxa austéritaire que vient marteler chaque sommet de l’Union européenne ou de l’eurozone, on se met à préparer frénétiquement l’opinion à la baisse des allocations familiales, au gel des pensions ou à une nouvelle contre-réforme du droit à la retraite, tandis que les fonctionnaires se voient annoncer le gel de leurs rémunérations et points d’indice… Bref, la justice tant évoquée le temps d’une campagne électorale n’aura pas tardé à céder le pas à une vision d’autant plus brutale que nul ne saurait fixer de terme à l’austérité.

À l’unisson, dirigeants conservateurs allemands, figés dans leur posture d’ayatollahs de l’orthodoxie budgétaire, commissaires européens, désormais dotés du pouvoir de censurer les décisions des Parlements comme de sanctionner les États, et dirigeants français, servilement ralliés aux préceptes qu’ils prétendaient pourtant renégocier avec leurs partenaires d’Europe, reprennent la thèse selon laquelle la croissance de demain viendrait de la priorité donnée à la compétitivité des entreprises et aux ajustements structurels censés répondre à « l’assainissement » des comptes publics. Monsieur Rehn, le chargé des Affaires économiques et monétaires de l’Union européenne, parle ainsi d’une reprise française un peu supérieure à 1% en 2014, tandis que le nouvel hôte de l’Élysée persiste à expliquer que la zone euro serait désormais sortie de la crise.

NOS NOUVEAUX MÉDECINS DE MOLIÈRE

Aux marges, mais aux marges seulement, l’orientation économique mise en œuvre se traduira éventuellement par un petit effet d’aubaine, offrant à quelques rares secteurs l’occasion de conquérir de nouvelles positions. Pour l’essentiel cependant, elle ne générera ni relance, ni recul du chômage. Les cadeaux fiscaux accordés au patronat dans le cadre du fameux Pacte de compétitivité, conjugués à l’étranglement des protections collectives en vertu des dispositions de l’Accord national interprofessionnel, viendront simplement conforter les logiques de rendement financier de court terme inspirant la stratégie des grands groupes, entraînant des retombées calamiteuses chez leurs sous-traitants et conduisant leurs actionnaires à décider de l’avenir des salariés à la seule aune de dividendes en augmentation régulière.

Plutôt qu’un marché européen en dépression, on continuera donc à privilégier l’implantation dans des pays à « faible coût de main-d’œuvre » et les capacités exportatrices des entreprises, au détriment du remaillage d’un tissu industriel et de la relocalisation des emplois. Comme, simultanément et en fonction des mêmes raisonnements, les banques persisteront à mesurer chichement le crédit accordé aux petites et moyennes entreprises, la désindustrialisation fera encore et toujours sentir ses ravages. Et, puisque le dogme en vigueur suppose que l’on mette maintenant au régime sec les collectivités territoriales, ce sont tout à la fois les missions de service public de ces dernières et leurs capacités d’investissement qui trinqueront. Reconnaissons au moins à Olli Rehn le mérite de ne pas entretenir d’inutiles illusions : tel un médecin de Molière délivrant ses amères potions à des malades se préparant à mourir guéris, il explique que les patrons n’embaucheront pas en 2014, en dépit de la reprise annoncée, dans la mesure où ils privilégieront l’augmentation de la productivité…

Encore importe-t-il d’ajouter que ce pronostic cynique ne prend pas en compte les conséquences du budget européen pour la période 2014-2020, tel que l’aura modelée la pression conjointe d’Angela Merkel et David Cameron, et tel que l’aura avalisé François Hollande bien qu’il accuse une baisse de 3,3%, pour atteindre à peine un point du PIB de l’Union. Non seulement, on le sait maintenant, ce sont d’abord les programmes communautaires de solidarité qui se verront taillés en pièces, mais c’est le fameux plan de relance, ces 120 milliards que le président de la République se targuait d’avoir arrachés à son interlocutrice d’outre-Rhin en contrepartie de la ratification française du TSCG, qui se sera littéralement désintégré. Comme lors du sommet du 29 juin 2012, cela n’aura pas empêché les communicants gouvernementaux de parler du ”« meilleur compromis possible »”. Au rythme auquel on nous vend ces mirifiques ”« compromis »”, il risque très vite de ne plus rester du vote populaire du printemps dernier qu’amertume et dégoût. Nul ne peut, à gauche, s’y résigner…

CONVERGENCES DANS LE CONSTAT

Un constat s’impose à cet égard : à l’inverse de ce que prétend le discours officiel, celui de nos gouvernants autant que celui des « experts » de la Cour des comptes ou de la Commission européenne, il est rigoureusement impossible de mener de pair l’amputation drastique de la dépense publique, la relance de l’activité au moyen de l’investissement et de la consommation populaire, et le combat contre ces inégalités que n’a cessé de creuser la cupidité sans limites de la finance. Se refuser à opter en faveur d’une nouvelle politique, c’est laisser l’aberration d’une gestion économique le disputer à un intolérable gâchis social et humain.

Pire, les exhortations des Saint-Jean-Bouche-d’Or de l’Union européenne à poursuivre ”« en parallèle les efforts budgétaires et les réformes structurelles »”, pour reprendre les propos de Monsieur Rehn le 20 février, promettent à notre Hexagone un sort comparable à celui qu’ont déjà connu la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, sans parler de l’Italie. Pour ne prendre que cet exemple, mais il est tellement parlant, le gouvernement de Madrid peut bien avoir imaginé des plans d’économies atteignant plus de 120 milliards d’euros depuis 2010, il n’aura fait que porter le taux de chômage à 27% de la population active sans pour autant ramener son déficit en-deçà des 3% requis par le traité de stabilité budgétaire. Nos dirigeants feraient bien de méditer sur les catastrophes qui s’enchaînent chez nos voisins, au moment où ils annoncent, d’un même élan, qu’ils vont demander des milliards de sacrifices supplémentaires aux Français l’an prochain et que le taux de chômage atteint désormais un niveau sans précédent… depuis 1997.

Des voix, en nombre croissant, en arrivent manifestement aux mêmes conclusions que le Front de gauche, même si elles ne partagent pas nécessairement sa démarche globale. Au sein du gouvernement, fait assez exceptionnel, des ministres comme Delphine Batho ou Cécile Duflot se sont elles-mêmes senti obligées de prendre leur distance, faisant savoir que l’on ne pouvait indéfiniment amputer les moyens de l’État, « surgeler » les crédits des ministères pour parler à la manière de l’inénarrable Jérôme Cahuzac. Au Parti socialiste, le courant « Maintenant la gauche » va jusqu’à en appeler à un ”« tournant de la relance »”, le terme ”« tournant »” suggérant parfaitement que c’est un changement de cap qui doit être mis à l’ordre du jour.

Toutes ces voix peuvent et doivent se conjuguer dans les semaines et les mois à venir. Elles doivent se joindre à celles qui, au cœur du mouvement syndical et associatif, ne cessent de rappeler au gouvernement et aux députés de la majorité qu’ils n’ont dû leur retour aux affaires qu’aux suffrages de salariés dont ils ignorent à présent toutes les attentes. Le 5 mars, c’est par exemple la majorité du syndicalisme (derrière la CGT, FO, la FSU et Solidaires) qui descendra dans la rue pour demander à la représentation nationale de ne pas transcrire dans la loi un accord prétendant sécuriser l’emploi alors qu’il amplifiera la flexibilité revendiquée par le Medef.

L’HEURE DES CHOIX DÉCISIFS

L’heure est à la sortie d’une spirale infernale. À l’émancipation de ces politiques impitoyables dont chacun peut constater de quels désastres elles sont partout porteuses. Au refus que la souveraineté du peuple et de ses élus soit mise sous tutelle d’oligarques au seul service des marchés. À la restitution à la puissance publique des moyens d’opposer l’intérêt général à des exigences favorisant une infime minorité de profiteurs. À la relocalisation des emplois sur les territoires et à la revitalisation industrielle du pays, au moyen d’une action résolument volontariste d’un État ne renonçant plus à sa force de frappe sous prétexte de rigueur budgétaire. À la relance de l’activité en n’hésitant pas à jouer de ce levier que peut constituer la stimulation de la consommation populaire, ce qui implique de favoriser l’augmentation des salaires, des pensions et des minima sociaux. À la taxation, aussi fortement que nécessaire, des privilèges fiscaux du capital, des banques et des actionnaires (une note récente de la Fondation Copernic ne souligne-t-elle pas que les niches fiscales, dont profitent principalement les grandes entreprises, représentent de 250 à 260 milliards d’euros… soit 13% du PIB ?), afin de financer les urgences sociales du moment. À la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, afin de leur permettre de s’opposer aux plans de licenciements boursiers ou aux délocalisations, de contrôler les décisions des entrepreneurs, de faire refluer la précarité que Madame Parisot entend généraliser. À la remise à plat d’une construction européenne dont il convient de mettre enfin les mécanismes au service du bien commun et du progrès social.

Il ne va pas manquer d’occasions, dans la prochaine période, d’avancer dans ces directions… De la proposition de loi, déposée au Sénat par le groupe du Front de gauche, en faveur de l’amnistie des syndicalistes condamnés sous le règne de Nicolas Sarkozy… À la bataille qui s’engage afin que ne soit pas reprise dans la loi les conclusions de l’accord voulu et imposé par le Medef… Mais, soyons-en convaincus, le temps presse !

”À suivre : leçons italiennes”

Christian_Picquet

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