Chavez, symbole d’une espérance plutôt que héros

J’écris ces lignes alors qu’une foule innombrable de Vénézuéliens vient de rendre un dernier hommage à son président. Avec, pour premier sentiment, que nous vivons décidément une époque singulière. À tant vouloir vider de leur substance les mécanismes collectifs de délibération, qui sont pourtant aux fondements de la démocratie, pour dresser l’éloge permanent de destins individuels livrés en exemple à des peuples dont la souveraineté est d’autant plus étouffée qu’elle bat en brèche le pouvoir des marchés, le système idéologico-médiatique en vient à braquer ses feux sur ses pires adversaires. Quel étonnement de voir ainsi une certaine presse consacrer, au Nord comme au Sud, ses manchettes à Hugo Chavez. Elle, qui le couvrait généralement d’opprobre il y a peu, le dépeignant volontiers en ”« dictateur tropical »” ou en ”« caudillo populiste »”…

Depuis mes engagements de jeunesse, j’ai de la transformation révolutionnaire des sociétés une approche trop résolument démocratique pour avoir jamais sacrifié au culte des grands hommes et des modèles. Sans doute, les processus par lesquels « ceux d’en bas » s’affranchissent de la servitude, s’incarnent-ils le plus souvent en des personnalités exceptionnelles. Plutôt que de céder à la fascination pour ces grandes figures, aussi talentueuses fussent-elles, il m’importe cependant toujours de chercher de quel ”« mouvement réel visant à abolir l’ordre réel des choses »”, pour paraphraser le vieux Marx, lesdites figures portent le nom.

Il me soucie donc moins, après la disparition d’Hugo Chavez, de gloser sur la rencontre d’un homme et d’un peuple, cette image héritée d’une culture bonapartiste dont le mouvement ouvrier n’a pas toujours su se prémunir, que d’identifier le ressort prometteur de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « chavisme ». Car ce ressort n’est autre que la révolution, dont on avait dit l’idée enterrée sous les décombres du Mur de Berlin, des échecs essuyés par les mouvements d’émancipation de la fin du siècle dernier, de la crise de tous les projets en lesquels s’étaient universellement reconnues les classes travailleuses et les opprimés. Petite flamme renaissante au cœur d’un continent dont le néolibéralisme avait fait le laboratoire du grand mouvement de réaction initié, dès le milieu des années 1970, à partir des États-Unis et avec comme premier acte le putsch ayant renversé l’Unité populaire au Chili… Mais petite flamme éclatante en ce qu’elle marque le retour des exigences d’égalité et de solidarité que la toute-puissance de l’argent-roi, des décennies durant, avait prétendu éradiquer.

ACQUIS ET LIMITES

Au-delà du personnage, sans doute remarquable, qu’était le président de la République bolivarienne, on se doit donc d’abord de retenir la confirmation que l’histoire, loin d’avoir touché à sa fin, se venge en usant de ruses imprévues pour rappeler au monde que la lutte des classes est bien son moteur véritable : en l’occurrence, comme pour la Révolution des œillets, au Portugal, en 1974-1975, c’est à partir d’une fracture survenue au sein de l’appareil militaire que sera née la force politique qui allait ensuite cristalliser les aspirations d’une population qui paraissait vouée au dénuement autant qu’à l’exclusion des mécanismes de décision. Il convient ensuite de prendre la dimension de cette révolution qui, dans un environnement marqué par le creusement constant des inégalités, se sera attelée à redistribuer spectaculairement les richesses comme à conduire une audacieuse réforme agraire, à confier à la puissance publique le mandat de satisfaire les besoins sociaux et d’œuvrer à la reconnaissance des droits humains les plus fondamentaux. Il faut enfin souligner, à l’inverse des charges dont on l’accabla pour mieux dénoncer les prétendues dérives de son chef de file, que l’expérience « bolivarienne » n’aura pas un instant cessé de chercher sa légitimité dans le verdict des urnes, les Vénézuéliens offrant ce faisant l’exemple d’un processus transformateur ne s’étant à aucun moment dérobé à l’épreuve du suffrage universel. Sans négliger, naturellement, à quel point une nation et son peuple mobilisé auront aidé à catalyser les attentes, de justice et de dignité, de tout un continent si longtemps relégué au rang d’arrière-cour de l’impérialisme américain dominant.

Dresser la liste d’acquis aussi majeurs ne saurait amener à taire, ou à amoindrir, les critiques. Ainsi, la réorientation de la rente pétrolière, dans l’objectif de faire refluer la misère et les humiliations, ne peut obérer que le ”« socialisme du XXI° siècle »”, selon la belle formule de Chavez, n’aura pas trouvé le chemin d’un nouveau mode de développement, pour le Venezuela autant que pour l’Amérique latine. De même, pour innovant qu’il ait été quant à sa pratique de la démocratie, représentative et participative, le processus révolutionnaire se sera heurté à l’apparition préoccupante d’authentiques phénomènes de bureaucratisation de la vie politique et économique. Et les relations nouées avec des régimes despotiques, tel celui de Vladimir Poutine, ou avec de sordides dictateurs, comme l’Iranien Ahmadinejad, si elles peuvent s’expliquer par l’isolement dont la République bolivarienne se voyait menacée de la part des grandes puissances, auront fortement brouillé le message international de la révolution, accréditant au demeurant l’idée qu’un même camp pourrait fédérer tous les adversaires – quels que soient leurs orientations réelles ou leurs idéologies – de l’ordre planétaire produit par la phase présente de la globalisation financière.

Faire preuve de lucidité sur la dynamique toujours vivante de la révolution vénézuélienne, comme sur ses limites, s’avère finalement le plus efficace soutien que l’on pût apporter à un peuple et à une Amérique latine qui ne veulent plus vivre à genoux. C’est, à mes yeux, la meilleure réplique que l’on pût opposer à tous ceux qui nient cette espérance ou tentent de la dénigrer, effrayés qu’une amorce d’alternative vînt démentir le dogme selon lequel les peuples n’auraient d’autre choix que de se sacrifier sur l’autel du néolibéralisme mondialisé. Dans cette dernière entreprise, les chefs de file de la réaction retrouvent, hélas, ceux de la social-démocratie, à l’exemple de la France où, aux cris d’espoir indécents de la droite – ”« En Amérique latine, le ‘’pétropulisme’’ a apporté une seconde vie à la révolution née de la Guerre froide. Avant celles des frères Castro, la mort d’Hugo Chavez pourrait bien clore ce chapitre de notre histoire »”, écrivait par exemple l’éditorialiste du ”Figaro”, le 7 mars -, aura fait écho la froideur toute protocolaire du communiqué élyséen.

Qu’importent au fond ces réactions dépourvues de dignité. La marée humaine de Caracas, ce 8 mars 2013, aura illustré avec éclat, à l’échelle du globe de surcroît, que les idées auxquelles s’identifiait Hugo Chavez lui survivront…

Christian_Picquet

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