La faillite inévitable du hollandisme
L’année politique se termine. C’est pour moi l’occasion de prendre un peu de recul sur l’actualité immédiate… et de revenir sur un événement dont le caractère symbolique ne doit pas obérer la portée.
Je ne parle pas, chacun peut sans peine l’imaginer, de la prestation télévisuelle par laquelle le chef de l’État, fidèle en cela à une déjà ancienne tradition de la V° République, s’est adressé en majesté au pays à l’occasion des célébrations du 14 Juillet. Hormis la prétention d’écrire le « récit » de la France des dix prochaines années, sans toutefois se hasarder à vouloir – comme durant la campagne de l’an passé – ”« réenchanter le rêve »” d’une nation qui souffre et doute du fait des potions amères que l’on ne cesse de lui administrer, il n’y avait vraiment rien à en retenir. Au point que, sitôt disparue des lucarnes, l’intervention présidentielle se sera effacée des mémoires. Un an après son élection, parce qu’il conduit une action exactement inverse à ce qu’en attendait le plus grand nombre, François Hollande n’a plus rien à dire au pays, si ce n’est de lui réciter encore et toujours ce catéchisme libéral qui veut que tout fût appelé à aller mieux demain pourvu que l’on restaurât la « compétitivité » des firmes au moyen de la diminution du coût prétendument exorbitant du travail et d’une restriction des droits conquis par les travailleurs.
Je ne parle pas davantage du dîner ayant réuni, le 22 juillet à l’Élysée, les chefs des partis de la majorité. Quel message d’espoir Harlem Désir, Pascal Durand, Jean-Michel Baylet, Jean-Luc Laurent ou Robert Hue pouvaient-ils bien délivrer en une circonstance aussi officielle ? Le « pacte » qui les soude depuis un an exige d’eux une solidarité sans failles dans le vote de budgets qui s’éloignent chaque année davantage des promesses d’une campagne où la finance était désignée comme le premier des adversaires. Bien sûr, certains d’entre eux nous ont habitués à l’expression récurrente de leurs états d’âme, mais le gouvernement qu’ils soutiennent annonce trop de mauvais coups en série pour que cela suffise à surmonter leur perte de crédit dans l’opinion.
Je préfère m’arrêter un instant sur l’éviction de Delphine Batho. Non que l’ex-ministre de l’Écologie se fût jusqu’alors illustrée par des propos dissonants sur l’austérité mise en œuvre au sommet de l’État. Non qu’avant de les dénoncer vertement, elle se fût manifestée par une vision de la transition écologique qui l’aurait conduite à s’affronter aux logiques financières aujourd’hui dominantes en Europe. Non qu’elle fût forcément appelée, maintenant qu’elle se trouve dégagée des contraintes de la vie ministérielle, à rejoindre le combat pour la refondation d’une gauche à la hauteur, nul ne pouvant dire ce que seront ses choix futurs. Mais son débarquement brutal de l’équipe gouvernante aura été pour elle l’occasion de se faire l’expression de la crise qui affecte souterrainement la coalition majoritaire à l’Assemblée.
Une crise faite de craquements à répétition et dont, successivement, les débats traversant Europe écologie-Les Verts quant au maintien ou non de ses deux détenteurs de portefeuilles, puis les ”« lignes rouges »” fixées à la réforme annoncée des retraites par le bureau national du Parti socialiste (pour atténuer sensiblement la violence de l’allongement de la durée de cotisations donnant droit à une cessation d’activité à taux plein et de la désindexation des pensions, mesures menant à l’appauvrissement assuré des retraités de ce pays), sans parler de la convergence de plusieurs sensibilités socialistes dans la critique de la vision à courte vue de l’exécutif, auront été les dernières manifestations en date. Une crise qui ne peut que s’aggraver à mesure que le « hollandisme » se verra confronté à son inévitable et cinglant échec…
UN HORIZON DÉSESPÉRÉMENT BOUCHÉ
À ce propos, je lisais l’autre jour que l’hôte de l’Élysée entrait dans une noire colère lorsque d’aucuns, dans son entourage, se laissaient aller à reconnaître que la France était entrée en récession. Nul ne doit, apparemment, déroger à l’élément de langage censé vertébrer la communication officielle dans le but de rassurer le peuple en lui expliquant, contre l’évidence, que la crise se situerait derrière nous. La moindre des prévisions pointant une infime amélioration de la conjoncture fait d’ailleurs l’objet d’exultations invraisemblables dans les palais nationaux. Sauf que l’Insee aura, récemment et sèchement, renvoyé à son inconsistance la parole gouvernementale, en établissant que l’activité économique s’est contractée en France sur les deux derniers trimestres étudiés… Sauf que les chiffres se montrent encore plus parlants : les faillites d’entreprises de plus de 200 salariés ont accusé une hausse de 33% sur les cinq premiers mois de l’année, avec évidemment des conséquences en chaîne sur leurs sous-traitants… Sauf que, l’OCDE vient de le confirmer, il ne peut en dériver que le fort accroissement d’un taux de chômage à son plus haut niveau depuis 1997, une pression constante à la baisse du pouvoir d’achat (toujours selon l’Insee, la baisse de celui-ci, l’an passé, se révèle sans précédent depuis… 1984), donc l’asphyxie de la consommation des ménages et la paralysie automatique de l’activité.
Et ce n’est pas le plan d’investissement annoncé, voici quelques jours, par le Premier ministre lors d’un discours à la tonalité technocratique assez hallucinante, qui y changera quoi que ce soit. Douze milliards sur dix ans, soit à peine plus d’un milliard par an, ne sauraient compenser ni les quatorze milliards d’amputation de la dépense publique prévus dès l’an prochain et que l’on entend reproduire dans l’exercice suivant (ils toucheront à l’os nombre des services de l’État et se traduiront par la diminution drastique des dotations aux collectivités, donc par un recul franc de leurs moyens d’intervention financiers), ni le report à des temps meilleurs des dépenses d’infrastructures, qui va hypothéquer lourdement le développement et l’avenir de nos territoires. En dépit d’un effet d’annonce soigneusement relayé dans les médias, ils ne sauraient davantage donner l’impulsion volontariste de la si nécessaire conversion écologique de l’économie : la transition énergétique se voit ainsi, de l’aveu de Delphine Batho, moins bien dotée que ne l’était, dans le passé, l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’énergie, l’Ademe. D’autant que cette somme sera, partiellement du moins, dégagée au moyen de cessions d’actifs publics (des miniprivatisations, pour les appeler par leur nom…) qui contribueront à déposséder un peu plus la puissance publique de ce qu’il lui reste de leviers pour influer sur les secteurs d’avenir ou les industries de haute technologie ultraperformante où elle conservait des participations, d’EDF à EADS en passant par France Télécom. Tout cela parce que l’on aura lancé la fameuse Banque publique d’investissement sans lui donner aucun des moyens financiers correspondant à ses ambitions proclamées…
En clair, le dogme du ”« sérieux budgétaire »”, consistant à conjuguer des coupes sans précédent dans le budget de l’État avec l’alourdissement de la fiscalité directe et indirecte pesant sur le salariat et les classes populaires, dans le même temps que l’on met en charpie le code du travail afin de permettre aux entreprises de licencier à leur gré, s’avère bel et bien une absurdité économique. Henri Sterdyniak, du collectif des « Économistes atterrés », peut à bon droit parler de ”« l’échec patent d’une vision idéologique axée sur la réduction des coûts »”, alors qu’”« en période de récession, le curseur politique doit changer pour initier une vraie lutte contre le chômage galopant »”. Cet aveuglement annonce une tragédie sociale, dès lors que s’avèrent d’ores et déjà facilités la destruction d’emplois par dizaines de milliers, le déchirement du tissu industriel des territoires, l’étranglement du service public et le démantèlement des mécanismes de protection collective du monde du travail (la prochaine cible étant, à cet égard, le système des retraites). Et il engendrera inévitablement les catastrophes politiques dont chacun sait déjà, si rien ne vient gripper l’engrenage fatal, qu’elles risquent de se trouver au rendez-vous de la séquence électorale de 2014.
UN MIROIR AUX ALOUETTES : LE « SOCIALISME DE L’OFFRE »
D’où vient alors, quand tant de voix s’accordent sur la menace de Bérézina pesant désormais sur la gauche et le peuple, jusqu’au cœur du PS et parfois bien au-delà de son aile gauche traditionnelle, que François Hollande s’obstine à proclamer qu’il maintiendra le cap coûte que coûte ? Certains, je le lis même sous des plumes amies, créditent naïvement l’élu du 6 mai d’une volonté de rechercher un ”« compromis »” avec les milieux d’affaire. Un ”« compromis »” qui, dans une tout autre configuration, celle des lendemains du second conflit mondial et de la montée en puissance corollaire du mouvement ouvrier, inspirait l’action d’une social-démocratie européenne se présentant en garante de la paix sociale, supposée résulter de droits sociaux concédés par le capital et d’un certain transfert des richesses en direction des classes travailleuses. Telle n’est pourtant pas la démarche des actuels gouvernants français.
D’ailleurs, lorsqu’il doit définir plus précisément sa vision, et bien qu’il délivre volontiers les coups de chapeau à un ”« compromis historique entre le capital et le travail »”, faux-nez rhétorique avant tout destiné à son électorat, le président de la République parle du ”« socialisme de l’offre »”. Expression éloquente s’il en est ! Elle se réfère ouvertement à cette ”« économie de l’offre »” qui sert de justification doctrinale au déferlement du néolibéralisme sur le globe depuis trois décennies. Selon cette école de pensée, qui se revendique de l’héritage d’Adam Smith au XVIII° siècle et entend prendre l’exact contrepied du keynésianisme sur lequel se fonda la politique des États (et de la social-démocratie) durant les « Trente Glorieuses », la création de richesses suppose de laisser au marché le soin de réguler l’économie. De sorte qu’elle en conclue à l’impérieuse obligation de libérer le capital de tout ce qui peut entraver sa quête du profit maximal, à commencer par les mécanismes de redistribution fiscale et de cotisation sociale du patronat au bien commun, pour mieux favoriser ses capacités concurrentielles.
Rien là, on le voit, qui ressemblât si peu que ce fût à un ”« compromis »” dont, en son temps, Léon Blum résumait la philosophie dans son célèbre ouvrage ”Pour être socialiste” : ”« La véritable égalité consiste dans le juste rapport de chaque individu, d’où qu’il soit né, avec sa tâche sociale. »” Il faudrait à présent un culot d’acier pour reprendre l’antienne du ”« juste rapport de chaque individu »”, lorsque la fortune totale des 500 Français les plus riches a progressé de presque 25% en un an (ce que vient d’établir le magazine ”Challenges”)…
Cédant sans combat à l’offensive des classes possédantes pour opérer leur mue sociale-libérale, les directions des partis sociaux-démocrates auront fini par adhérer aux principes de ”« l’économie de l’offre »”, le chancelier allemand Schmidt en déduisant, à la fin des années 1970, son fameux théorème : ”« Les profits d’aujourd’hui sont les profits de demain et les emplois d’après-demain. »” Avant que son successeur, Gerhard Schröder, le mît en application, frénétiquement et contre le syndicalisme d’outre-Rhin, sous la forme d’une politique de restriction des « coûts » salariaux au moyen d’une flexibilisation lourdement accentuée du travail.
Sans résultat probant, la hausse des profits allant, dans le contexte d’un capitalisme financiarisé comme jamais auparavant, vers les actionnaires et non vers la production. Le ”« socialisme de l’offre »”, version Schmidt et Schröder, ne se traduisit en conséquence ni par la relance de l’investissement, ni par la création massive d’emplois. Ainsi que le constate Guillaume Duval, dans son excellent ouvrage ”Made in Germany, Le modèle allemand au-delà des mythes” (aux éditions du Seuil) : ”« On n’a rien observé de tel en Allemagne pendant les années Schröder, malgré la forte progression des profits : au contraire, le taux d’investissement des entreprises rapporté à leur valeur ajoutée est tombé de 20,5% en 1998 à 17,1% en 2005 pendant qu’en France il montait de 18 à 19%” (…).” L’Allemagne de Schröder était en réalité un des pays d’Europe où les entreprises investissaient le moins (rapporté à leur valeur ajoutée bien sûr) avec la Grèce et Chypre ! »”
UN « MODÈLE » NI ACCEPTABLE, NI VIABLE, NI EXPORTABLE
Voilà qui eût dû rendre François Hollande plus prudent lorsque, à l’occasion des célébrations de la fondation du SPD, en mai dernier à Leipzig, il rendit un hommage appuyé à ce chancelier que ses concitoyens avaient fini par nommer ”« le camarade des patrons »” (”« Le progrès,” devait-il expliquer,” c’est aussi de faire des réformes courageuses pour préserver l’emploi et anticiper les mutations sociales et culturelles, comme l’a montré Gerhard Schröder »”). L’œuvre dudit Monsieur Schröder n’est, en vérité, pas plus une source d’inspiration que la gestion des dirigeants allemands ces dernières années n’est le ”« modèle »” qu’il devient de bon ton de révérer à tout propos…
De la théorisation d’un ”« socialisme de l’offre »” au ralliement au ”« modèle allemand »” dans lequel nos classes dirigeantes cherchent, depuis des années, la légitimité des logiques restrictives qu’ils entendent imposer à la France en vertu des succès qu’elles auraient prétendument remportés outre-Rhin, il n’y avait qu’un pas que l’équipe en place depuis un an n’aura pas tardé à franchir. Le rapport Gallois, dont elle se sera empressée de reprendre chaque axiome, l’adoption du nouvel évangile de ”« l’assainissement des comptes publics »”, ou la transcription législative de l’accord devant « assouplir » le marché du travail que le Medef aura arraché à une partie du syndicalisme français, ont en commun de prétendre relancer l’économie au moyen des recettes déjà expérimentées chez notre voisin de l’Est : baisse des salaires et des prestations sociales, remise en cause du droit du travail, démantèlement de l’État-providence, encouragement à l’exportation des entreprises plutôt qu’à la relocalisation des emplois… C’est toujours Guillaume Duval, dans l’ouvrage cité précédemment, qui résume le mieux la tendance : ”« C’est le ‘’modèle allemand’’ qui est désormais censé nous faire avaler ce que la référence au modèle anglosaxon, démonétisé par les frasques de ses financiers, n’avait pas encore réussi à nous imposer jusque-là. »”
Socialement, l’héritage du chancelier social-démocrate n’a pourtant rien pour séduire. La multiplication des petits boulots, de quelques heures par semaine pour une rémunération de moins de 400 euros mensuels et ne donnant droit qu’à une couverture sociale réduite et à aucune pension de retraite, sera allée jusqu’à concerner près de cinq millions d’hommes et de femmes en mars 2012 (les femmes en étant les premières victimes…). Le pouvoir d’achat des Allemands aura dégringolé à son niveau le plus bas depuis des lustres, la part des salaires dans la valeur ajoutée étant tombée à 55,1% du produit intérieur brut en 2007. L’austérité pratiquée à grand échelle aura eu pour effet la dégradation des infrastructures matérielles et les retards considérables pris dans leur renouvellement, la menace d’implosion démographique qui guette le pays liée à l’amoindrissement des capacités d’accueil des jeunes enfants par le système scolaire, l’appauvrissement programmé des futurs retraités, et le creusement des inégalités (saisissant contraste avec ces années d’après-guerre au cours desquelles l’Allemagne reconstruite pouvait s’enorgueillir de la supériorité de sa « cohésion sociale »). Le désastre et la fragilisation de l’économie en découlant se seront révélés tels que, tout en s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, la très conservatrice Madame Merkel aura dû alléger quelque peu les tourments infligés à la population travailleuse, assouplir la rigueur salariale et freiner le développement du travail partiel…
À bien les étudier, les prouesses du ”« modèle »” relèvent d’une mystification uniquement destinée à convaincre les peuples de l’Union européenne de la nécessité de consentir aux plus lourds sacrifices. Si, de l’autre côté du Rhin, l’économie a acquis la position dominante que l’on sait, cela doit en effet plutôt à deux facteurs. D’abord, aux traits historiques particuliers qui identifient ce pays (puissance de l’industrie, valorisation du travail industriel, poids du syndicalisme ayant contenu les logiques financières de désindustrialisation, moindre rigidité des techniques managériales, poids réduits des bulles spéculatives touchant en particulier le secteur de l’immobilier…). Ensuite, aux circonstances qui lui permirent, dans la dernière période, de compenser la contraction de la demande intérieure par le déploiement d’une véritable OPA sur les pays d’Europe centrale et orientale, couplé à l’essor de ses capacités exportatrices en direction des pays dits émergents. Ce à quoi vinrent s’ajouter, plus récemment, les retombées bénéfiques pour ses firmes de taux d’intérêt exceptionnellement bas et de la baisse des taux de change de l’euro.
Pour le reste, les politiques mises en œuvre sous l’égide de Monsieur Schröder et poursuivies par Madame Merkel auront plutôt obscurci l’horizon allemand. Au recul déjà évoqué de l’investissement privé aura en effet correspondu celui de l’investissement public, la baisse des dépenses de l’État ayant pour prix le vieillissement accéléré des infrastructures collectives et l’obligation des collectivités locales de fermer en masse centres sociaux et équipements culturels. Dans le même temps, les coupes claires opérées dans le système éducatif entraînaient la baisse déjà signalée de la natalité et les cadeaux fiscaux consentis aux plus aisés ne faisaient que déséquilibrer les finances publiques et alourdir du même coup sans fin les efforts d’assainissement budgétaire…
Vouloir, dans ces conditions, exporter ce genre de « solutions », ainsi que s’y emploient les dirigeants européens, est tout à la fois une visée détestable dans ses conséquences humaines et une illusion totale… du moins pour quiconque dit ne pas adhérer à la cupidité présente du capital. Les économistes les plus avertis en viennent d’ailleurs à des conclusions identiques : non seulement l’orthodoxie libérale ne règle aucun des déséquilibres entre pays du Vieux Continent, mais elle a provoqué la crise que la zone euro traverse depuis maintenant des années ; la combinaison des crises financières et des orientations de resserrement budgétaire depuis 2008 aura surtout entraîné le ralentissement de l’activité en Europe et les tendance récessives que l’on enregistre partout ; en se conjuguant à l’action d’une Banque centrale obnubilée par un taux d’inflation inférieur à 2% et indifférente à la demande intérieure des différents pays, tous ces facteurs dessinent à présent la perspective d’un choc déflationniste rendant encore plus périlleuse la situation des États les plus fragiles…
L’INANITÉ D’UN CHOIX DE CAPITULATION…
Ce qui signe, en retour, l’ultime dimension de l’impasse hollandaise, celle qui a trait à l’Europe. Le chef de l’exécutif justifie la ratification du traité Merkozy, qu’il s’était engagé à renégocier avant de finalement en avaliser chaque virgule, et le ralliement qui est le sien à l’orthodoxie budgétaire dont la droite allemande a fait le critère premier d’appartenance à la zone euro, par la perspective qu’il prétend faire avancer d’un ”« gouvernement économique »” commun aux pays possédant la même monnaie.
Passons sur le fait que la quête de cette vieille lune aura été poursuivie par la quasi-totalité des gouvernements français jusqu’à ceux de Nicolas Sarkozy, sans que cela ne régule les concurrences exacerbées ravageant le continent, et sans que cela réoriente si peu que ce soit la construction européenne afin de la soustraire à l’emprise des marchés. Ne nous arrêtons pas davantage sur le fait qu’un pareil ”« gouvernement économique »” achèverait de vider de toute substance la souveraineté des peuples et de leurs Parlements, au profit d’instances disposant de la réalité des pouvoirs sans jamais qu’elles eussent à se soumettre au verdict des urnes. Constatons simplement que plus les démolitions de l’ultralibéralisme et de l’austérité s’imposent aux populations, plus les tendances à la dislocation de l’édifice européen se révèlent fortes.
Contrairement aux assertions répétées du président de la République, l’euroland n’est nullement sortie de la zone des tempêtes qu’elle traverse depuis 2007-2008. La crise politique et sociale à rebondissements que provoquent en Grèce les préconisations scélérate de la « Troïka » (jusqu’à la fermeture récente de la télévision d’État ou aux licenciements annoncés de milliers de fonctionnaires), combinée aux manœuvres spéculatives visant de nouveau l’Espagne et le Portugal sur les marchés financiers, donne la mesure d’une instabilité récurrente de toute la zone. La récession en cours atteste, à son tour, de la folie que représente cet empilement de règles disciplinaires, poussées jusqu’à l’absurde, que consacrent des dispositions communautaires comme le « Six-Pack » ou le TSCG. Même les économistes libéraux réunis autour de Patrick Artus, de Natixis, en viennent à présent à admettre que leurs ”« effets” (…) ”s’avèrent contre-productifs dans un environnement de récession et de faible inflation »”. Ladite récession n’étant nullement le phénomène mineur que l’on se complaît à décrire à Bercy, mais un authentique tsunami qui ”« peut conduire à la barbarie »” le globe tout entier, nous disent à leur tour ces autres experts, socialistes ceux-là, que sont Michel Rocard et Pierre Larrouturu.
Sur fond de paralysie de ces projets d’union ou de supervision bancaires dont on nous rebat les oreilles à chaque « sommet de la dernière chance », laissant présager pour demain une tempête encore plus dévastatrice que la précédente dans le secteur financier, l’euro voit sa fragilité régulièrement confirmée. Ce dont le décrochage de la devise chypriote à la suite de la secousse du printemps (il existe désormais deux euros, celui de l’île ayant un cours distinct du reste de la zone) aura constitué la dernière illustration.
De quoi souligner cette dimension nouvelle de l’édification européenne, que nos gouvernants d’aujourd’hui, autant que ceux d’hier, s’évertuent à nier ou à ignorer. On aura voulu, avec le traité de Maastricht, la fonder sur une monnaie unique et des critères de convergence dont la rigidité permettait de soumettre les économies concernées à l’intérêt des détenteurs d’actifs financiers. Elle aura fini, à la faveur d’une concurrence que rien ne devait plus entraver, par déboucher sur l’affirmation de rapports de force bouleversés entre les pays membres et leurs zones d’influence. Éditorialiste du ”Financial Times”, Martin Wolf décrit avec justesse cette tendance : ”« L’Allemagne est en train de remodeler l’économie européenne à son image. Elle se sert de sa position de principale économie et de pays créditeur dominant pour transformer les membres de la zone euro en petites répliques d’elle-même – et la zone euro dans son ensemble en une grosse réplique. »” Et c’est, de nouveau, Guillaume Duval qui en tente une interprétation historique : ”« Angela Merkel incarne le basculement de l’Allemagne rhénane et catholique de l’après-guerre, tournée vers l’ouest et donc vers la France, vers une autre Allemagne, toujours aussi conservatrice, même si elle est dirigée par une femme, mais désormais plus protestante et résolument orientée vers la Mitteleuropa. Et donc plus hostile aussi a priori à l’égard d’une France et d’une Europe du Sud de tradition catholique. »”
On peut, naturellement, discuter tout ou partie de cette thèse. Pas la divergence d’intérêts de plus en plus marquée entre classes dirigeantes du continent, par-delà leur volonté commune de profiter des mutations présentes du capitalisme pour infliger des défaites majeures aux peuples. Ni l’impasse dont elle menace l’ensemble de la zone euro, alors que le ”« modèle allemand »” approche dorénavant de ses limites, on l’a vu, que le changement des équilibres mondiaux au bénéfice des pays émergents pourrait hypothéquer à terme la puissance allemande elle-même, et que l’orientation des économies à l’export devient fort aléatoire à mesure que les marchés se révèlent déprimés par le ralentissement général de l’activité. Voilà pourquoi l’obstination de l’arc gouvernemental français à s’adapter aux exigences venues de Berlin et que Monsieur Barroso met en musique à l’échelle de l’Union apparaît comme un monumental contresens. Y compris pour des dirigeants socialistes acquis depuis longtemps à l’idée qu’il n’y aurait pas d’alternative au libéral-capitalisme…
Pire, le consentement de François Hollande aux admonestations de la Commission de Bruxelles concernant le relèvement de l’âge du départ à la retraite, la réforme du ”« marché du travail »” ou la libéralisation du secteur des biens et des services, sans parler de son acceptation de l’ouverture de négociations visant à l’instauration d’un Grand marché transatlantique (à l’avantage exclusif des multinationales nord-américaines et des firmes exportatrices d’outre-Rhin) ne feront que creuser la ligne de fracture apparue ces derniers temps. Dit plus précisément, la peur d’ouvrir la crise avec les partenaires de la France au lendemain de la séquence électorale de 2012, lorsqu’il eût fallu refuser de souscrire aux engagements du précédent locataire de l’Élysée pour espérer faire bifurquer le cours des événements dans le sens des attentes des citoyens, nous a en réalité rapprochés d’une autre crise… à la dynamique bien plus incertaine celle-là.
QU’ON SE LE DISE… LE TEMPS PRESSE !
Résumons-nous. Sous tous ses aspects, le hollandisme s’est de lui-même enfermé dans le piège de son échec inévitable. Dans sa fuite en avant suicidaire, il n’en porte pas moins des coups redoutables à celles et ceux auxquels il doit sa victoire du printemps 2012, au monde du travail, à la jeunesse, au syndicalisme soucieux de représenter ses mandants. D’où ce paradoxe angoissant : un an après la défaite de Nicolas Sarkozy et de son clan sans foi ni loi, alors que l’UMP est loin d’avoir recouvré sa cohésion stratégique et idéologique, alors que ses querelles s’étalent au grand jour, c’est à droite que l’on relève néanmoins la mobilisation et la détermination, à gauche que dominent le désarroi et le découragement, malgré l’engagement du Front de gauche pour fédérer les résistances.
On sait quels dangers recèle une semblable situation : lorsqu’une large partie de la gauche tourne le dos à la défense de son camp ; lorsqu’elle renonce à la bataille des idées pour s’abandonner à l’accompagnement de toutes les exigences des privilégiés (sans pour autant, d’ailleurs, gagner leurs faveurs comme on le voit actuellement avec un Medef haussant sans cesse la barre de ses revendications pour obtenir, par exemple, le passage à 44 annuités de la durée de cotisations donnant droit à une retraite pleine, la taxation des pensionnés et le développement d’un système par capitalisation) ; lorsque la division ravage les rangs de ceux d’en bas et encourage tous les replis sur soi ; lorsque la colère se sent impuissante… le pire finit par trouver son expression politique. Dans la France d’aujourd’hui, c’est le Front national qui voit ses voiles gonfler au point d’apparaître à beaucoup comme un parti en marche vers le pouvoir !
Faire face à des enjeux aussi cruciaux, c’est d’abord refuser le fatalisme. C’est ne pas se laisser paralyser par l’hypothèse improbable que François Hollande pourrait de lui-même se convaincre de l’inanité de sa démarche. C’est ne pas se contenter de vouloir infléchir aux marges une politique dont c’est la cohérence d’ensemble qu’il convient de défaire. C’est donc agir pour donner à une orientation radicalement opposée au libéralisme la majorité dont elle dispose potentiellement au sein de la gauche. C’est, plus précisément encore, unir toutes les énergies disponibles, qu’elles aient à l’instar du Front de gauche fait le choix de demeurer extérieures à l’alliance gouvernementale, ou qu’elles aient voulu se situer dans le soutien à celle-ci comme l’ont fait les courants socialistes ou écologistes qui en appellent à leur tour à un changement de cap.
Il ne fait aucun doute qu’une modification de la donne au sein du camp populaire, un déplacement du curseur dans le sens d’une rupture avec l’austérité, une perspective de rassemblement de la gauche sur une authentique politique de changement feraient resurgir un espoir dans le pays. Elle offrirait à l’action sociale l’horizon politique dont elle a besoin pour se redéployer, en particulier lors de ce rendez-vous de première importance que sera la bataille de l’automne en défense du droit à la retraite. Elle constituerait la riposte la plus efficace à la montée en puissance d’une droite ultraréactionnaire placée sous l’influence de l’extrême droite. Si rien n’est encore joué, si le sort de la France est loin d’être scellé, le temps presse…