Un “Acte III de décentralisation” ? Quelle blague !

Je n’ignore pas que ce dont je vais parler ici est passé inaperçu du plus grand nombre des Français. Son enjeu ne m’en semble pas moins aussi décisif que celui dont j’ai traité dans ma précédente note, à savoir le paysage social dévasté dont auront accouché les principales lois adoptées tout au long de cette première année de mandat présidentiel et législatif. Le premier des trois textes censés définir un « Acte III de la décentralisation » s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement évident d’une austérité dont on ne cesse de resserrer le garrot sur le peuple et, pire, il engage un travail de désarticulation de la République telle qu’elle avait, jusqu’alors, résisté aux assauts des classes possédantes.

La loi adoptée par l’Assemblée nationale aux derniers jours du mois de juillet, installant avec les métropoles un nouveau maillon territorial en France, réussit en effet la prouesse d’en finir avec le principe d’unité et d’indivisibilité de ladite République, tout en opérant une recentralisation autoritaire des pouvoirs qui aura pour principale conséquence d’éloigner davantage les citoyens des lieux où se prendront réellement les décisions. La majorité des députés aura, à cette fin, réduit à néant le travail des sénateurs, dont certains des amendements avaient auparavant tendu à poser des garde-fous à cette entreprise de démolition.

La question doit à présent être clairement posée devant le pays. À quelle visée peut bien correspondre l’instauration de cet échelon métropolitain qui concernera onze villes (dont Paris, Lyon et Marseille), régira la vie de 30 millions de personnes, et concentrera un très grand nombre de compétences stratégiques et de leviers de financement, si ce n’est à l’adaptation de l’architecture institutionnelle française aux vues d’une technostructure relayant servilement les exigences de la finance et des sommets de l’Union européenne ? Ainsi, dans la stricte continuité des contraintes fixées par le traité budgétaire récemment avalisé, l’État va-t-il se départir « par le haut » de ses attributs fondamentaux comme de son rôle de garant de la cohésion et de l’égalité entre territoires, pour les transférer à cette nouvelle instance qui, à la différence des Régions par exemple (quoique le rôle que l’on entend faire jouer à ces dernières n’apparaisse pas, loin s’en faut, porteur d’une avancée démocratique), ne procédera pas directement du suffrage universel. Dans les faits, ce sont ainsi les communes – structures de base de l’organisation républicaine depuis la Révolution -, les départements et les intercommunalités – dont nous étions pourtant déjà nombreux à dénoncer la faible réalité démocratique – qui se verront dépossédés d’une très large part de leurs attributions.

Les communes se verront notamment enrôlées dans des conseils de territoire strictement dépendants des décisions de la métropole, ce qui les confinera en quelque sorte dans un statut de simples « arrondissements » de celle-ci et leur fera perdre l’essentiel de leurs moyens d’action au service de leurs populations. Un processus dont l’achèvement interviendra aux alentours de 2020, avec l’élection de la moitié des membres des conseils métropolitains au suffrage direct, ce qui aura mécaniquement pour implication de redessiner pratiquement la structure politique du pays au détriment des municipalités, des intercommunalités et même des départements.

Pour ne prendre que ce cas, le « Grand-Paris » appelé à voir le jour en janvier 2016 sera géré par un conseil dont un quart des membres sera issu de la capitale, l’Assemblée des maires créée simultanément ne se réunissant pour sa part qu’une fois l’an – et encore, avec voix seulement consultative -, ce qui concentrera toutes les manettes entre les mains du président de la métropole et de ses vice-présidents.

Dit clairement, c’est la démocratie locale qu’un gouvernement élu avec les voix du peuple de gauche est en train de mettre à mort. Rien de moins !

UNE NOUVELLE SOUMISSION À L’ORTHODOXIE LIBÉRALE

Point n’est besoin d’aller chercher loin la cohérence de cette démarche. Non seulement ce dépouillement organisé des collectivités est le plus sûr moyen de favoriser cette contraction des dépenses locales à laquelle on les exhorte dans le même temps qu’on les charge de responsabilités accrues, mais on réunit les conditions de cette mise en concurrence totale des territoires et de leurs habitants qu’exaltent depuis si longtemps les hérauts du néolibéralisme. D’un côté donc, l’État se démet volontairement de ses prérogatives officielles de défenseur de la cohésion sociale, pour ne bientôt plus conserver que ses missions régaliennes, de l’autre, on tend à rendre le niveau local quasiment inexistant, alors qu’il se trouve au plus près des habitants/citoyens/électeurs et contribuables.

Maxime Camuzat, maire communiste de Saint-Germain-du-Puy, avait dans un texte de février dernier fort bien mis en exergue le défi démocratique et social, l’enjeu de société pour tout dire, auxquels nous confronte la problématique actuelle du gouvernement : ”« Le maillage communal qui fait l’originalité française est en danger dans ces textes, alors que ‘’chez nous’’, la commune est un espace de vie particulier. C’est un espace d’évolutions et de transformations permanentes, mais aussi de traditions et de valeurs qui s’affichent aux frontons de bien des mairies ; un espace de vie où il ‘’garde encore la main’’ sur ce qu’il souhaite, ce qui en fait l’originalité, dans, disons, la ‘’mondialisation d’aujourd’hui’’. »”

Naturellement, on nous rétorquera immanquablement qu’il serait impensable d’ignorer le fait objectif que constitue l’existence de grandes métropoles (quoique leur extension à l’infini n’allât pas vraiment dans le sens d’un aménagement équilibré du territoire national). À ceci près que rien n’oblige pour autant à écraser de leur poids prédominant les échelons décrétés subalternes et à vider du même coup de toute substance la délibération citoyenne : des pôles métropolitains pourraient tout à fait s’envisager dans une logique de mutualisation des moyens au profit de l’ensemble des collectivités concernées et de coopération, comme l’ont d’ailleurs revendiqué plus de 100 maires des Bouches-du-Rhône ou encore le Syndicat mixte Paris-métropole.

Rien n’y oblige, viens-je d’écrire… Sauf la vision globale qu’induit, chez tous les dirigeants européens, l’orthodoxie budgétaire procédant de l’idéologie de la concurrence sans entraves et de la compétition à outrance. Ce n’est pas un hasard si l’inénarrable Monsieur Barroso, en contrepartie du délai que la Commission consentait à accorder à la France pour réduire ses déficits, exhortait récemment François Hollande à « réformer » en profondeur le système des retraites, le droit social protecteur des travailleurs ou les règles régissant ce qui reste de notre secteur public, et s’il l’enjoignait avec autant de force de régler définitivement le « problème » des collectivités territoriales. Comme ce n’est pas un hasard non plus si ce fameux « Acte III » vient en discussion alors que la Cour des comptes, de rapports en préconisations, aura dans le même sens fait de ces dernières la cible de ses appels à tailler sans faiblesse dans les dépenses publiques…

Pour le dire d’une autre manière, on retrouve, dans cette détermination à éliminer les échelons susceptibles de résister au nom de l’intérêt général grâce à la légitimité populaire qui est la leur, cet ordolibéralisme, corpus théorique qui sous-tend depuis les origines la construction capitaliste de l’Europe et n’a cessé depuis de gagner en influence. Les « Économistes atterrés » le dépeignaient fort bien dans leur contribution ”L’Europe maltraitée” (aux éditions Les Liens qui libèrent) : ”« La politique économique doit désormais être pensée et conçue pour lutter contre l’inflation, pour réduire drastiquement les coûts (et tout spécialement les réputés ‘’coûts salariaux’’), et ainsi rétablir puis maintenir la part des profits. Elle doit, pour ce faire, être mise en œuvre pour garantir un fonctionnement ‘’libre’’ du marché. Libre surtout des réglementations et des contre-pouvoirs politiques ou sociaux supposés avoir entravé dans l’après-Seconde Guerre mondiale le pouvoir des investisseurs et des capitalistes. »”

La bataille n’est toutefois pas achevée. Les Alsaciens ont démontré, voici quelques mois, en repoussant le projet de fusion de leurs deux départements, que chaque fois qu’on les consultait, les citoyens manifestaient leur indéfectible attachement à la démocratie locale. Alors que la loi reviendra en seconde lecture devant le Parlement au mois de septembre, il est possible de faire monter en puissance l’exigence d’un référendum dans toutes les régions impactées par les changements visés. Après tout, l’article 72-1 de la Constitution n’établit-il pas le droit des citoyens à participer au débat lorsqu’il est question de créer une nouvelle collectivité territoriale ?

L’Association nationale des élus communistes et républicains, dont je suis membre, le demande justement. J’adhère sans réserve à son appel : ”« Les défis métropolitains en matière de transport, de logement et d’urbanisme, d’aménagement du territoire, d’égalité d’accès, d’urgence sociale, d’écologie et de relance industrielle méritent tout autre chose ! Ils doivent s’appuyer sur tous les projets issus des territoires, décidés avec les citoyens dans chaque commune et intercommunalité et coordonnés avec les départements et Régions, appuyés sur des services publics et des politiques de lutte contre les ségrégations sociales. L’État ne doit pas abandonner son rôle de garant de l’égalité entre les territoires, son devoir de solidarité nationale au nom de la réduction des dépenses publiques. »”

UNE AUTRE DÉMARCHE EST POSSIBLE ET NÉCESSAIRE

En guise de contribution à cette bataille, je reproduis ci-dessous l’essentiel de mon intervention devant l’Assemblée plénière de la Région Midi-Pyrénées, le 27 juin, où le groupe Front de gauche avait obtenu un débat sur ce fameux « Acte III de décentralisation ». Dans la dernière partie de la discussion, censée traiter du thème ”« Gouvernance et modalités de financement des politique régionales »”, j’ai tenté d’y dessiner les pistes d’une authentique déconcentration démocratique des pouvoirs, qui resterait respectueuse d’une République une et indivisible.

« Monsieur le Président, Mes Chers Collègues, plutôt que de désarticuler la République, comme y tendent les trois textes du gouvernement, une déconcentration des pouvoirs, c’est-à-dire une véritable décentralisation, doit avoir pour visée, non la suppression arbitraire de tel ou tel échelon (…), mais une nouvelle articulation des pouvoirs. Son objectif premier : donner toute sa portée à l’idée de souveraineté du peuple, laquelle se trouve aux fondements de l’idée républicaine dans notre pays.

« Cela m’amène à une première remarque sur le glissement de langage que traduit l’intitulé de ce dernier axe de notre discussion : ‘”’Gouvernance et modalités de financement des politiques régionales.’’”

« Le terme de ”‘’gouvernance’’” a, hélas, une histoire : il a été lancé par Margaret Thatcher au tournant des années 1980, et il s’est ensuite imposé au débat public de toutes les nations à la faveur de la globalisation marchande et financière que nous connaissons.

« Il a pour objectif, sous couvert d’en appeler à une saine gestion des institutions publiques, de soumettre ces dernières à des mécanismes de surveillance et de reddition des comptes, induisant une gestion de l’État calquée sur les techniques managériales ayant cours au sein des entreprises.

« Dit autrement, à suivre cette conception, la politique ne devrait plus être conçue à partir de choix sur lesquels les citoyens ont à se prononcer à partir de la conviction qu’ils se forgent de ce qu’est l’intérêt général, mais relever désormais de paradigmes gestionnaires ou techniques.

« C’est, en quelque sorte, une politique ‘’sans gouvernement’’ ou, pour le dire autrement, une politique vidée de toute substance démocratique.

« Georges Corm, historien et économiste de renommée mondiale a parlé à ce propos de ”« révolution linguistique réalisée par l’idéologie néolibérale »”. Vous comprendrez notre inquiétude de voir cette ””révolution linguistique”” placée au cœur des trois projets de loi présentés par le gouvernement.

« Cette remarque n’est pas une digression.

« Elle appelle les principes selon lesquels doit à notre sens s’organiser, non la ”‘’gouvernance’’”, mais le gouvernement d’une décentralisation qui se voudrait soucieuse d’ouvrir de nouveaux pouvoirs aux citoyens.

« Quatre principes, pour être précis, et un cinquième qui en découle sur les modes de financement.

« Le premier de ces principes renvoie au projet économique et social ambitieux qu’une déconcentration des pouvoirs devrait servir.

« C’est, avant tout, la réponse aux besoins des populations en matière d’emploi, de santé, de transports et, plus généralement, de services publics qui doit se trouver au cœur de l’action des Régions, et non l’affirmation de leurs fonctions économiques dans le but de leur permettre de s’intégrer à l’univers glacé de la compétition à outrance qui dévaste l’Europe.

« Deuxième principe : la démocratie.

« Si l’on parle d’un nouvel acte digne de ce nom de la décentralisation, ce doit être pour renforcer les droits des citoyens et le rôle des collectivités issues du suffrage universel… Non pour les affaiblir en faisant glisser la réalité des pouvoirs en direction de structures non élues, ou de « métropoles » qui auront vite fait de devenir d’authentiques féodalités territoriales en concurrence avec les Régions.

« De la prise en compte des communes comme échelon toujours incontournable de la délibération démocratique, au rôle des Régions pour corriger les inégalités et assurer l’œuvre redistributive dévolue à la République, des formes de concertation populaire sur les grands enjeux doivent devenir la règle. C’est la seule manière de donner une cohérence à l’architecture globale. (…)

« Troisième principe : la libre administration des collectivités.

« Elle suppose qu’elles ne subissent ni encadrement étatique imposé, ni tutelle de l’une sur l’autre, ni soumission à ces fameux « Pactes de gouvernances territoriales » que piloteraient les chambres régionales des comptes.

« Un ‘’nouvel acte’’ doit au contraire instituer de nouvelles formes de coopération et de codécision entre collectivités, condition d’un développement équilibré et solidaire des territoires.

« Quatrième principe : la démocratie sociale.

« Aucune réforme ne peut être mise en œuvre sans les agents indispensables au bon fonctionnement de nos services publics. Il est, à cet égard, dommageable que le gouvernement n’ait pas davantage écouté les organisations syndicales que les élus dans la conduite de sa réflexion.

« Une démocratie sociale renforcée exige pourtant, tout à la fois, la préservation des statuts des personnels dont la mission est de concourir à la neutralité du service public, un fonctionnement amélioré des Ceser et des CCREFP, la création d’équivalents des Ceser à l’échelon des départements, une démocratisation des conseils de développement.

« D’où il découle le dernier principe : la nécessité d’une réforme des financements.

« Ces derniers doivent associer péréquation, dotations budgétaires de haut niveau, pôle financier public, autonomie fiscale des collectivités, tout cela devant être conjugué à la mise à contribution des revenus financiers que les politiques d’austérité actuellement imposées à l’Europe s’évertuent à épargner.

« L’État doit, dans ce cadre, voir réhabilité son rôle de garant de l’égalité qui réoriente les richesses au service du bien commun.

« J’ai entendu, Monsieur le Président, dans votre propos liminaire de ce matin, les pistes qui sont aujourd’hui mises à l’étude ”(dans le cadre de l’Association des Régions de France, je le précise pour le lecteur)”.

« Bon nombre d’entre elles sont effectivement intéressantes. Comme l’idée d’une taxation des bénéfices des sociétés autoroutières : après tout, la privatisation des autoroutes est l’un des plus gigantesques hold-up sur nos infrastructures de la dernière décennie…

« J’ajouterai néanmoins que l’on ne saurait, à la faveur de cette réflexion nationale, évacuer la nécessaire restitution à nos collectivités des sommes dues par l’État au titre des transferts passés de compétences.

«J’insisterai tout particulièrement sur la généralisation, que notre Région revendique, du versement transports aux Régions.

« Et je soulignerai la cohérence qu’il y aurait à tirer toutes les conséquences du rôle de ‘’chefs de file’’ du développement économique et de l’aménagement des territoires qui est attribué aux Régions : ce rôle n’exigerait-il pas une dépendance fiscale bien plus forte des grandes entreprises à leur égard ?

« Je terminerai mon propos en vous disant qu’une telle déconcentration, pleinement démocratique, ne saurait voir le jour si elle ne repose pas sur une vaste concertation associant élus, acteurs sociaux et citoyens.

« D’où le débat public que nous appelons de nos vœux, et qui ne saurait rester confiné à nos hémicycles, même si nous nous félicitons de l’exercice démocratique que donne aujourd’hui à voir notre Région.

« J’ai commencé sur le caractère hautement problématique de la notion de” ‘’gouvernance’’”.

« Peut-être, à l’inverse, Mes Chers Collègues, pourrions-nous nous inspirer de la déclaration de Philadelphie de la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail.

« Le 10 mai 1944, prolongeant en quelque sorte notre Déclaration de 1789, elle avait en effet proclamé solennellement le droit des hommes et des femmes à ne pas être traités et utilisés comme des ressources instrumentales par les pouvoirs constitués.

« Voilà un fil qui mériterait aujourd’hui d’être renoué.

« Je vous remercie de votre attention. »

Avec cette note, je vais comme beaucoup d’entre vous j’imagine, prendre un peu de champ avec l’action politique au quotidien. Cette année, je n’envisage pourtant pas de m’éloigner longtemps de ce blog, et je compte bien y intervenir, à chaque fois que les circonstances me le permettront, sous la forme de quelques « réflexions estivales ». Bon été à chacun !

Christian_Picquet

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