N’oublions pas la guerre de Palestine
Tout occupés que nous soyons, à juste titre, à commenter, à débattre ou à polémiquer sur le dossier syrien, nous ne saurions oublier la question qui, depuis le début du XX° siècle, représente le cratère dont s’écoulent sans fin ces flots de sang et de haine submergeant et déstabilisant le Proche et le Moyen-Orient. Je veux, naturellement, parler de la guerre de Palestine. Les peuples de la région, chacun le sait et le dit depuis des lustres, se verront interdits tout avenir de paix, de coopération et de prospérité tant qu’une solution de justice ne sera pas apportée au conflit qui oppose Palestiniens et Israéliens, focalisant la situation de l’ensemble du monde arabe et, au-delà, celle de l’aire d’influence musulmane.
Il se trouve que nous venons de célébrer, ce 13 septembre, le vingtième anniversaire des ”« accords intérimaires »” d’Oslo, marqués par la célèbre poignée de mains entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, à Washington, sous le regard de Bill Clinton. Et que, depuis la mi-août, des délégations israélienne et palestinienne sont censées avoir retrouvé la table des discussions… L’événement eût dû être considéré comme une bonne nouvelle… La première depuis des années… Un symbole rappelant une date pleine de promesses… Hélas, c’est à une nouvelle partie de poker-menteur que l’on assiste… Sans que, symptôme d’un recul du poids du mouvement de solidarité, la « communauté internationale » et, plus généralement, les opinions publiques ne s’en émeuvent…
C’est l’administration américaine qui a voulu – et est parvenue à obtenir – la reprise des pourparlers entre les deux parties. C’est au moins la preuve que son inertie antérieure n’était nullement justifiée par une quelconque impuissance devant la politique du fait accompli des dirigeants israéliens, et qu’elle traduisait plutôt sa complaisance volontaire envers ce qu’elle considère comme son principal allié dans une région au plus haut point tourmentée. Ainsi aura-t-il suffi que le secrétaire d’État John Kerry mette tout le poids de la première puissance de la planète dans la balance pour que Benyamin Netanyahou consente à reprendre langue avec Mahmoud Abbas.
Les dés de cette prétendue négociation n’en sont pas moins pipés. Pour deux raisons principales. La première est que Washington, ayant depuis longtemps renoncé à favoriser une solution durable à un conflit aussi long que terrible, ne cherche qu’à déplacer un pion dans la redéfinition compliquée de sa diplomatie, que lui impose la nouvelle carte du Proche-Orient depuis l’enclenchement des révolutions arabes. L’actuel locataire de la Maison Blanche ne conduit pas, m’objectera-t-on, une action identique à celle des néoconservateurs qui l’ont précédé. Sans doute. À ceci près qu’il s’emploie avec la même énergie à empêcher que les dirigeants de Tel-Aviv puissent se voir contraints à renoncer à leurs visées expansionnistes, jusqu’à user sans vergogne de son droit de veto au Conseil de sécurité vis-à-vis de toute résolution condamnant les exactions et crimes de guerre commis par Tsahal. Après cela, les déclarations vertueuses opposées au comportement russe à l’ONU sur le cas syrien apparaissent pour ce qu’elles sont en réalité : du cynisme à l’état pur.
Avant tout soucieux de ne pas perdre pied dans une zone stratégique en raison de sa position géographique et de ses ressources énergétiques, Barack Obama aura dû ces derniers mois enregistrer son impuissance à y stabiliser des régimes disposés à ne pas remettre en cause le leadership des États-Unis. Je l’ai évoqué dans une précédente note… Il tente donc, dans cette configuration des plus incertaines, de reprendre la main sur le dossier qui cristallise l’aspiration des peuples arabes à l’indépendance.
TROIS CANTONS EN LIEU ET PLACE D’UN ÉTAT…
La seconde raison tient au fait qu’aucun des points dont pourrait sortir une perspective de paix ne sera à l’ordre du jour de ces nouvelles tractations. Qu’il s’agisse des conditions de l’unification indispensable entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, des colonies implantées dans cette dernière (de 100 000 en 1993, le nombre de leurs occupants est aujourd’hui passé à 500 000), du mur qui tronçonne ou encercle les villages palestiniens, du statut de Jérusalem-Est (désormais pratiquement annexée), de la libération des prisonniers (on en compte près de 5000, chiffre auprès duquel les 104 libérations annoncées dans le cadre de la reprise des « négociations » apparaissent totalement dérisoires), ou de la question incontournable des réfugiés des guerres de 1948 et 1967.
En clair, à moins d’une pression qui ne viendra pas des États-Unis et des grandes puissances, on discutera au mieux, au fil de ce processus en trompe-l’œil, non d’un État viable disposant de sa pleine souveraineté et d’une authentique continuité territoriale, mais du futur statut croupion d’une Cisjordanie dont seraient exclues la partie orientale de Jérusalem et les grands blocs de colonies de la vallée du Jourdain dont les responsables israéliens n’entendent d’aucune manière céder le contrôle. Ce qui ne laisserait aux Palestiniens que la gestion de trois « cantons » et consacrerait définitivement la fragmentation du territoire palestinien que les accords d’Oslo avaient initiée… pour la période transitoire censée amener, à terme, à l’existence d’un État aux côtés d’Israël.
Vingt ans jour pour jour après la rencontre de Washington, le conflit de Palestine se retrouve, en vérité, figé en un double cul-de-sac dessinant la nouvelle phase tragique qu’il risque de connaître dans de telles conditions.
DOUBLE CUL-DE-SAC TRAGIQUE
D’un côté, en effet, depuis que le « processus de paix » s’est fracassé sur une politique israélienne fondée sur la logique du fait accompli et de la force ouverte, l’État hébreu se révèle en proie à une droitisation continue, qui aura vu la marginalisation totale de ce qu’il reste de la gauche dans ce pays, la désagrégation idéologique des partis traditionnels ayant été à l’origine de la conquête sioniste, le développement concomitant des formations extrémistes et religieuses, une crise sociale aussi aiguë que privée de la moindre traduction dans la vie publique. Si, à présent, jusqu’au sommet du pouvoir israélien, certains disent s’inquiéter du jusqu’au-boutisme de la coalition gouvernante (à l’instar de Yair Lapid, le ministre des Finances et fondateur du parti Yesh Atid), ils n’en demeurent pas moins dans le consensus dominant consistant à affirmer : ”« Les blocs de colonies resteront en Israël, Jérusalem restera israélienne. »”
Il faut cependant être emporté par la folie caractérisant les gouvernants actuels d’Israël et leurs supporters dans les diasporas juives, pour imaginer que la question nationale palestinienne pût être définitivement réglée par une injustice qui laisserait à jamais un peuple spolié sur sa propre terre. Ni les bantoustans que pourrait à l’extrême limite admettre Monsieur Netanyahou, ni l’absorption pure et simple des Palestiniens par un État d’Israël où ils vivraient dans une situation d’apartheid (c’est-à-dire sans citoyenneté) ne sont de nature à pacifier la région. Et je ne parle même pas de cette théorie stupide et abominable qui, se fixant pour objectif le « Grand Israël » rêvé depuis toujours par le sionisme le plus fanatique, envisage d’expulser la population arabe des territoires vers la Jordanie.
C’est un avenir de sang et de larmes que ces furieux et leurs errements criminels promettent aux deux peuples auxquels l’histoire a donné de partager le même espace. Ce ne sera d’ailleurs pas seulement l’opprimé, nié dans ses droits depuis des décennies, qui continuera de subir la confiscation de ses terres, l’enfermement et la division de ses villages, la destruction de ses cultures, l’accaparement de ses ressources en eau. C’est la nation israélienne elle-même qui aura tôt fait de se retrouver aux prises avec les phénomènes d’ores et déjà à l’œuvre de désagrégation morale engendrée par l’effondrement du projet sioniste des origines, de fragmentation entre communautés de plus en plus étrangères les unes aux autres, de corruption d’une oligarchie s’enrichissant de la spéculation financière, de paupérisation de la majorité d’une population en proie à une précarité grandissante de ses conditions d’existence et au mal-logement. Voire avec une guerre civile entre Juifs, lorsqu’une colonisation impliquant des milliers de foyers deviendra inassumable par la société israélienne… Ce n’est pas pour rien que le grand écrivain israélien Avraham B. Yehoshua parle, dans son roman ”Rétrospective” (aux éditions Grasset), de la ”« folie des territoires »” !
Dans le camp palestinien, les défis à relever n’en sont pas moins considérables, au terme d’une longue période au fil de laquelle le rapport des forces n’a cessé de se dégrader. Plus précisément, le mouvement national se retrouve profondément fracturé par l’affrontement entre Fatah et Hamas, polarisé entre Cisjordanie et bande de Gaza devenues territoires adverses. Il s’avère surtout orphelin de perspective, à la suite de l’échec de toutes les stratégies expérimentées en son sein, de la ”« guerre populaire prolongée »” des années 1970 à la militarisation de la seconde Intifada, de l’instrumentalisation des divers courants de la Résistance par des régimes arabes au demeurant rivaux au bellicisme d’inspiration religieuse ayant conduit le Hamas ou le Jihad islamique à cibler prioritairement les civils israéliens.
À une Autorité palestinienne à la légitimité déclinante du fait de sa bureaucratisation interne et de sa gestion brinquebalante d’une mosaïque de micros entités n’ayant d’autre « autonomie » que celle que veulent bien leur concéder les gouvernants d’Israël, ne s’oppose aujourd’hui qu’un « camp du refus » dominé par l’islamisme : récusant l’idée même d’une négociation ayant pour objet un partage, y compris dans les frontières de 1967, celui-ci ne cesse de démontrer sa propre impuissance, comme à l’occasion de la dernière guerre de Gaza. Une nouvelle donne s’imposerait afin de réactiver la dynamique de la revendication d’indépendance et de remobiliser le peuple palestinien, mais elle peine à voir le jour dans le contexte présent d’extrêmes difficultés. Les voix qui, à l’instar de celle de Mustapha Barghouti, le fondateur de l’Initiative nationale, plaident pour une réorientation de l’action dans le sens d’une ”« résistance populaire non violente »” (”L’Humanité” de ce 6 août), probablement la seule voie qui permettrait de jeter de nouveau des ponts en direction des forces pacifistes et anticolonialistes d’Israël, s’avèrent encore minoritaires. Seul signe d’espoir à terme, les « comités populaires » qui se sont multipliés, ces derniers temps, au gré de la bataille des localités palestiniennes contre la construction du mur d’annexion.
UN NOUVEL ÉLAN POUR LA SOLIDARITÉ
Un dernier mot sur nos propres responsabilités dans ce contexte. Le mouvement international en faveur d’une paix dans la justice n’a jamais vraiment cessé d’occuper la scène ces dernières années. À preuve, il peut légitimement revendiquer cette victoire qu’aura été, le 19 juillet, la décision par laquelle l’Union européenne aura interdit à ses 28 membres tout acte de financement ou de coopération avec des personnes ou des sociétés résidant dans une colonie de Cisjordanie ou à Jérusalem-Est. Force est néanmoins d’enregistrer le reflux de ses capacités de mobiliser largement les opinions autour d’objectifs apparaissant susceptibles d’être arrachés. Il ne suffit en effet plus, et il suffira de moins en moins, de proclamer un soutien de principe avec le peuple nié dans ses aspirations ou d’en appeler au « boycott » d’Israël pour réunir des foules aussi considérables que dans les années 2000.
La tentation peut alors se révéler forte de recentrer l’action solidaire sur la dénonciation virulente du projet sioniste ou de s’aligner sur les positions en apparence les plus radicales au sein du mouvement national palestinien. Elle ne peut toutefois que faire croître le sentiment d’impuissance que tant de démocrates et de progressistes éprouvent devant le cynisme meurtrier des responsables actuels de l’État d’Israël. D’abord, parce qu’il appartient aux seuls Palestiniens de se faire les juges des orientations correspondant à leurs intérêts fondamentaux et des « lignes rouges » à ne pas dépasser dans l’établissement de compromis. Ensuite, parce si le verbalisme peut à la limite entretenir la flamme de noyaux activistes, il a tôt fait de manifester son décalage avec une réalité à la fois plus complexe et plus dégradée que jamais. Enfin, parce que la mesure de l’efficacité, en matière d’internationalisme militant, a toujours été l’aptitude à transformer concrètement le rapport des forces au bénéfice de ceux que l’on supporte.
Je demeure, pour ma part, de ceux qui considèrent qu’un processus de paix et de réconciliation passe toujours par l’existence transitoire de deux États souverains se garantissant mutuellement la sécurité. Je sais bien que plus le temps s’écoule, plus un fossé de haine se creuse entre les deux peuples, plus la colonisation détruit les bases matérielles d’un partage fondé sur le droit international (en l’occurrence, les résolutions des Nations unies), et plus une telle perspective semble s’éloigner. Ou, à tout le moins, devoir s’accomplir dans la violence à l’intérieur même du pays qui s’est placé en position d’oppresseur (ne serait-ce que dans la mesure où elle exigera le démantèlement des colonies, mettant du même coup deux Israël face-à-face). Des intellectuels de chaque camp, des acteurs de la solidarité en viennent, pour cette raison, à chercher de nouvelles réponses. Mais ni l’exigence de la transformation de ”« l’État des seuls Juifs »” en un ”« État de tous ses citoyens »”, ni l’idée d’une structuration binationale qui verrait immédiatement Juifs israéliens et Arabes palestiniens vivre dans la reconnaissance réciproque de leurs droits nationaux ne représentent une alternative véritable au blocage que connaissent présentement les « négociations de paix ».
La solution « binationale » est certainement celle qui, à terme, permettra de sortir du bourbier où le projet sioniste des origines a plongé tout le Proche-Orient. Encore faut-il préalablement, c’est-à-dire maintenant, en réunir les conditions, permettant à chacune des populations concernées de faire l’expérience de la viabilité et de la durabilité d’une coexistence fondée non plus sur la conflictualité et la peur de l’autre, mais sur la coopération et le codéveloppement. C’est, selon moi, le principal motif pour lequel il faudra en passer par deux États. Quelque hâte soit la nôtre à cesser de voir le sang couler sur une terre qui en a déjà versé beaucoup…
Il revient, dans ce cadre, aux diverses composantes de la solidarité internationale, non de s’ingérer dans les débats traversant le mouvement national et de contribuer ce faisant aux divisions inter-palestiniennes, mais de réfléchir aux initiatives les mieux à même de desserrer l’étau dans lequel les acteurs de terrain se trouvent pris. En pratique, celles qui concrétiseront prioritairement l’exigence du respect du droit international (jusqu’à la comparution des dirigeants israéliens devant un tribunal international pour les exactions dont ils se sont rendus coupables), de l’arrêt de la colonisation, de la destruction du mur, de l’interruption de toute forme de relations économiques ou commerciales avec les colonies en application de la dernière décision de l’Union européenne, de l’arrêt du blocus de Gaza, de la libération des prisonniers politiques…