Dérélictions à gauche…

La semaine passée nous aura confrontés, comme les précédentes d’ailleurs, à un constat : de soumission à cet ordre néolibéral qui écrase partout les peuples sous le talon de fer des marchés, en ruptures de plus en plus affirmées avec ce qui devrait être le socle de son combat, une partie de la gauche, celle qui n’a pas encore tout à fait perdu sa position dominante, ne cesse de renvoyer l’image de sa désagrégation politique et idéologique. C’est le fil qui relie des événements en apparence aussi disparates que la réélection de la chancelière Merkel en Allemagne, la présentation du budget 2014 par le gouvernement français ou, toujours en France, les soubresauts qui affectent la majorité gouvernementale.

Commençons par les élections outre-Rhin. Elles ont, comme il fallait s’y attendre, provoqué une débauche de commentaires plus orientés les uns que les autres. À en croire les grands prêtres médiatiques de la pensée unique, la droite serait parvenue à y accomplir une véritable performance, sa figure de proue se préparant à rempiler pour un troisième mandat à la tête de la première puissance du continent. Incontestablement, la CDU-CSU vient d’obtenir son meilleur résultat depuis 23 ans, c’est-à-dire depuis la chute du Mur. Elle va jusqu’à progresser de presque 8% dans les urnes. Cela dit, même en ajoutant à son score ceux du Parti libéral (privé, cette fois, de représentation parlementaire, faute d’avoir franchi le seuil des 5%) et la nouvelle formation anti-euro, le camp conservateur atteint péniblement les 51% du corps électoral. Au Bundestag, le SPD, Die Linke et les Grünen disposent même d’une majorité de 319 sièges contre 311 pour les partisans de la chancelière. Alors qu’on les promettait à une déroute inévitable, nos camarades de Die Linke reculent d’un peu plus de trois points, mais ils passent devant les Verts et deviennent la troisième force politique de leur pays.

Cela relativise d’autant l’idée, si répandue ici, d’un « triomphe » de cette droite libérale qui, à la faveur du poids économique de l’Allemagne, impose à toute l’Europe le dogme de l’équilibre budgétaire et de l’austérité quel qu’en fût le coût. Si sociaux-démocrates et écologistes ne s’étaient pas enfermés dans le refus de toute forme d’alliance à leur gauche, Madame Merkel siègerait aujourd’hui dans l’opposition. Et toute une population ne se préparerait pas à vivre le nouveau cauchemar d’une « grande coalition » qui, selon toute probabilité, verra la première composante de la gauche apporter sa caution à la poursuite de destructions calamiteuses.

De fait, si c’est à droite que s’est conclu le match si serré des élections générales allemandes, la responsabilité en revient moins à une évolution conservatrice irrépressible de l’opinion qu’à la faillite du Parti social-démocrate. La CDU-CSU ne fait au fond, depuis huit ans, qu’occuper et progresser dans le chemin que lui a ouvert son adversaire au temps où Gerhard Schröder présidait aux destinées du gouvernement en compagnie des écologistes. Ayant fait de la réduction du « coût » du travail l’objet premier de sa gestion, pour faire droit aux desideratas d’un grand patronat habile à revendiquer l’encouragement à la « compétitivité » de ses firmes, ce chancelier (qui quitta le pouvoir détesté par son camp) aura précarisé l’emploi comme jamais les conservateurs avant lui, il aura soumis son pays à un tel traitement de choc antisocial que sa propre famille politique en subit toujours le discrédit. Totalement incapables d’en tirer les leçons, quoiqu’elles se fussent senties contraintes de procéder à quelques inflexions à gauche de leur programme, les élites du SPD seront même allées, pour affronter ”« Mutti »” – comme il est de bon ton de désigner la revêche Madame Merkel -, jusqu’à désigner ce Monsieur Steinbrück qui brille surtout par son goût immodéré des affaires et par son avidité à enchaîner les conférences internationales grassement rémunérées.

L’IMITATION HOLLANDAISE DU « MODÈLE ALLEMAND »

Il n’en est que plus frappant de voir simultanément, en miroir de l’échec cinglant essuyé par leurs propres amis outre-Rhin, nos gouvernants venir nous vendre un projet de budget clairement inspiré du sacro-saint « modèle allemand ». Celui de Schröder et Merkel, que ne saurait en l’occurrence séparer une feuille de papier à cigarettes… Oublieux qu’en Allemagne, la baisse obstinée du « coût » du travail et la fuite en avant austéritaire auront été responsables de la précarisation de millions d’hommes et (surtout) de femmes, d’une paupérisation grandissante des retraités conjuguée à l’explosion des loyers, de l’état d’abandon où se trouvent présentement les services publics et le système d’enseignement (sans parler de la formation professionnelle), d’une demande si contractée que l’économie ne cesse de voir sa dynamique décroître, de la baisse induite de la natalité, François Hollande et Jean-Marc Ayrault nous auront là mitonné une loi de finances pire que toutes celles que la gauche et le mouvement social avaient dû affronter sous Chirac et Sarkozy.

Résumons le désastre… Quinze milliards de coupes budgétaires, dont neuf pour les dépenses de l’État… Des fonctionnaires victimes d’une rigueur salariale aggravée, tandis que plus de 13 000 postes vont se voir supprimer dans les ministères considérés comme non prioritaires… Collectivités territoriales et opérateurs publics victimes d’une baisse drastique de crédits, de l’ordre de 3,3 milliards… Les régimes sociaux contraints, quant à eux, de se priver de 5,8 milliards, dont presque trois milliards pour la seule assurance maladie… Une augmentation de 75,3 milliards de l’impôt sur le revenu, alors que la fiscalité des sociétés baissera de plus de 36 milliards… La hausse des taux de TVA, qui représentera une ponction de quelque 6,5 milliards sur le pouvoir d’achat des familles… Messieurs Moscovici et Cazeneuve n’ont décidément pas tort d’expliquer à qui veut les entendre, avec le cynisme confondant de nouveaux Diafoirius, que la potion amère qu’ils entendent faire ingurgiter à leurs concitoyens s’avère… ”« inédite sous la V° République »”.

Au simple constat du choc en retour provoqué par la même logique économique en Allemagne, la majorité élue au printemps 2012 devrait pourtant savoir où tout cela va mener la France. Dans le contexte de récession ou de très faible croissance que connaît la quasi-totalité des pays de la zone euro, cette vision fondée sur la réduction des « coûts » (du travail, de la dépense publique ou de la protection sociale) interdira toute relance véritable. Elle entraînera l’inévitable diminution de l’investissement, notamment public. En contractant toujours davantage la demande, elle entretiendra un haut niveau de chômage (en guise « d’inversion de la courbe » de celui-ci, pour parler à la manière du président de la République, l’Unedic annonce d’ores et déjà 75 600 privés d’emploi supplémentaires en 2014…) et de précarité du travail. Et tout cela déprimant l’activité, les recettes fiscales diminueront, au prix du maintien en l’état voire du creusement des déficits, ce qui appellera une nouvelle croissance… des prélèvements sur le revenu des salariés, des classes populaires ou des retraités.

RÉSISTANCES GRANDISSANTES À UNE BÉRÉZINA ANNONCÉE…

Cet échec programmé va se heurter à un désaveu de plus en plus massif dans le pays, des réactions de colère légitime se combinant à un immense désarroi parmi celles et ceux qui accordèrent leurs suffrages à François Hollande voilà dix-huit mois, dans l’espoir d’enrayer enfin la machine à détruire du néolibéralisme. Dès lors que l’orientation maintenant conduite au sommet de l’État bafoue à ce point les attentes du vote populaire du printemps 2012, elle se révèle totalement incapable de trouver une majorité dans l’Hexagone, dessinant la possibilité de véritables désastres pour quiconque en apparaîtra le supporter, à l’occasion des scrutins municipaux et européens de l’an prochain. Clairement minoritaire jusque dans une gauche qu’elle plonge dans un profond déséquilibre, elle ne peut que multiplier les phénomènes de désagrégation au cœur même de la coalition gouvernementale.

Ainsi les soubresauts de plus en plus violents agitant aujourd’hui Europe écologie-Les Verts sont-ils les plus récents symptômes d’une crise de désagrégation qui couve. On aura d’abord enregistré le départ de Pascal Durand, le secrétaire national sortant, qui vient de payer de sa tête son « ultimatum » au président de la République sur l’épineux sujet de la fiscalité écologique. Puis sera intervenue la démission de Noël Mamère. Je me garderai bien, pour ma part, de commenter ses propos sur le fonctionnement de son parti ou d’émettre le moindre pronostic sur la trajectoire future du député-maire de Bègles. Reste que ses fortes convictions l’ont fréquemment amené à refuser ce prétendu réalisme qui vient en fait recouvrir reniements en série, abdication devant la loi des puissants et abandon des valeurs identifiantes de l’engagement à gauche. Je me suis à plus d’une reprise retrouvé en sa compagnie, face aux CRS, dans des initiatives de solidarité avec les sans-papiers, dans l’action pour le droit au logement ou aux côtés des faucheurs volontaires d’OGM. Au fond, qu’importent ses choix de demain, son refus d’une austérité synonyme d’étranglement de la conversion écologique de l’économie doit aujourd’hui être salué, et son geste apprécié comme un signal d’alarme devant ce qu’il sent monter des profondeurs hexagonales. Un signal d’alarme auquel Eva Joly et ses amis, signataires de l’une des motions déposées pour le prochain congrès de leur parti, s’efforcent de donner un débouché positif. Ils y expriment une préoccupation qui fait écho à ce que j’ai si souvent exprimé ici, celle d’”« engager la discussion avec le Front de gauche et la gauche hétérodoxe du Parti socialiste ».”

Au regard de tous ces faits, la famille écologiste s’avère décidément la plaque sensible des contradictions agitant la majorité gouvernementale. La rétraction de son influence électorale, telle que son résultat sera venu la mettre en lumière au premier tour de la dernière présidentielle, la faiblesse de son ancrage institutionnel, qui se réduirait comme peau de chagrin sans l’arrimage au navire-amiral de la rue de Solferino, la radicalité persistante d’un large pan de sa base militante, très au-delà de la seule dimension environnementale, ne peuvent que la rendre hyper-sensible au décrochage accéléré d’un grand nombre d’électeurs vis-à-vis des partis soutenant le gouvernement.

Il n’est, pour cette raison, pas certain que Cécile Duflot et la direction d’EELV puissent très longtemps pratiquer, au gouvernement, une stratégie de tension verbale destinée à atténuer quelque peu le malaise que vaut aux militants l’ingestion permanente de couleuvres. Il ne suffira pas de s’en prendre vigoureusement (et légitimement) aux propos détestables du ministre de l’Intérieur pour compenser un consentement donné aux autres choix, tout aussi peu de gauche, de l’exécutif. D’autant que c’est l’hôte de l’Élysée en personne qui a fait de Manuel Valls le marqueur de l’action de son équipe, tentant de cette manière rassurer des classes populaires frappées de plein fouet par une politique à la cohérence globalement régressive.

AUCUNE FATALITÉ À LA FRAGMENTATION DANS L’IMPUISSANCE

Pour autant, les craquements se font entendre à l’intérieur même du Parti socialiste. Jusqu’au cœur de ses groupes parlementaires dont on devine sans peine qu’ils ne sacrifieraient certainement pas au devoir de solidarité avec l’équipe ministérielle si le fonctionnement corseté de la V° République ne les y obligeait. Bien sûr, dans la mesure où les mobilisations populaires ne parviennent pas à bousculer la donne et où il n’apparaît pas, pour l’instant, à gauche, de dynamique alternative suffisamment crédible, les échéances des municipales et des européennes de l’an prochain sont de nature à contenir l’effet déflagrateur de ce malaise récurrent.

Les controverses n’en éclatent pas moins sur tous les sujets ou presque, d’une austérité budgétaire en roue libre à l’aggravation d’une fiscalité injuste aux plus faibles, de la baisse des dotations de l’État aux collectivités locales à la prétendue réforme (très inspirée de norme libérale) des territoires, du sacrifice de l’emploi et du pouvoir d’achat sur l’autel d’une « compétitivité » destructrice d’acquis à l’abandon ”de facto” de l’idée de transition écologique, du fanatisme sécuritaire et anti-Roms du ministre de l’Intérieur aux choix d’une diplomatie perdant tout crédit à force d’alignements répétés sur les États-Unis et l’Alliance atlantique… Dernière en date des manifestations répétées de ce malaise, des députés socialistes confrontés à un budget socialement affligeant viennent de proposer l’annulation des hausses de TVA décidées en contradiction avec l’une des promesses cardinales de la campagne du futur président de la République.

Il se trouve que Gauche unitaire, réunie le week-end dernier en conseil national, vient de proposer à ses partenaires du Front de gauche l’orchestration d’une campagne immédiate sur ce thème. Je cite le passage du texte adopté par la direction de mon parti : ”« Le Front de gauche doit retrouver son dynamisme militant, grâce à de grandes campagnes, construites autour d’exigences simples, répondant à l’urgence que ressentent des millions de citoyens et dont la conquête serait de nature à réveiller une espérance à gauche. Ainsi, alors que débute le débat budgétaire et qu’une fiscalité injuste frappe salariés et classes populaires, dégradant le pouvoir d’achat et contractant la demande, interdisant donc toute relance véritable de l’activité et toute création massive d’emplois, le Front de gauche devrait-il immédiatement engager une bataille d’opinion autour de trois points : il faut abroger les augmentations programmées de TVA, cet impôt injuste pour le plus grand nombre ; il faut mettre à contribution les revenus financiers épargnés par la politique d’austérité, afin de redonner des marges de manœuvre aux finances publiques ; il faut suspendre en France l’application d’un traité austéritaire européen qui ne fait qu’enfoncer le peuple dans la crise. »” Comme quoi, il n’y a aucune fatalité à voir la gauche se fragmenter dans l’impuissance devant une politique qui la menace de sinistre !

À l’aune d’un marasme qui mène droit dans le mur, les enjeux se clarifient de jour en jour. Ou, faute d’une nouvelle perspective porteuse d’espoir pour le peuple, ce contexte nourrira la soif de revanche de la réaction, il favorisera la stratégie de reconquête de la droite et il ouvrira à l’extrême droite le chemin du désespoir populaire ; ou, porteuses de leurs propres expériences, des énergies diverses se fédéreront afin d’imposer un changement de cap, de battre l’austérité à gauche, de travailler ce faisant à une modification radicale des équilibres dans notre camp, de jeter les bases d’une nouvelle majorité et d’un nouveau gouvernement déterminés à rompre avec la doxa libérale.

Christian_Picquet

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