Il y a vraiment urgence à changer de cap !

C’est une crise majeure, nouant entre elles des dimensions politiques jusque-là éparses et à l’effet de souffle d’ores et déjà ravageur, qui est en train de déstabiliser l’ensemble du dispositif gouvernemental. Bien au-delà des seuls cas de Leonarda Dibrani ou Khatchik Khachatryan, ces deux jeunes arrachés à leurs études sans la moindre considération humanitaire et sans le plus petit égard pour la capacité d’intégration que l’école était en train de démontrer à travers eux… Bien au-delà de ce pitoyable Jugement de Salomon par lequel le locataire de l’Élysée en personne aura, d’une seule phrase et en contradiction avec la Convention internationale des droits de l’enfant, justifié l’éloignement de la famille Dibrani et offert, à une jeune fille de quinze ans la possibilité d’un retour en France sans ses parents… Bien au-delà d’une politique migratoire aussi absurde que sordide, qui exige de l’appareil policier que l’on expulsât par centaines des hommes, des femmes et des enfants à la seule fin de démontrer la fermeté de nos dirigeants envers ceux qu’ils désignent sous l’appelation péjorative d’”« étrangers illégaux »”… Bien au-delà même de la vague d’indignation qui aura jeté dans les rues de Paris des milliers de lycéens à deux jours des vacances de Toussaint…

Se trouve aujourd’hui en accusation le choix effectué par François Hollande après son élection : finir de plier le pays au modèle économique et social qui s’impose à toute l’Europe. À une austérité destructrice de vies et d’emplois, éradicatrice de droits collectifs conquis de haute lutte après la Deuxième Guerre mondiale, correspond une vision sécuritaire et discriminatoire s’efforçant, dans un même mouvement, de contenir la colère populaire par la coercition et de répondre aux angoisses de la société par l’ostracisation de groupes sociaux désignés comme subalternes du fait de leur situation d’extrême exclusion. Le ministre de l’Intérieur s’est, depuis dix-huit mois et en dissimulant à peine ses futures ambitions présidentielles, fait l’artisan zélé de cette synthèse qui voit nos gouvernants conduire une politique de droite pour satisfaire aux exigences de l’oligarchie financière et de Bruxelles et, surtout, recycler dans la gauche tout un pan de l’idéologie néoconservatrice accompagnant le libéralisme déferlant sur la planète depuis trois décennies. Au prix, il faut le souligner, de la confusion calamiteuse qui s’est emparée des esprits, atteint les valeurs essentielles de la République et offre au Front national la place prédominante qu’il occupe à présent.

En France, nous en arrivons cependant au moment où cette politique, engagée avec la brutalité que l’on sait, se retourne conre ses auteurs. François Hollande a décidé de faire l’inverse de ce pour quoi les citoyens l’ont préféré à Nicolas Sarkozy. Il le paie, c’était inévitable, de ce divorce croissant avec le peuple qui, après s’être manifesté sous la forme d’un abstentionnisme massif à l’occasion des élections partielles, se traduit maintenant par la révolte de cette aile marchante de la gauche qu’a toujours été la jeunesse. Pire, le fossé ne s’est jamais révélé aussi profond entre le gouvernement et la gauche, dans toutes ses composantes. De l’abstention de dix-sept députés socialistes ainsi que des groupes écologiste et radical de l’Assemblée nationale sur le texte repoussant de nouveau l’âge du départ à la retraite (transformées en « contre », à l’instar des élus Front de gauche, ces refus de vote auraient rendu le projet gouvernemental minoritaire) à la pluie de critiques qui vient de s’abattre sur la conduite de l’exécutif, en passant par la fronde sourde agitant la majorité parlementaire à propos d’un budget à l’injustice criante, il n’est désormais plus un dossier sur lequel l’orientation des gouvernants ne mène la gauche à la ”« désintégration »”, pour reprendre une formule de ”Libération” ce 21 octobre.

D’ores et déjà, confrontée à la palinodie de la dernière intervention présidentielle, les organisations lycéennes et étudiantes ont appelé à poursuivre les manifestations pour le retour de Leonarda, Khatchik et leurs familles. Toutes celles et tous ceux qui ont à cœur de porter haut les couleurs d’une gauche digne de ce nom doivent se retrouver à leurs côtés. Et exiger, pour commencer, le départ de Manuel Valls, le ministre qui symbolise à lui seul la dérive, socialement et humainement insupportable, d’une politique.

Mais il y a aussi urgence à débattre à gauche du changement de cap plus que jamais indispensable si l’on veut éviter au pays un authentique désastre. L’axe gouvernemental affronte la défiance du pays, tandis qu’il n’a plus de majorité au sein de la gauche. S’ils savaient faire converger leurs efforts, tous ceux qui, ces derniers jours, de la loi de finances aux orientations du ministère de l’Intérieur, en passant par le dernier coup porté au droit à la retraite, ont fait entendre leurs refus formeraient une majorité alternative. Il ne fait plus perdre un instant pour commencer à dessiner les contours de celle-ci.

Il se trouve qu’il y a quelques jours, le samedi 12 octobre, je répondais à l’invitation de l’université de rentrée du courant socialiste « Maintenant la gauche ». Cela m’aura donné une nouvelle occasion de débattre, sur le thème ”« une seule priorité la relance ! »”, avec Marie-Noëlle Lienemann, Jérôme Guedj, la députée écologiste Eva Sas, Monique Pinçon-Charlot et l’économiqte Daniel Vasseur. Lorsque se tint cette table ronde, Leonarda et Khatchik n’avaient pas encore ouvert la crise dont je viens de parler. Mais la question de la rupture indispensable était déjà au cœur de la réflexion des militantes et militants socialistes qui me recevaient. À titre de contribution à ce sursaut collectif que j’appelle de mes vœux, je vous livre ici mon intervention.

MON INTERVENTION DEVANT L’UNIVERSITÉ DE « MAINTENANT LA GAUCHE »

« C’est un plaisir pour moi d’avoir répondu à votre invitation. Celle-ci fait d’ailleurs un peu suite aux assises initiées par le Front de gauche, le 16 juin dernier, pour un ”« changement de cap »” (j’étais alors à la même tribune que Jérôme Guedj) et au débat qui s’est tenu, sur le stand de Gauche unitaire, lors de la dernière Fête de l’Humanité (là, c’est avec Marie-Noëlle Lienemann que j’avais dialogué). Ces rencontres sont importantes dans une situation où tant des nôtres, je veux parler de celles et ceux qui firent la victoire contre Sarkozy voilà dix-huit mois, éprouvent un tel désespoir qu’il est impératif de débattre franchement, loyalement, positivement à gauche pour tenter de dégager ensemble des perspectives d’espoir.

« À ma place d’acteur politique, qui est l’un des trois fondateurs du Front de gauche avec Marie-George Buffet et Jean-Luc Mélenchon, je formulerai trois grandes remarques sur le thème que vous avez retenu : « Une seule priorité, la relance ! »

« C’est en effet la question clé sur laquelle va se jouer, dans la toute prochaine période, l’avenir de la France et celui de la gauche.

« Ma première remarque sera, dans ce cadre, pour relever que l’objectif ne peut être simplement d’infléchir la politique actuellement suivie au sommet de l’État, mais de faire triompher une autre cohérence.

« Bien sûr, on peut toujours discuter de telle ou telle mesure prise depuis 2012. La trajectoire globale de l’orientation suivie par François Hollande n’en obéit pas moins à ce que ce dernier appelle lui-même le « socialisme de l’offre ». Une formule qui recouvre un copié-collé du modèle appliqué en son temps par le chancelier Schröder à l’Allemagne. A grands traits, nous avons affaire à une inversion de l’action de redistribution des richesses à laquelle la gauche s’attachait autrefois. C’est désormais vers le capital que l’on oriente ladite redistribution, en encourageant sans frein une logique de profitabilité (qui est l’authentique contenu de la « compétitivité » dont on nous rebat présentement les oreilles), avec l’objectif d’aboutir à une reprise de l’investissement qui aurait un effet bénéfique, en retour, sur le marché du travail, fusse sous la forme d’un essor du travail précaire. C’est sur cette visée que se fondent aussi bien le crédit d’impôt compétitivité-emploi que l’ANI ou la contre-réforme en cours d’adoption sur les retraites.

« Sauf que tout cela constitue un échec économique d’ores et déjà programmé, conduit à une catastrophe sociale et annonce un désastre politique. Échec économique dans la mesure où, dans la configuration d’un capitalisme financiarisé et globalisé comme il l’est, les profits d’aujourd’hui ne font pas les investissements de demain et les emplois d’après-demain, pour paraphraser le célèbre « théorème » d’Helmut Schmidt. Cette politique enferme plutôt le pays dans le chômage de masse et la précarité, elle alourdit de ce fait les déficits publics et appelle une austérité sans fin. Catastrophe sociale dès lors que, de recul en recul, on va soumettre le corps social non au « choc de compétitivité » proclamé, mais au choc de la désintégration de tout ce qu’il demeure du programme du Conseil national de la Résistance. Quant au désastre, il sera au débouché d’un contexte où l’on aura privé le peuple de tout espoir en l’avenir et où, la crise économique se transformant en crise sociale puis en crise politique ouverte, c’est de l’extrême droite que l’on fera gonfler les voiles.

« Dans ces conditions, relancer l’activité se décline en sept axes directeurs. Ce sera ma deuxième remarque.

« Premier axe : soustraire le pouvoir à la finance, ce qui est la condition de la réorientation de l’argent vers la création d’emplois socialement et écologiquement utiles, vers les PME, vers la relocalisation des entreprises, vers la réindustrialisation du pays. On retrouve là toute la discussion sur la réforme bancaire et l’idée de pôle financier public avancée par le Front de gauche.

« Deuxième axe : redistribuer les richesses. Ce qui passe par la réforme fiscale qui n’a pas le moins du monde été mise en œuvre, n’en déplaise à Pierre Moscovici, en commençant par s’attaquer aux revenus de la spéculation financière, des placements dans les paradis fiscaux, des dividendes versés sans fin aux actionnaires.

« Troisième axe : relancer, par ce moyen et en redonnant à la puissance publique tout son rôle dans l’orientation des choix économiques, l’investissement qui se trouve sacrifié sur l’autel de l’austérité. Lorsque, comme moi, on est l’élu d’une région comme Midi-Pyrénées, qui voit à présent fermer le site d’Alcatel-Lucent après avoir assisté à la volonté de démanteler celui de Sanofi, on sait ce que cela suppose : une stratégie de filières dans les secteurs émergents ou stratégiques ; des pôles de coopération visant à lier recherche, formation, production et emploi ; des pôles publics de l’industrie à l’échelle des territoires ; l’entrée de l’État dans le capital des entreprises stratégiques etc.

« Quatrième axe : engager réellement, et pas principalement sous la forme de taxes indirectes qui frappent d’abord les plus défavorisés (même si la fiscalité en est une dimension incontournable) la conversion écologique de l’économie, car c’est là que se trouve le gisement de la possible création de centaines de milliers d’emplois.

« Cinquième axe : soutenir et développer le pouvoir d’achat par l’augmentation des salaires, la revalorisation des pensions, la hausse des minima sociaux. En n’hésitant pas à se saisir de ce levier que peut, en ce sens, constituer le Smic : à deux ans de distance, je réalise combien j’avais raison, à l’occasion d’un dialogue en pleine campagne de l’élection présidentielle, de m’être opposé sur le sujet à Arnaud Montebourg qui prétendait que l’augmentation des salaires serait une impasse pour la future majorité de gauche…

« Sixième axe : permettre aux travailleurs de conquérir de nouveaux droits. Aucune relance ne sera, en effet, envisageable uniquement par le haut, sans que la dynamique ne vienne de la société mobilisée et qu’elle ne s’appuie sur la forte expertise que les salariés peuvent apporter au changement. Un changement qui, pour être social, doit aussi écrire une nouvelle page de la démocratie.

« Septième axe : faire bifurquer le cours de la construction européenne. Ce qui implique de faire maintenant ce qui a été loupé au sommet européen de 2012, à savoir qu’un gouvernement de gauche voulant être digne de ce nom ne peut se dérober à la suspension du traité budgétaire européen qui saigne à blanc le peuple français autant qu’il saigne les peuples de toute l’Europe.

« Ma troisième remarque portera, une fois ces principes énumérés, sur leur traduction politique : tout cela va appeler une véritable épreuve de force. Le choc sera frontal avec le Medef, l’oligarchie financière, les sommets de l’Union européenne. Mais si l’on ne consent pas à cet inévitable affrontement, nous aurons une débâcle telle que la plupart de nos générations ici présentes n’en ont jamais connue.

« Pour nous préparer à cette grande bifurcation, nous avons l’obligation de faire bouger les lignes au sein de la gauche, de rassembler la gauche sur une tout autre politique que celle de François Hollande et de son gouvernement qui la divise et la désoriente en profondeur.

« Cela nous soumet tous et toutes à un devoir de lucidité : aussi bien l’unité sans contenu pour faire face à une droite revancharde et à une extrême droite montante, que la division entre deux gauches repliées sur elles-mêmes et sourdes l’une à l’autre ont fait la preuve de leur échec, de leur impuissance à changer la donne.

« Par ailleurs, nous ne nous en sortirons pas les uns sans les autres. Le Front de gauche est devenu un repère et une référence sur le théâtre politique, mais il ne dispose pas à lui seul des clés d’une sortie de la crise globale que traverse la France. Et vous, mes camarades socialistes, vous avez pu de votre côté expérimenter les limites de la pression que vous vous efforcez d’exercer à l’intérieur de la majorité en place.

« Nous avons deux atouts pour tenter d’inverser la tendance, de créer les conditions d’une nouvelle majorité et d’un autre gouvernement.

« D’abord, lorsque l’on regarde ce qui s’élabore de votre côté comme de celui du Front de gauche, on peut aisément conclure que les bases existent d’une convergence programmatique qui rouvrirait le jeu à gauche et redonnerait de l’espoir à notre camp.

« Ensuite, chaque événement confirme que la politique du gouvernement est minoritaire à gauche, donc qu’une politique volontariste et tournant le dos au « socialisme de l’offre » peut tout à fait devenir majoritaire à moyen terme.

« Dans ces conditions, il nous faut trouver toutes les occasions d’aboutir à cette confluence indispensable. Par le débat, comme aujourd’hui. Par l’élaboration, chaque fois que possible, de propositions dessinant le rassemblement que nous appelons de nos vœux. Par des initiatives communes aussi, des campagnes menées sur des mesures simples, perceptibles à une large échelle, de nature à redonner confiance parce qu’elles apparaîtront gagnables à celles et ceux qui doutent aujourd’hui.

« Nous avons commencé de le faire avec la bataille des retraites. Maintenant, le débat budgétaire qui débute au Parlement soulève avec force la question de la fiscalité, dans des termes qui peuvent d’ailleurs vite tourner à l’antifiscalisme réactionnaire.

« On constate que l’exigence de l’annulation des hausses programmées de TVA a surgi de plusieurs côtés, et notamment du vôtre. Ce serait un moyen de poser dans le débat public la question du pouvoir d’achat et donc de la relance, d’aborder par ce biais le problème essentiel de la redistribution des richesses (pourquoi pressurer sans fin le travail quand la finance est systématiquement épargnée et que l’on multiplie les cadeaux fiscaux aux grands groupes sans la moindre contrepartie ?), de remettre en avant l’exigence de la suspension du traité budgétaire européen.

« D’où l’appel que je veux lancer aujourd’hui à une coordination permanente de nos efforts… »

Christian_Picquet

Article similaire

Quand brûlent des synagogues…

Où va la France ? Où va la gauche ?

Premières leçons d’un premier tour

Non pas simplement affronter, mais résoudre la crise de la République

Chercher un sujet par date

octobre 2013
L M M J V S D
 123456
78910111213
14151617181920
21222324252627
28293031