L’enjeu capital de la marche du 1° décembre

Ne commettons pas de contresens. Ne nous laissons pas abuser par ces faiseurs d’opinion qui prétendent que la revendication d’une autre fiscalité ne serait qu’une forme de « populisme » et viendrait conforter les pires adversaires du progrès et de la modernité.

Que, de tout temps, les privilégiés de la naissance et de la fortune se soient dressés contre la redistribution des richesses par l’impôt, qu’aujourd’hui le Medef et les milieux d’affaire se lancent à l’offensive pour imposer la « contre-révolution fiscale » qui creusera davantage les inégalités au sein d’une société durement affectée par les politiques libérales, ne doivent pas conduire à abandonner à la réaction le drapeau d’une remise en ordre générale de la fiscalité. Le drapeau de cette « révolution fiscale » qu’avait promise François Hollande dans son discours du Bourget… avant d’y renoncer sitôt installé dans le fauteuil de nouveau monarque de la V° République. C’est même cette entrée que les circonstances nous offrent pour commencer à tracer les contours du programme de salut public à partir duquel peut s’organiser le sursaut collectif d’une gauche menacée de désastre par les choix de l’exécutif, et même se dessiner une nouvelle majorité décidée à gouverner en fonction de l’intérêt du plus grand nombre.

Ce n’est pas la première fois, celles et ceux qui fréquentent mon blog le savent, que j’évoque un tel programme de « salut public ». Je le reprends à dessein à la veille de la marche initiée par notre Front de gauche en direction de Bercy, cette forteresse d’une technostructure acharnée à détruire pan après pan les principes d’une République ayant, dès ses origines, défini l’égalité et la fraternité comme les contenus et garanties du principe de liberté. Et c’est précisément l’aspiration à la justice fiscale qui avait été aux fondements du processus ayant abouti au ”« lever de soleil révolutionnaire »” de 1789-1794, pour parler comme le vieil Hegel.

Au fil des années qui précédèrent cette bifurcation décisive de l’histoire européenne, c’est bel et bien le rejet des privilèges fiscaux et l’aspiration à l’égalité devant l’impôt qui avaient, entre autres, fini par précipiter la chute de l’absolutisme et conduire à l’adoption de cette Déclaration des droits de 1789 stipulant, en son article 13 : ”« Une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie sur tous les citoyens, en raison de leur faculté. »” Georges Duby, dans sa monumentale ”Histoire de la France”, en décrit fort bien la dynamique : ”« Le gouvernement absolutiste du XVIII° siècle, loin de mener contre les privilèges une lutte systématique tendant à les abolir en bloc, ne cessa, au contraire, dans des domaines apparemment secondaires, de les multiplier au point qu’ils rendirent l’exercice de l’administration impossible par la multiplicité des dérogations, des exceptions, des exemptions. »”

Naturellement, la France plongée dans le bain d’acide de la globalisation capitaliste d’aujourd’hui ne peut être raisonnablement comparée à celle de la fin du XVIII° siècle. Nous ne sommes pas en 1788, loin de là… À ceci près, qu’à deux siècles de distance, c’est de nouveau l’iniquité fiscale qui catalyse une colère parvenue à incandescence. Même en Bretagne, l’utilisation du mouvement des « Bonnets rouges » par la droite réactionnaire, un patronat pressé de pousser son avantage ou une extrême droite à l’affût de tout ce qui peut la rapprocher du pouvoir, ne saurait amener à ignorer la désespérance d’une région frappée par l’étranglement de la petite propriété paysanne, le déchirement de son tissu industriel et le dumping social encouragée par l’Europe marchande et financière.

UNE EXASPÉRATION LÉGITIME

Lorsque le chômage flambe comme c’est le cas présentement, lorsque le pouvoir d’achat régresse dans des proportions inédites depuis longtemps, lorsque la précarité croît au point que l’on compte presque quatre millions de contrats à durée déterminée (une multiplication par deux en moins de dix ans), lorsqu’au nom de ”« l’assainissement des comptes publics »” on taille sans ménagement dans les dépenses de l’État jusqu’à asphyxier les services publics ou à étouffer l’investissement productif, comment l’immense majorité de la population accepterait-elle de voir, sans fin perceptible, ponctionner ses revenus ? Comment ne serait-elle pas indignée de voir un gouvernement ayant promis le ”« changement maintenant »” s’inscrire dans les pas de son prédécesseur pour consentir sans barguigner à l’alourdissement des taxes pesant sur la consommation, comme l’exigent les bonzes de la Commission de Bruxelles ou un patronat acharné à obtenir de nouveaux allègements de ses cotisations sociales ? Comment ne se révolterait-elle pas devant un système qui impose aux États de réduire sans cesse l’imposition sur le capital, alors que la fiscalité appliquée aux revenus du travail voit constamment détruite sa progressivité ?

Hélas, la gauche et les forces du mouvement social se sont, jusqu’à présent du moins, montrées impuissantes à offrir une perspective à cette exaspération légitime. Elles ont, ce faisant, laissé le terrain libre au camp adverse, lequel n’aura pas hésité un instant à en profiter pour laisser libre cours à une démagogie derrière laquelle on devine sans peine sa volonté d’éradiquer l’idée de redistribution dont l’impôt s’avère, en principe, le premier moyen dans une République digne de ce nom.

C’est, par conséquent, l’honneur du Front de gauche d’avoir su prendre, pour ce 1° décembre, l’initiative de l’appel à reprendre la rue. Un appel dont chacun convient qu’il ne doit pas être sans lendemain, mais au contraire amorcer l’indispensable contre-offensive propre à faire basculer le rapport des forces dans le pays. Il n’y a vraiment plus de temps à perdre, ai-je à plus d’une reprise écrit ici. C’est, malheureusement, plus vrai que jamais.

Face à notre camp social, par-delà les indications brumeuses (et, le plus souvent, contradictoires…) des enquêtes d’opinion, monte régulièrement la marée d’un authentique mouvement de retour en arrière, se fixant pour objectifs d’enterrer ce qu’il demeure de l’héritage du programme du Conseil national de la Résistance, d’en finir avec ces droits conquis de haute lutte par le monde du travail sur des décennies, de balayer ces principes de justice et de solidarité qui fondent l’identité républicaine de la France.

La coalition gouvernante a déjà tant reculé devant la pression des forces d’argent, des élites libérales européennes, sans parler de la droite conservatrice allemande, que l’on est d’emblée en droit de redouter ce que Jean-Marc Ayrault pourrait demain faire de la ”« remise à plat »” de la fiscalité, à propos de laquelle il organise actuellement une ”« grande concertation »”. D’autant que cette dernière n’est pas sans rappeler celles qui avaient précédé la dernière contre-réforme des retraites, ou la mise en pièces du code du travail au travers de l’Accord national interprofessionnel. Monsieur Gattaz s’est d’ailleurs immédiatement engouffré dans la brèche, en exigeant que l’objectif de la refonte fiscale annoncée fût une nouvelle baisse du « coût du travail » et un transfert massif des cotisations des entreprises vers la masse des contribuables. Nombre d’éminences ministérielles, à commencer par l’hôte de Matignon en personne, se montrent si sensibles à cet argumentaire de classe qu’elles promettent, sans même attendre le résultat des discussions engagées avec les forces politiques et syndicales, de poursuivre dans la logique des cadeaux sans contrepartie aux grands groupes et de l’alourdissement de la fiscalité indirecte.

RASSEMBLER LA GAUCHE SUR L’EXIGENCE DE JUSTICE

Il est, dans ces conditions, décisif que toutes les énergies disponibles à gauche se retrouvent autour des points-clés d’une remise en ordre fiscale dont l’ambition soit, non de satisfaire une fois encore aux desideratas de l’oligarchie, mais de faire se lever sur l’Hexagone le grand vent de l’égalité et du partage. Au nom d’un combat déterminé contre l’injustice, pour une relance orientée vers la satisfaction des immenses besoins sociaux de la population, dans la perspective d’un modèle de développement tournant le dos aux dégâts du productivisme… Par l’instauration d’une vraie progressivité de l’impôt, au moyen de l’élargissement du nombre de tranches – ainsi que le revendique le Front de gauche -, doublée d’une baisse significative de la fiscalité indirecte, à commencer par celle qui pèse sur les produits de consommation courante ou de première nécessité… Avec des mesures courageuses, visant à permettre à la collectivité de récupérer ces sommes colossales dont la spéculation ou l’évasion fiscale la privent… En finançant la protection sociale ou le système des retraites grâce à la mise à contribution des revenus financiers des entreprises comme des dividendes distribués sans compter aux actionnaires… Grâce à l’instauration d’une fiscalité conférant aux collectivités territoriales les moyens d’agir à leur échelon en faveur d’un développement soutenable autant qu’équilibré, ou encore de la relocalisation des emplois, ce que pourraient permettre la taxation des bénéfices des sociétés autoroutières, des actifs financiers des entreprises, des banques ou des sociétés d’assurance… Sans hésiter à désobéir aux injonctions d’un traité budgétaire européen qui enfonce partout les peuples dans le marasme économique et le chaos social, pour le seul avantage des marchés et des fonds d’investissement…

Des forces existent pour porter ces exigences. Elles s’expriment dans le monde syndical et associatif, dans la jeunesse, dans les mobilisations sociales, et jusqu’au cœur des partis de la majorité gouvernementale actuelle. Pour ne prendre que cet exemple, toutes ces forces se sont d’ores et déjà prononcées en faveur de l’annulation de la hausse des taux de TVA, programmée pour le 1° janvier prochain et qui symbolise plus qu’aucune autre une pression toujours plus inégalitaire sur la population. Il s’agit à présent de les faire converger, sans préalable et dans le respect des spécificités de chacune, afin qu’apparaisse clairement, devant un pays éprouvant le sentiment qu’on l’a privé de toute perspective politique, qu’une majorité de la gauche et du camp progressiste veut maintenant un changement de cap. Et, surtout, que cette majorité peut arracher des victoires.

Le rendez-vous du 1° décembre ne doit, en ce sens, être qu’une première étape. Le début d’une grande bataille politique et d’une contre-attaque idéologique posant les deux questions clés du moment présent : qui doit profiter d’une richesse gigantesque accumulée grâce au travail comme aux sacrifices de millions d’hommes et de femmes ? À qui doit revenir la souveraineté en toute chose, au peuple ou à l’aristocratie financière dont les privilèges sont devenus insupportables ? Au fond, ce sont les principes posés par la Grande Révolution qui restent à réaliser. Tel sera notre message dimanche. Soyons des dizaines des milliers à le porter !

Christian_Picquet

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