Débattre pour sortir notre Front de gauche de sa crise
La fin d’année est venue et, avec elle, le temps de la relâche pour les acteurs politiques dont je suis. Le plus souvent, cette période est celle du repos (ou de la réflexion autorisée par la distance prise avec l’activité quotidienne), que l’on goûte d’autant mieux qu’il s’accompagne de la satisfaction de la tâche bien accomplie. Cette fois, je l’avoue, ce moment se voit quelque peu perturbé par les inquiétudes suscitées la situation de notre Front de gauche. Je remarque d’ailleurs, à en juger par le nombre de celles et ceux qui m’interpellent à ce sujet (tout récemment encore, c’était dans les rues de Toulouse), que l’inquiétude grandit parmi les nôtres. C’est, par conséquent, ce à quoi je consacrerai ma dernière réflexion de l’année.
De polémiques en tensions opposant nos composantes, de mises en demeure en coups d’éclat de moins en moins compréhensibles de ces millions d’électrices et d’électeurs qui nous ont accordé leur confiance tout au long des cinq années écoulées, force est hélas de constater que nous sommes maintenant entrés dans une zone de turbulences à hauts risques.
Je parle à dessein d’un contexte à hauts risques, car c’est la cohésion nous ayant menés de succès en succès depuis 2009 qui est en jeu. Perdre cet acquis reviendrait à tout perdre ! En l’occurrence, le message selon lequel la gauche se désintègre et se discrédite si elle ne se montre plus capable de proposer au pays un horizon ambitieux, de changement et de progrès… Le signe d’espoir que représente, pour la gauche tout entière, l’existence d’une force rassemblée et rassembleuse qui entend, non cliver sans fin son camp social et politique comme le fait l’action de François Hollande, mais l’unifier autour de l’alternative qu’appelle un néolibéralisme destructeur de vies, d’emplois et de grands équilibres écologiques… Le point d’appui que constitue, pour des acteurs sociaux peinant à construire des mobilisations à la hauteur des coups actuellement portés au monde du travail, un repère politique et une référence programmatique témoignant, dans les combats de chaque jour, que la régression n’est nullement une fatalité…
D’où vient alors que, en dépit des risques encourus et de la défiance massive que nous vaudrait immanquablement la dislocation de l’entreprise à laquelle nous avons consacré tant d’efforts ces derniers temps, nous nous retrouvIons plongés dans l’inconnu ? Je crois de moins en moins, je l’ai déjà écrit dans ces colonnes, qu’une querelle relevant de la seule tactique électorale, pour les municipales, dans un certain nombre de villes, suffise à expliquer la dureté de la controverse présente. D’ailleurs, je relève que le débat s’est progressivement déplacé vers une autre dimension. Sur son blog, à propos du refus exprimé par son organisation de voir Pierre Laurent reconduit à la tête du Parti de la gauche européenne, mon ami Jean-Luc Mélenchon écrit : ”« L’important pour nous était l’axe idéologique. »” Et François Delapierre, autre dirigeant du Parti de gauche, d’enfoncer à son tour le clou : ”« Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous replacer si peu que ce soit dans les wagons de la social-démocratie. »” Avant que son camarade Guillaume Etievant ne vienne préciser : ”« De fait, deux stratégies coexistent au sein du Front de gauche. L’analyse du PG et d’Ensemble est que la politique désastreuse menée à tous les échelons dans notre pays empêche la moindre alliance avec le PS et ceux qui mettent en œuvre l’austérité. Nous considérons que le Front de gauche n’a aucune chance d’être un jour majoritaire dans le pays s’il est assimilé de près ou de loin à la politique gouvernementale. Nous n’avons rien à voir avec le PS et nous le faisons savoir. Pierre Laurent, à l’inverse, affirme qu’on peut tout à fait s’allier au PS à certaines élections et s’opposer frontalement à lui à d’autres. Les élections municipales échapperaient donc à la discipline d’autonomie que nous nous sommes fixés collectivement. »”
Voilà qui a le mérite de chercher à aller aux racines de la crise que nous affrontons. Je ne suis pas certain que le problème fût principalement d’ordre ”« idéologique »”, comme l’écrit Jean-Luc, tant les documents que nous écrivons ensemble, ou encore les actes que nous posons collectivement pour manifester notre refus de la politique gouvernementale d’austérité, révèlent notre proximité sur ce plan. À tout le moins, la question relève plus sûrement de la stratégie. Non point, toutefois, parce que certains parmi nous se montreraient prêts à monter ”« dans les wagons de la social-démocratie »”, ce que me semble par exemple démentir le vote négatif opposé par les parlementaires communistes au budget proposé par l’exécutif pour 2014. Mais au sens, me semble-t-il toujours, où la confrontation aiguë en cours nous renvoie au problème crucial de la démarche à mettre en œuvre afin que le Front de gauche soit le vecteur d’une refondation d’ensemble permettant à la gauche de retrouver le chemin du peuple.
LA VRAIE NATURE DU DÉBAT EN COURS
Parlons sans détour. La place que nous avons conquise sur l’échiquier hexagonal, et le besoin de répondre avec efficacité à l’action calamiteuse des dirigeants en place depuis un an et demi, ont ouvert entre nous un débat sur les choix à mettre en œuvre. L’un de ceux-ci consiste à affirmer le Front de gauche comme le seul porteur d’une alternative à gauche et à privilégier, de ce fait, la dénonciation de l’arc gouvernemental, dans l’espoir que la colère provoquée par ce dernier finisse par rendre ”« l’autre gauche »” majoritaire. L’affirmation selon laquelle nous serions dorénavant ”« l’opposition de gauche »”, dans le souci exprimé de ne pas laisser ce terrain à la droite et à l’extrême droite, m’en apparaît la plus récente concrétisation, sous la plume ou dans la bouche de responsables d’un certain nombre de composantes de notre coalition.
Je crois, je le dis avec franchise, que suivre ce chemin déboucherait pour nous sur une impasse dont nous aurions toutes les peines à nous extraire. Non qu’il nous faudrait conserver une dose de complaisance envers la logique suivie par le président de la République et le Premier ministre. Ladite logique doit au plus vite se voir défaite, entièrement tournée qu’elle se trouve vers la satisfaction du patronat et de la finance au nom d’un illusoire choc de « compétitivité » pour l’économie française, incapable de faire refluer le chômage ou d’initier une relance tant la crise présente s’avère d’abord celle de la « demande » plutôt que celle de « l’offre » – comme nous l’expliquent, contre toute évidence, les technocrates de l’Élysée ou de Bercy -, vouée pour ce motif à un échec que les salariés et les classes populaires paieront d’un prix social accablant. Sauf que la radicalité d’une posture ne suffira pas à susciter le sursaut populaire qui, dans les urnes autant que dans les luttes, comme nous avons coutume de le dire, serait de nature à opérer une redistribution générale des cartes sur le champ politique.
Dans sa grande majorité, le peuple se retrouve sous le coup d’une entreprise gouvernementale en tout point contraire aux attentes exprimées dans son vote du printemps 2012. Ce sont, principalement, la désorientation et le doute, pour ne pas dire la défiance envers la politique en général, qui dominent et tendent à hypothéquer les capacités de combat de la classe travailleuse. La profonde division de la gauche se traduit davantage par des réflexes abstentionnistes ou attentistes, plutôt que par un mouvement conscient et massif en direction de la composante de la gauche qui en appelle, avec la constance que l’on sait, à la résistance et à la confrontation avec l’aristocratie de l’argent ou l’oligarchie bruxelloise à son service.
Le programme d’une droite qui cherche à profiter du marasme ambiant et à sortir de sa propre crise en prônant le creusement des inégalités à travers la destruction méthodique des droits collectifs conquis depuis 60 ans, doublée de la pression d’une extrême droite s’affirmant sans vergogne candidate au pouvoir, me paraît rendre inopérant un positionnement d’”« opposants de gauche »”. Le défi que nous avons à relever n’est, en effet, pas d’adopter une attitude qui pourrait apparaître symétrique de celle du bloc conservateur en laissant entendre que l’heure serait venue de renverser la majorité aux affaires, le risque de cette position me semblant être d’accentuer des divisions mortifères à l’intérieur de la gauche. Mais plutôt de reconstruire l’unité de notre camp social et politique, de défendre la perspective à même de lui redonner confiance en sa capacité de changer le cours des choses et de battre l’austérité, bref de recréer un espoir chez celles et ceux au nom desquels nous nous battons.
C’est la raison pour laquelle je demeure partisan d’une autre option. Celle qui me semble, en fait, ressortir du document « stratégique » que nous avons collectivement rédigé au début de cette année, document qui se caractérise par une volonté fortement soulignée de rassembler toutes les forces vives qui, à gauche, partagent la conviction que l’austérité mène droit à une impasse dramatique. Toutes les forces, pour le dire autrement, qui en viennent à considérer que l’urgence – sociale, démocratique, écologique – exige que fût dès que possible dessiné les contours d’une autre majorité et d’un autre gouvernement. Comment, cependant, imaginer de rendre cette visée irrépressible sans s’adresser avec opiniâtreté à tous ceux et toutes celles qui ne sont pas disposés à voir piétiner les raisons pour lesquelles ils ont fait front avec nous, dans les urnes, pour débarrasser la France du sarkozysme ? D’où qu’ils viennent, quelles que fussent leurs préférences partisanes, quelle qu’ait été leur attitude lorsque se forma l’actuelle équipe gouvernementale…
C’est pour y parvenir qu’il convient de faciliter tous les débats à travers lesquels peuvent s’éclairer des convergences programmatiques entre formations, courants et militants issus de traditions différentes. De construire des passerelles entre ceux-ci, de rechercher leur action conjointe dans l’objectif de bouleverser la donne française en mettant le social-libéralisme en minorité au sein du camp progressiste. De faire, dans le même temps, émerger un large front social et politique. De redonner, ce faisant, au peuple confiance en lui-même à travers la défense d’objectifs sur lesquels il pourrait obtenir enfin des victoires.
L’ÉQUATION COMPLIQUÉE DES MUNICIPALES
Telle est, je ne cesserai de le répéter ici, la véritable nature du différend qui me paraît traverser notre Front de gauche. Naturellement, il recoupe partiellement les enjeux immédiats du scrutin des municipales. Ne serait-ce que dans la mesure où il importe, à l’occasion de ce dernier et quelles que soient les configurations tactiques retenues d’une ville à l’autre pour le premier tour, de mener de front une double bataille : l’affirmation de propositions en rupture avec la ”doxa” néolibérale, afin de donner à celles-ci l’écho maximal et de faire ainsi avancer l’idée de municipalités agissant en boucliers sociaux et écologiques des populations ; mobiliser et rassembler la gauche sur cette base, dans l’objectif de mettre en échec une droite et une extrême droite qui aspirent à faire basculer dans leur escarcelle des dizaines de communes dont elles avaient été jusqu’alors évincées.
À cet égard, s’il ne saurait être question de participer à des listes dont les propositions, ou le profil général, reviendraient à cautionner une rigueur nationale se traduisant en coupes claires dans les dotations d’État aux collectivités, il serait pour le moins absurde de refuser par principe des coalitions larges incluant le Parti socialiste si le rapport des forces a permis de doter lesdites coalitions d’un programme offensif ne les enchaînant pas à une logique contraire aux intérêts du plus grand nombre. C’est l’équation que, à l’échelon de chaque commune d’importance, le Front de gauche se doit de résoudre. En juin dernier, Gauche unitaire s’était à ce propos prononcée en faveur de la démarche suivante : ”« Dans toutes les communes où cela est possible, le Front de gauche doit s’adresser aux autres forces de gauche (Parti socialiste, Europe écologie-Les Verts, extrême gauche, regroupements locaux…) afin de confronter les projets et chercher les alliances qui dès le premier tour permettront de donner force à un éventuel projet commun. Lequel devrait répondre aux principes suivants : une ambition de rupture avec le libéralisme et les propositions qui en découlent, le refus de la politique sociale-libérale et d’austérité du gouvernement, des pratiques démocratiques, le respect de chaque composante et l’ouverture au mouvement social. »”
Les lecteurs et lectrices de ce blog comprendront aisément pourquoi, si je peux me résoudre à voir les composantes du Front de gauche se retrouver en désaccord sur des configurations locales, les sentences définitives prononcées à l’encontre de toute forme d’entente avec des sections du Parti socialiste, au nom du fait qu’il représente la colonne vertébrale de la majorité parlementaire nationale (voire qu’il n’y aurait désormais plus de différence entre la droite traditionnelle et la gauche de gouvernement, le PS s’assimilant de ce fait à une ”« deuxième droite »”), n’obtiendront jamais mon adhésion. C’est, par conséquent, à mes yeux, embrouiller la discussion que de la réduire à un affrontement mettant, ”in fine”, aux prises tenants frileux de la préservation de positions électorales et partisans de l’audace… comme nos échanges actuels pourraient parfois le laisser penser.
LA DIALECTIQUE DE L’UNITÉ ET DU COMBAT CONQUÉRANT
Je crois, à l’inverse, que ce sont les questions étroitement imbriquées du rassemblement et de la conquête d’une majorité à gauche qui font présentement controverse en notre sein. Ce qui n’a rien d’extraordinaire dans le contexte éminemment tortueux que nous affrontons. Si l’unité sans contenu a, le plus souvent, dans l’histoire du mouvement ouvrier, profité au renoncement devant l’ordre établi, le consentement à la division de la gauche, fût-il justifié au nom de la théorie des ”« deux gauches »” décrétées à jamais antagonistes, n’a jamais et nulle part facilité la levée en masse du plus grand nombre pour la défense de ses intérêts fondamentaux.
L’alternative à ces deux voies décidément sans issues, pour concrétiser ”« l’ambition majoritaire »” revendiquée par tous les documents élaborés depuis 2009 à trois puis à neuf partis, passe par une offre d’unité adressée à la gauche sur la base d’une orientation opposée à celle présentement suivie au sommet de l’État. C’est de cette manière qu’il deviendra possible de donner au choix de la rupture la crédibilité qui lui manque encore, de disputer au ”« socialisme de l’offre »” la position dominante dont il bénéficie par défaut, de permettre au mouvement populaire de disposer enfin du débouché politique dont l’inexistence hypothèque l’entrée en lice.
CONSERVER NOTRE SÉRÉNITÉ, PRÉSERVER NOTRE UNITÉ
Pour important qu’ils soient jugés, nos échanges peuvent parfaitement être menés publiquement, et nos désaccords gérés sereinement, puisque notre construction revendique son pluralisme depuis sa création. Seule l’expérience réalisée en commun permettra d’en vérifier la véritable portée pratique. Notre unité est, pour cette raison, à préserver en toute circonstance et des campagnes actives, telle celle qui vient d’être initiée contre les hausses de TVA programmées pour 2014, doivent en être le ciment.
Je le dis d’autant plus solennellement que l’appréciation du caractère catastrophique des orientations gouvernementales nous réunit sans problème aucun. L’essentiel des propositions avancées fait l’accord de l’ensemble de nos formations. Celles-ci font cause commune dans une majorité de villes pour les municipales. Des dissensions ponctuelles, qui n’ont rien d’illégitimes dès lors qu’elles reflètent simplement notre diversité, ne doivent donc nous empêcher ni de trouver des solutions propres à ne pas envenimer les difficultés rencontrées, par exemple sur l’utilisation du logo du Front de gauche dans les cas où des options divergentes nous opposent pour les élections municipales, ni de travailler de concert à la préparation des rendez-vous suivants, à commencer par celui des européennes. Un scrutin qu’il nous faut préparer dans des délais maintenant fort courts, en élaborant la plate-forme sur laquelle nous solliciterons les suffrages d’un électorat de gauche en attente d’une offre lui permettant d’exprimer son rejet de l’européisme austéritaire, et en construisant dans la foulée des listes représentatives de notre réalité plurielle.
C’est une question de volonté… Et de conscience de la responsabilité dont nous sommes dépositaires devant ces millions d’hommes et de femmes qui ont, à tel ou tel moment, repris espoir grâce à nous, ou pour lesquels nous représentons une référence dans un contexte qui voit s’aggraver leurs angoisses et leurs difficultés.