La troisième rupture de François Hollande avec la gauche
On a bien trop mésestimé l’importance de la visite d’État de François Hollande de l’autre côté de l’Atlantique. Les communicants de l’Élysée nous l’ont à profusion présentée comme un voyage au pays de Mickey et Minnie, dans l’objectif de réaffirmer l’amitié historique de deux peuples dont les révolutions fondatrices, au XVIII° siècle, avaient marqué l’avènement d’un nouvel ordre du monde. Elle aura surtout consacré l’allégeance du numéro un français à la rapacité d’un système dont l’Oncle Picsou est, quelque part, devenu le symbole universel.
Passons sur l’épisode peu glorieux de la Silicon Valley, à l’occasion duquel le porteur des couleurs socialistes à la dernière élection présidentielle aura fait applaudir un Pierre Gattaz qui venait pourtant de lui infliger la plus humiliante rebuffade, à propos des « contreparties » censées accompagner le « pacte de responsabilité ». Ne nous arrêtons pas davantage sur le câlin prodigué à l’ex-leader de ce fameux mouvement des « pigeons » qui eurent, en leur temps, tôt fait de se révéler d’authentiques vautours. Relevons, sans nous y attarder plus que nécessaire, quoi qu’elle fût de plus grande importance, l’annonce de l’ouverture aux responsables des start-up de la possibilité de percevoir des stock-options hautement rémunératrices. Contentons-nous, de même, de prendre acte de ce pas supplémentaire que va, dans la foulée, franchir le premier personnage de l’État en recevant, ce 17 février, 34 grands patrons mondiaux dans le but de leur vendre ”« l’accessibilité »” du marché français, l’allègement de la fiscalité et des réglementations, la démarche engagée avec l’Accord national interprofessionnel pour flexibiliser le marché du travail.
Toutes ces démonstrations ostentatoires se seront voulues, à l’endroit d’un business globalisé comme de l’opinion hexagonale, des messages soulignant à quel point l’exécutif était décidé à aller au bout de son adhésion proclamée aux vertus d’un ”« esprit d’entreprise »” se substituant à l’ambition de transformation sociale. En elles-mêmes, elles suffiraient déjà à justifier le besoin d’un puissant sursaut pour arrêter une dérive ne cessant d’adresser ses adieux à la gauche et pour imposer un changement radical de cap. Mais le périple présidentiel représente, avant tout, un tournant qualitatif de la politique extérieure de la France. En trois domaines au moins… Sachant qu’une diplomatie, si elle est conçue pour modifier l’environnement du pays, est toujours choisie en fonction de ses retombées intérieures, il importe donc de prendre toute la mesure de ce à quoi nous aurons assisté la semaine passée.
ATLANTISME À LA CORRÉZIENNE
D’abord, l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste et ex-président du Conseil général de Corrèze aura tenu à marquer solennellement à quel point il s’inscrivait dans la continuité… de Nicolas Sarkozy. L’occasion en aura été la tribune cosignée avec Barack Obama dans les colonnes du ”Monde” et du ”New York Times”. ”« Notre alliance,” écrivaient les deux chefs d’État, ”s’est transformée au cours des dernières années. Depuis le retour de la France dans la structure de commandement de l’Otan, il y a quatre ans, nous avons développé notre coopération à tous les niveaux dans le cadre de notre engagement à renforcer constamment le partenariat entre l’Otan et l’Union européenne. »” On savait que François Hollande s’était, dans ses engagements de campagne, énergiquement refusé à revenir sur la réintégration de la France dans le dispositif militaire intégré de l’Alliance atlantique, cet héritage de celui dont il convoitait la succession et qui se présentait volontiers en « Américain ». Cette fois, le sens profond du réalignement atlantiste de notre pays se voit assumé en des termes auxquels aucun dirigeant n’avait encore osé souscrire : ”« Il faut qu’un plus grand nombre de pays prennent des initiatives et partagent le poids et le prix du leadership. »”
En d’autres termes, en énumérant dans ce papier chacun des dossiers focalisant actuellement les relations internationales, de l’Iran à la Syrie, du Liban à l’Afrique, l’élu du peuple de gauche marque son adhésion à la vision que le néoconservatisme a fini par léguer à la planète. Une vision qui peut se résumer simplement : les dérèglements et convulsions sanglantes provoqués par la mondialisation marchande et financière en diverses zones du globe doivent recevoir une réponse principalement fondée sur la force, laquelle est la seule à pouvoir assurer aux grandes puissances une suprématie incontestable. Toutefois, dans la mesure où l’Oncle Sam n’a présentement plus les moyens de se comporter en hyper-puissance apte à mener plusieurs conflits simultanés sur des théâtres d’opération très éloignés les uns des autres – les échecs retentissants de l’US Army en Somalie, en Afghanistan ou en Irak sont passés par là –, il demande à ses alliés de ”« partager le poids et le prix »” d’un ”« leadership »” dont il conserve néanmoins la maîtrise, dès lors qu’aucun autre État ou ensemble régional ne s’avère en condition de le lui disputer.
Ce fut l’honneur de la gauche, et souvent du PS lui-même lorsqu’il se trouvait dégagé des contraintes de la raison d’État, d’opposer à cette tentation permanente du recours aux interventions impériales une culture de paix et de codéveloppement. De nouvelles avancées du droit international, la refondation de la souveraineté bafouée des peuples, le retour au progrès social et à la démocratie saccagés par l’action prédatrice des firmes transnationales sont, en effet, les seuls principes à même de rétablir une stabilité ne pouvant devenir durable sans justice. Pour justifier sa position interventionniste dans la guerre civile syrienne, le président de la République et son ministre des Affaires étrangères n’avaient d’ailleurs pas manqué d’y faire implicitement référence, se revendiquant de la noble intention d’arrêter le bras d’un dictateur abominable. On sait, maintenant que la plume de Messieurs Obama et Hollande a éclairé la réalité sous un autre jour, qu’il ne s’agissait que d’une posture, le véritable objectif étant plutôt de faire de la France le meilleur allié du chef de file du camp atlantique…
« LE PLUS HAUT NIVEAU DE LIBÉRALISATION »
En second lieu, le président de la République aura dissipé les illusions qu’il entretenait jusqu’ici à propos des négociations ouvertes entre l’Union européenne et les États-Unis sur le dénommé « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement », plus couramment connu sous l’appellation de « Grand marché transatlantique ». Il convient ”« d’accélérer »” le mouvement, aura-t-il ainsi asséné. Il aura, du même coup, consacré sa totale abdication devant la volonté des firmes d’outre-Atlantique et d’outre-Rhin de faire tomber les dernières barrières tarifaires et tous les obstacles réglementaires qui faisaient encore obstacle au triomphe d’un libre-échangisme destructeur de la liberté des peuples, de la maîtrise à laquelle ils aspirent de leurs marchés intérieurs et de leurs industries (et ce, en des secteurs aussi essentiels ou stratégiques que le textile, la chimie, la pharmacie, les technologies de l’information, les dispositifs médicaux, sans même parler de ce qui relève de la culture ou de l’agriculture), des normes sociales et environnementales qui protègent leurs conditions de travail et d’existence.
Longtemps, au sommet de l’État, on se retrancha derrière une décision censée émaner des partenaires européens. Avec les pérégrinations de Washington et San Francisco, l’alibi se sera tout simplement désintégré. En souscrivant à ”« l’accélération »” des pourparlers visant à un accord dans les meilleurs délais, François Hollande aura, ni plus ni moins, consenti aux principes du mandat confié à la Commission européenne, le 14 juin 2013, par les États membres de l’Union : ”« L’accord doit prévoir la libéralisation réciproque du commerce et de l’investissement des biens et des services, ainsi que les règles sur des matières ayant un rapport avec le commerce, avec un accent particulier sur l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. L’accord sera très ambitieux allant au-delà des engagements actuels de l’OMC. L’accord s’imposera à tous les niveaux de gouvernement. »” Pour qui sait lire, la déclaration présidentielle fait office d’acceptation de la pulvérisation de toutes les dispositions constitutionnelles, législatives ou réglementaires qui, dans chaque pays, entravaient une concurrence décrétée liberté suprême.
Naturellement, s’étant de cette manière inclinés devant les odes de Monsieur Barroso ”« au plus haut niveau de libéralisation obtenu suite aux accords de libre-échange déjà conclu tout en cherchant à atteindre de nouveaux accès au marché »”, le gouvernement français ne tardera certainement pas à nous expliquer que les deux parties en retireront des dividendes considérables, en matière de « croissance » ou d’emploi. Ce qui constituera une occultation volontaire de l’exactitude des rapports de force économiques. Nombre de produits américains ne proviennent-ils pas de cette arrière-cour industrielle que représentent, pour les USA, les pays de l’Alena, Mexique en tête, ce qui assure auxdites productions des coûts unitaires bien plus bas que ceux de l’Europe ? Le « choc de compétitivité », dont se targue la Maison Blanche, n’est-il pas la conséquence d’un prix de l’énergie divisé par deux, de l’autre côté de l’Atlantique, depuis l’exploitation des gisements de schiste qui accroît d’autant les capacités concurrentielles de la première puissance du monde et de ses multinationales ? Si les grands groupes exportateurs germaniques escomptent, pour leur part, tirer bénéfice de l’accord transatlantique à un moment où leurs débouchés en Europe se restreignent sous l’impact des politiques d’austérité, le ”« plus haut niveau de libéralisation »” recherché n’a-t-il pas toute chance de se traduire par un désastre pour la plus grande partie du Vieux Continent ?
En la matière, et à l’appui de ce protectionnisme solidaire qu’une gauche digne de ce nom se doit de mettre en avant pour affronter les prétentions dérégulatrices d’une oligarchie de dimension planétaire, on serait tenté de renvoyer l’hôte de l’Élysée à l’autocritique à laquelle se livre à présent François Lenglet, celui qui fut une haute figure médiatique de l’idéologie libérale. Dans ”La Fin de la mondialisation” (Fayard 2013), il écrit entre autres : ”« Le marché est aveugle et sourd aux inégalités et à la vie des peuples. Il choisit ses élus et les couvre d’or, sans se soucier un instant des autres. Le libre-échange commercial et financier, la mondialisation en somme, demande aux peuples de s’adapter et de ne pas se mettre en travers des autoroutes qu’elle a construites. Circulez et laissez passer les convois internationaux ! Dans ce système, c’est sur la société que sont reportés tous les efforts d’ajustement : mobilité, flexibilité, baisse des salaires. »” Il est vraiment pathétique que l’homme auquel les citoyens ont confié, voici bientôt deux ans, le soin arrêter la machine folle à écraser le plus grand nombre se révélât à ce point incapable de faire preuve d’une identique lucidité.
LA COHÉRENCE D’UNE RÉSIGNATION HONTEUSE
En tout cas, point n’est besoin de chercher ailleurs les raisons pour lesquelles, lors de ses entrevues avec l’administration Obama, le chef de l’État n’aura même pas songé à mettre sur la table ces sujets, majeurs autant qu’urgents, que représentent l’évasion fiscale pratiquée à grande échelle par les géants de l’Internet, ou encore la protection des données privées que les mêmes violent avec le plus tranquille cynisme. C’est le troisième aspect de la capitulation à laquelle j’ai voulu consacrer cette note.
J’ai évoqué plus haut l’atlantisme ”« à la corrézienne »” qui aura caractérisé les journées américaines de François Hollande. Il s’agissait d’un clin d’œil à une formule utilisée, au début des années 1990, par Didier Motchane, l’un des fondateurs de l’aile gauche du Parti socialiste avant et après le congrès d’Épinay ; cette aile gauche se dénommait alors Ceres, avant de se transformer en Socialisme et République dans les années qui suivirent l’alternance de 1981. Dans un ouvrage qui eut à l’époque un fort retentissement (il parut en 1992 chez Arléa), il y dénonçait cet autre atlantisme, ”« à la charentaise »”, dont François Mitterrand venait de pousser la logique à ses pires extrémités en s’engageant dans la première guerre du Golfe.
À plus de 20 ans de distance, par-delà les caractéristiques fort différentes des deux périodes, mais aussi à la chaleur de la nouvelle capitulation d’un pouvoir de gauche devant un européisme libéral relais d’un ordre international générant destructions et inégalités, il vaut d’être médité un avertissement dont nombre de dirigeants socialistes ne manquèrent pas, par la suite mais hélas lorsqu’il était devenu trop tard, de saluer la clairvoyance : ”« Loin de jouer en Europe et pour l’Europe les meilleurs atouts de la France, qui tiennent pour beaucoup à l’esprit républicain comme à la culture et à l’organisation de l’État, la gauche les a laissés s’affaiblir en France même ; enfin, et cela aura été le plus fondamental, dans cet hôpital général de la société qu’est devenue la politique, la gauche qui s’était promis de traiter l’inégalité (sociale) et l’injustice (fiscale), s’est mise à y reconnaître tardivement la fatalité majestueuse de la nature… » Motchane y voyait, à juste titre, la mise à nu de « la vérité des choix qui ont été faits au nom de la France. Ceux qui en ont la charge ne semblent plus en mesure de concevoir l’avenir en dehors du ralliement à une hégémonie. »”
Aujourd’hui, c’est la troisième rupture des élus de 2012 avec la gauche que nous venons de connaître. Après celles du « pacte de responsabilité », puis de l’abandon des avancées qu’était censée intégrer la loi sur la famille… Comme à chaque fois qu’une gauche en charge des affaires se renie et se rallie honteusement aux thématiques qu’elle fustigeait auparavant chez ses adversaires, elle avilit la politique, déconstruit la République, met à mal une classe travailleuse qui en a toujours été le premier rempart, nourrit un fatalisme fossoyeur de la citoyenneté, ruine la capacité qu’aurait une France autrement orientée de faire bifurquer le cours des choses sur le théâtre planétaire. L’addition en aura systématiquement été salée. Elle risque de l’être davantage cette fois, à en juger par le grand bond en arrière dont nous menace une vague réactionnaire comme il ne s’en était plus formée, dans ce pays, depuis des décennies.
La récente expression publique d’un gros tiers du bureau national du PS contre les dangers de l’austérité, conjuguée aux conclusions assez similaires du conseil fédéral d’Europe écologie, démontre à l’inverse qu’il existe très probablement une majorité à gauche pour refuser cette issue fatale. Si cette majorité sait conjuguer ses efforts, si elle se montre suffisamment responsable pour faire passer l’essentiel, qui la réunit dans le refus du social-libéralisme, devant l’accessoire, qui la divise du fait d’histoires et de références différentes, elle dispose des moyens nécessaires pour éviter à notre peuple un avenir de régression. J’y reviendrai très prochainement.