Devant le cataclysme…

Foin de ces propos badins qu’affectionne l’élite médiatico-sondagière ! Le cataclysme tant redouté s’est bel et bien produit à l’occasion des élections européennes, et nous réalisons jour après jour tout ce qu’il vient de chambouler. Si j’ai pris la semaine pour vous livrer ma réflexion, c’est que j’aurai principalement consacré les derniers jours à préparer, avec mes camarades, la réunion du conseil national de la Gauche unitaire qui s’est achevée ce dimanche midi. Je prends donc le reste de la journée pour me mettre au clavier… avant d’entamer la première semaine de juin avec la réunion d’un séminaire des directions du Front de gauche, dont l’objectif est de tirer toutes les leçons de la séquence politique qui s’est achevée ce 25 mai.

Contrairement à ce que certains commentateurs aimeraient manifestement imprimer dans les esprits, la construction libérale de l’Europe sort un peu plus affaiblie du scrutin organisé dans les 28 pays de l’Union. La massivité des votes-sanctions dont auront été l’objet ces gouvernements qui, à l’unisson, prétendent faire ingurgiter aux peuples des potions de plus en plus amères, fait penser à un volcan en cours de réveil, et qui aura trouvé son cratère en France.

D’aucuns peuvent bien nous répéter à l’envi que cette consultation ne changera rien, qu’à elles seules les droites dominent toujours le Parlement de Strasbourg, que de toutes les manières Parti populaire européen et Parti socialiste européen continueront comme par le passé à représenter les deux piliers d’un édifice présentant de nouvelles et profondes lézardes à mesure que l’on prétend le rénover. La réalité est bien différente. Le mirifique projet de grand marché européen, dont on nous aura vanté les mérites tout au long d’une campagne atone, et qui était censé apporter la prospérité au Vieux Continent, se trouve à bout de souffle. Il fait si peu rêver les citoyens que les partis et gouvernements en auront à peine parlé, comme s’ils savaient ne plus pouvoir convaincre de ses mérites.

Cela fait longtemps qu’avec d’autres j’ai défendu l’idée que la chaîne des reculs sociaux et des régressions démocratiques, des politiques économiques à courte vue et des dévastations engendrées par le dogme libre-échangiste, finirait par craquer. Que la globalisation marchande et financière percutait bien trop violemment les nations, qui demeurent le cadre de la vie en commun et de l’exercice démocratique pour chaque peuple. Que la rupture viendrait du cœur d’un des États concernés. Et que l’effet de souffle de l’événement se propagerait par-delà les frontières. Nous y sommes. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que la France fût devenue l’épicentre de la secousse, dans la mesure où ce qu’elle subit s’avère profondément étranger à son identité républicaine, à la passion de l’égalité qui anime toujours son peuple, à l’attachement viscéral de ce dernier à des politiques publiques protectrices du bien commun. Hélas, par l’un de ces pieds-de-nez dont l’histoire a le secret, c’est l’ennemi le plus déterminé de la République qui en retire les bénéfices, au point de se voir ouvrir un boulevard si rien ne vient arrêter la marche au précipice qui vient de s’accélérer brutalement.

Nous vivons, depuis trois décennies, à l’heure de ces bouleversements gigantesques qui caractérisent le nouvel âge du capitalisme. La révolution des processus de production, la financiarisation de plus en plus poussée de l’économie planétaire, les tourmentes provoquées par ces logiques spéculatives dont des marchés en folie sont devenus le théâtre, les offensives de démantèlement lancées partout contre les États-providence, la fragmentation sociale et spatiale des sociétés développées, la désintégration-réorganisation des classes travailleuses et l’affaiblissement concomitant du syndicalisme ouvrier, le déchaînement des concurrences sauvages entre firmes transnationales et ensembles géopolitiques, la toute-puissance conquise par des centres de pouvoir opaques au détriment de souverainetés nationales et populaires lentement vidées de leurs substance, se paient maintenant au prix fort. Ils auront, particulièrement dans une Europe qui fut longtemps un repère pour toutes les aspirations à un monde meilleur, fait refluer les perspectives de progrès, provoqué l’affaissement politique et moral d’une large partie des gauches, entraîné l’impuissance des mouvements sociaux ou citoyens à arracher des victoires, approfondi la crise du projet émancipateur hérité des Lumières et de la visée socialiste, encouragé confusions et régressions idéologiques. Le vote du 25 mai en France apparaît comme un concentré, un précipité devrais-je plutôt écrire, de ces tendances lourdes. Je le résumerai en cinq grands traits.

LES CINQ CARACTÉRISTIQUES DU VOTE FRANÇAIS

Un. C’est le parti qui, à sa fondation, marquait sans ambiguïté sa filiation avec la tradition des fascismes européens, le Front national, qui se sera finalement imposé à tous ses adversaires et concurrents. Son habileté aura consisté à se présenter comme le pourfendeur de la souffrance sociale et des destructions du néolibéralisme, en donnant pour cohérence à sa démagogie un projet de remodèlement global de notre société, qu’il aura significativement baptisé ”« préférence nationale »”.

Deux. La poussée de cette formation, jusqu’alors extérieure au système institutionnel, se sera traduite par l’implosion du jeu bipartisan qui favorisait, depuis plus de trente ans, les alternances entre droites traditionnelles et social-démocratie.

Trois. Si l’effondrement du Parti socialiste était attendu, du fait du rejet (que les municipales avaient déjà enregistré) de l’action de François Hollande et de son équipe ministérielle, il se sera vu accompagné de la dislocation simultanée de l’UMP. À la défaite de cette dernière, dont les dirigeants s’étaient évertués à disputer à l’extrême droite nombre de ses thèmes de prédilection, se sera ajouté le coup de Trafalgar d’un scandale financier ayant conduit à la démission de son président, le sulfureux Monsieur Copé, et à la mise en cause de son mentor, l’ancien président de la République qui ne dissimulait pas son ambition de rempiler en 2017.

Quatre. Tous ces événements auront eu pour premier effet de répandre sur l’Hexagone, un parfum d’agonie de la IV° République ou, au choix, de désintégration de la I° République italienne. La conjugaison explosive du divorce sans précédent entre le pays et sa représentation politique (qu’expriment, tout à la fois, l’ampleur de l’abstention et la rage impuissante d’un pays saigné à blanc par l’austérité), du discrédit affectant la clé de voûte des institutions (un président ne disposant plus même des moyens de reprendre la main), de la dislocation parallèle des partis dits de gouvernement, et de la percée d’une extrême droite qui vient déstabiliser l’ensemble de l’échiquier partisan, signe l’ouverture d’une fort menaçante crise de régime. La V° République arrive manifestement en bout de course.

Cinq. La dangerosité du moment vient du recul qu’auront simultanément éprouvé toutes les composantes de la gauche. Recul électoral, bien sûr (elles n’auront totalisé, le 25 mai, qu’un tiers des suffrages exprimés), mais encore recul de l’assise sociale dont elles tiraient leur force : elles n’enregistrent plus le soutien que d’une minorité des salariés, des classes populaires, de la jeunesse, des habitants des zones péri-urbaines (quand le FN aura, lui, attiré les suffrages de 43% des ouvriers, 38% des employés et 37% des chômeurs, lesquels se concentrent de plus en plus à la périphérie des métropoles). Elles auront du même coup accusé leur défaite politique et idéologique : des années d’offensive du néoconservatisme auront manifestement marqué les consciences ; les pulsions identitaires et les paniques morales, stimulées par un bloc droitier unissant une très large fraction de la droite à l’extrême droite, auront fini par y faire reculer les principes républicains d’égalité et d’universalité des droits ; plus encore, elles auront favorisé les réflexes de repli et les divisions du corps social. Un pouvoir élu avec les voix du peuple de gauche, mais s’étant empressé d’en piétiner les aspirations, auront libéré ces phénomènes, jusqu’à concourir à la poussée du national-lepénisme dans des secteurs qui eussent dû continuer à supporter les partis progressistes.

LE SPECTRE D’UN NOUVEAU 21 AVRIL… EN PIRE

N’ayons pas peur des mots, car la lucidité a toujours représenté la meilleure arme pour repartir au combat. Le dimanche noir de cette fin-mai ouvre, pour notre pays, une longue période d’instabilité, de convulsions, de reclassements multiples. Affaiblis et délégitimés comme ils le sont, le chef de l’État et son gouvernement n’ont plus pour les supporter qu’une technostructure assurant la permanence des institutions, ce qui en fait un pouvoir fragile comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avait été. Dès lors que les deux têtes de l’exécutif répètent à satiété qu’ils ne changeront pas de braquet, l’exaspération de la société est appelée à croître, avec pour facteur éminemment problématique que le syndicalisme, qui n’a cessé d’être affaibli et morcelé depuis deux ans, éprouve les pires difficultés à afficher des perspective d’action à la hauteur.

La désintégration du Parti socialiste a, de son côté, toutes les chances de se confirmer, pour ne pas dire qu’elle va considérablement s’aggraver à l’épreuve d’élections régionales qui risquent de le priver de ce qu’il lui restait d’ancrage territorial. À l’image de ce que nous avons connu dimanche dernier, la gauche tout entière peut s’en trouver amenée à une marginalisation politique et électorale durable.

Sous l’impact de l’affaissement en cours de l’UMP, la droite va voir se rouvrir en son sein tous les débats qu’elle s’était jusqu’alors employée à contenir : sur ses orientations programmatiques, les alliances à nouer ou non avec le Front national, son leadership en prévision de la prochaine consultation présidentielle.

Au faîte d’un essor impressionnant des votes en leur faveur, les amis de Madame Le Pen disposent, par conséquent, de moyens désormais considérables de peser sur la situation, confirmer leur enracinement dans les territoires, influencer la recomposition d’une droite dont ils rêvent de devenir la colonne vertébrale.

En clair, la France, la République, la gauche se retrouvent dans l’œil d’un cyclone dévastateur. À terme, sur le champ de ruines d’une gauche menacée d’être balayée, une droite radicalisée sous la pression d’une extrême droite à l’offensive comme jamais elle ne l’avait été depuis Vichy, pourraient en arriver à dominer le pays. Le spectre d’un nouveau 21 Avril, en pire au regard de la prégnance conquise par le FN, pointe à l’horizon de la crise française. Rien d’étonnant à ce que des voix de plus en plus nombreuses, telle celle de cette grande figure de la Résistance qu’est Marie-Josée Chombart-de-Lauwe, évoquent les années 1930…

UNE NOUVELLE MAJORITÉ EST À CONSTRUIRE… DÈS À PRÉSENT

Il en découle l’impérieuse nécessité d’arrêter la folle fuite en avant libérale des gouvernants. Chacun voit à présent où ceux-ci auront mené le pays : à l’immense désarroi de son peuple ; à une dégradation telle de ses conditions d’existence, qu’on l’aura placé dans un angoissant état d’insécurité et qu’il se sera senti privé de ce que furent longtemps ses repères les plus fondamentaux ; à l’échec annoncé d’une action ne pouvant ni enclencher le « cycle vertueux » d’une reprise économique, ni juguler le chômage, ni faire baisser l’endettement public. Il est ainsi pathétique de contempler aujourd’hui les mines défaites de nos éminences ministérielles, lorsque la Cour des comptes relève que deux ans d’austérité auront mené à l’opposé du but officiellement recherché… c’est-à-dire à la baisse des rentrées fiscales pour la puissance publique.

Entendre, dans ces conditions, le locataire de l’Élysée expliquer à des citoyens médusés que les ”« circonstances »” (quelqu’un va-t-il lui expliquer qu’il s’agit d’un vote théoriquement souverain ?) n’arrêteront pas sa détermination à entrer coûte que coûte dans les clous du dogme imbécile des 3% de déficit, c’était déjà une folie. Mais découvrir, au lendemain d’un scrutin traumatisant, que le ministre du Travail (sic !) se pense obligé de surenchérir sur Monsieur Gattaz et qu’il en vient à prôner la suppression des ”« seuils sociaux »” créant des obligations aux employeurs en matière de droits des salariés, cela relève tout simplement de la tendance suicidaire. Même Gerhard Schröder n’était pas allé aussi loin, en Allemagne, avec les fameuses lois Hartz. Pour la première fois, des gouvernants de gauche poussent le reniement jusqu’à vouloir effacer des conquêtes qui remontent à Juin 36, au programme du Conseil national de la Résistance et… aux lois Auroux adoptées au début du premier septennat de François Mitterrand. Jusqu’où leur fanatisme de convertis au néolibéralisme, qui leur fait tout attendre de la déréglementation de l’économie et de la théorie de « l’offre » visant à libérer l’initiative du patronat, les mènera-t-il ? Et pour quels résultats, puisque l’on sait que de telles dispositions n’ont jamais entraîné la créations massives d’emplois (en tout cas, d’emplois stables et dignement rémunérés…) ?

Je relisais, avant de me mettre à l’écriture de cette note, l’« Appel au changement » émanant de l’initiative ”Progressive Economy”, qui regroupe divers économistes de renom, au premier rang desquels Joseph Stiglitz, le célèbre prix Nobel. Ses auteurs y écrivent, entre autres : ”« La stabilisation des revenus et des conditions sociales des populations les plus vulnérables d’Europe est une mesure vitale de politique économique. »” ”« Une mesure vitale de politique économique »”… Entendez-vous bien, Messieurs Hollande et Rebsamen ?

C’est pour stopper cette course à l’abîme que la proposition que j’ai déjà défendue ici prend sa fonctionnalité. Je veux parler de la construction d’une nouvelle majorité rose-vert-rouge. C’est, me semble-t-il, le débouché logique du vaste débat qui parcourt la gauche et ne cesse de l’agiter depuis le scrutin des municipales. Chaque jour nous apporte d’ailleurs la confirmation que, bien au-delà du Front de gauche, bien au-delà d’écologistes ayant eu l’intuition qu’ils devaient sans tarder abandonner le Titanic gouvernemental, bien au-delà même de l’aile gauche estampillée du Parti socialiste, c’est la majeure partie de la gauche qui manifeste désormais sa désapprobation de l’action de l’exécutif. Toutes ces énergies, ces sensibilités, ces forces dans leur diversité, peuvent et doivent se fédérer sur un objectif leur permettant d’en revenir au sens profond du vote populaire de 2012 : le changement, afin de mettre au pas la finance, de réhabiliter l’égalité républicaine, de placer la construction européenne sur de nouveaux rails. Et la réunion d’assises de la gauche pour une autre politique pourrait être, demain, l’acte fondateur du processus devenu si indispensable de reconstruction et de refondation de ladite gauche.

À chacun, la question est à présent posée. Existe-t-il une autre possibilité de conjurer la débâcle qui menace de nous emporter tous ? Quelqu’un peut-il encore imaginer qu’il serait possible de modifier les équilibres de l’action gouvernementale, sans bouleverser le rapport des forces à l’intérieur de la gauche et favoriser ce faisant la sortie de l’austérité ? Qui peut encore croire qu’une issue positive pourrait surgir d’une configuration qui voit notre camp s’éparpiller et refluer dans toutes ses familles de pensée, alors même que s’expriment en son sein des propositions parfaitement convergentes qui pourraient accoucher demain, sinon d’un programme de gouvernement, du moins d’un pacte anti-austérité répondant à l’exigence vitale de salut public ? Est-il raisonnable de se dérober à ce qu’il devient possible d’accomplir concrètement ici et maintenant, en vertu d’un refoulé prétendument radical amenant à rêver à ce qu’il deviendrait possible d’arracher si le peuple s’en mêlait, alors que les acteurs sociaux se révèlent en proie à un découragement absolument paralysant ?

LA REMISE À PLAT QUI S’IMPOSE AU FRONT DE GAUCHE

C’est le débat, qu’avec mes camarades de la GU, nous comptons porter, ce 2 juin, à l’occasion du séminaire des organisations du Front de gauche. Car notre propre convergence unitaire ne saurait s’estimer quitte de l’effondrement général de la gauche. Avec 6,3%, elle retrouve, à peu de choses près, ses résultats de 2009. Ce qui constitue, non une simple stagnation, mais un échec indéniable. La dynamique, qui avait culminé avec les 11% de Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle, s’est d’évidence épuisée. La comparaison avec les précédentes européennes en fait d’ailleurs foi : à l’époque, notre Front était talonné par les listes du Nouveau Parti anticapitaliste ; au fil des cinq années suivantes, une grande partie de cette extrême gauche s’est vue absorber par et dans le Front de gauche ; c’est donc bien un recul des plus inquiétants que nous venons d’enregistrer ce 25 mai.

À en juger par le maintien, voire par la progression, des gauches anti-austérité dans le reste de l’Union européenne, la plus enthousiasmante de ces avancées étant bien évidemment celle de nos camarades de Syriza en Grèce, notre revers n’avait rien d’inéluctable. Il vient plutôt confirmer la difficulté croissante qu’affronte notre coalition à s’extraire des logiques incantatoires ou des postures dénonciatrices, à apparaître utile à des millions d’hommes et de femmes, à mettre dans le débat public des propositions correspondant à l’intérêt général et dessinant un début d’alternative à un social-libéralisme épuisé, à rassembler sur cette base une gauche que le pouvoir en place emmène à une terrible Berezina. J’avais eu l’occasion d’aborder cette discussion lorsque mes camarades et moi avions été contraints de suspendre notre participation aux instances nationales du Front de gauche le temps de la campagne. J’y reviendrai à la suite du rendez-vous du 2 juin.

Ayant, en 2012, publié une lettre ouverte à des dirigeants qui venaient à peine d’être portés aux responsabilités, ”François, Jean-Marc, Martine, qu’allons-nous faire de notre victoire ?” (aux éditions Arcane 17), j’avais titré l’un de ses chapitres : ”« L’audace ou le suicide. »” L’option de l’audace n’aura pas un instant effleuré l’esprit des destinataires de cette adresse face à des marchés agressifs. Voilà donc que le suicide s’invite à notre horizon. Lorsque l’on est de gauche, on ne peut se résigner à cette issue fatale, que ce fût par inconstance ou par désorientation. Sauf à se déshonorer !

Christian_Picquet

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