Pour clarifier les débats du Front de gauche (2)
Je poursuis la réflexion, engagée précédemment, sur la réorientation indispensable pour que le Front de gauche fût en mesure de surmonter sa crise présente et de recouvrer, pour un peuple de gauche en proie au plus profond désarroi, l’utilité ayant permis sa percée de la présidentielle. Le 2 juin, au « sommet » des organisations de notre coalition, chacun a résumé son point de vue en un propos liminaire. C’est celui que j’ai exposé à nos partenaires, au nom de Gauche unitaire, que je vous livre ici. Il est une contribution complémentaire à la lettre précédemment publiée. En vue d’une clarification que la gravité de la conjoncture nous impose d’opérer. Je le ferai suivre, dans ma prochaine note, d’un retour sur les grands points de débat qui surgissent le plus souvent de nos échanges.
« Je voudrais tout d’abord te remercier, Pierre (il s’agit de Pierre Laurent), ainsi que nos camarades communistes, d’avoir pris l’initiative de cette rencontre. Il est, en effet, essentiel que nous reprenions entre nous la discussion de fond qui nous fait tant défaut durant des mois, car nous sommes entrés dans la situation de tous les dangers, pour la France, pour la République et pour la gauche. Eu égard à l’enjeu, nous nous devons d’éviter les bavardages et de prendre à la racine les problèmes que nous rencontrons. Pour ma part, je me propose d’aller directement « dans le dur », sans souci de diplomatie : cela fait plusieurs années que nous cheminons ensemble, cinq ans pour les trois fondateurs du Front de gauche, et nous nous devons les uns aux autres la franchise.
« Je ne reprendrai pas les grandes lignes de la contribution dont vous avez été les destinataires, et je veux seulement formuler quelques réflexions complémentaires. En partant de l’état de notre coalition et des raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là, avant d’aborder les problèmes plus globaux que nous avons à traiter aujourd’hui et dans les semaines qui suivront.
« Lorsque nous vous avons adressé notre première lettre, le 28 avril, c’était dans un esprit de responsabilité. Avec pour unique souci de ne pas voir la construction dont nous avons été les cofondateurs aller dans le mur. Hélas, notre mise en garde intervenait sans doute trop tard… Nous avons pris le mur ce 25 mai !
LES RAISONS D’UN ÉCHEC ÉLECTORAL
« Nous avons pris le mur, d’abord, parce que la campagne des européennes a raté sa cible. Certes, notre document-programme était globalement bon. Mais le Front de gauche n’a pas su désigner ce qui aurait dû être son objectif premier, à savoir la défense de l’État social, dans un contexte où la globalisation marchande et financière percute les nations et la souveraineté des peuples, ce qui s’applique tout particulièrement à la France dont l’identité républicaine a profondément enraciné chez les citoyens la passion de l’égalité et l’attachement à des politiques publiques protectrices. Nous ne pouvons pas ignorer que c’est le Front national qui s’est approprié ce thème, pour le dévoyer au profit de son projet de ””préférence nationale””.
« Ce n’est qu’un exemple. Une autre explication de ce ratage peut être recherchée dans le fait que nous n’avons pas su mettre sur la table les quelques propositions – il aurait fallu concentrer la campagne sur cinq ou six, pas plus – susceptibles de provoquer un mouvement en notre faveur d’une fraction plus large de l’électorat de gauche, lequel aurait trouvé là l’occasion d’exprimer son aspiration à une autre politique. Pour mémoire, nous avions, pour notre part, avancé quelques suggestions en ce sens : l’exigence que la Banque centrale mette 1000 milliards à la disposition des États (comme elle l’avait fait pour les banques lors de la crise financière) pour une relance socialement utile et écologiquement soutenable, l’objectif d’un système de salaire minimum en Europe pour contrecarrer le dumping social, la nécessité de suspendre en France l’application du traité budgétaire etc.
« Pour ces deux raisons principales, le Front de gauche ne sera pas apparu utile. Il n’est, à cet égard, pas sérieux d’expliquer que le problème aurait résidé dans les choix d’alliance de certains d’entre nous aux élections municipales, choix d’alliances qui auraient, aux européennes, brouillé l’image du Front de gauche. Ce dernier présentait, cette fois, des listes séparées du Parti socialiste. Notre échec, car c’en est un, a une tout autre origine.
« En réalité, un lent glissement s’est opéré, dans notre discours et nos prises de position, depuis la présidentielle. De la théorie du « Front contre Front » (qui a quelque peu perturbé notre campagne des législatives), à la stratégie du recours que nous aurions été seuls à représenter (qui a très vite dominé notre expression publique), et à la définition du Front de gauche comme une ”opposition de gauche” (qui nous faisait, insidieusement, occupé l’espace de l’extrême gauche, laquelle avait préempté cette thématique…), nous avons abandonné le cœur de cible que nous avions en commun défini en 2009 : l’affirmation d’une construction unitaire affirmant son intention de changer les rapports de forces à gauche, non point seulement pour passer devant le Parti socialiste, mais en défendant une politique pour toute la gauche.
« C’est, du moins le pensons-nous à Gauche unitaire, à partir de ce glissement que se seront cristallisés en notre sein deux orientations. Et, dans la mesure où certains d’entre nous ont manifestement considéré que le problème de la stratégie à déployer pouvait être réglé à coups d’insultes, d’invectives, d’oukases, de coups de force et autres chantages, nous avons fini par donner de nous une image groupusculaire.
« À présent, nous avons pris le mur au moment où le pays entrait dans la zone des tempêtes. Sur la toile de fond d’une globalisation capitaliste dont les effets s’avèrent dévastateurs sur les consciences et qui se sera traduite par une succession de défaites du monde du travail comme de reculs idéologiques des forces progressistes, voici la France confrontée à une crise politique majeure. Le Front national en est le principal bénéficiaire, il vient de franchir un pas décisif dans sa marche au pouvoir, et il a marqué des points décisifs dans la bataille qu’il livre au mouvement ouvrier pour lui disputer l’hégémonie sur le salariat et les classes populaires. Le risque se dessine d’un nouveau 21 Avril. En pire, du fait du poids désormais acquis par l’extrême droite, et du fait de la défaite que vient d’enregistrer la gauche dans toutes ses composantes. Car cette défaite peut, à la chaleur de son élimination du second tour de la présidentielle, la précipiter dans une marginalisation politique et électorale durable.
« Il n’est possible au Front de gauche de relever un pareil défi qu’en avançant une perspective de reconstruction, qu’il porte en direction de toute la gauche. Rien ne serait pire que de ne pas nous situer à cette échelle. C’est la raison pour laquelle je ne peux être d’accord avec Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il écrit sur son blog : ””Rien ne peut plus barrer la route de Madame Le Pen.”” Si je partage, avec Jean-Luc, l’appréciation de la gravité du moment politique, je ne peux souscrire à une formule ne pouvant qu’accroître un découragement déjà considérable dans la société.
« Nous pouvons, au service de notre redéploiement, nous saisir d’un atout. Un seul atout ! Une large majorité de la gauche en vient présentement à se détacher de la politique de François Hollande. Le phénomène va bien au-delà d’Europe écologie, qui est sortie du gouvernement, ou des gauches estampillées au sein du Parti socialiste. Il se manifeste jusqu’au cœur dudit PS, de ses militants, de ses élus, de ses dirigeants, de son appareil…
CRISTALLISER CETTE AUTRE MAJORITÉ DE GAUCHE EN SUSPENSION
« La seule réponse à la hauteur consiste à porter une offre de rassemblement, autour d’une formule qui en résume l’enjeu, afin de cristalliser cette majorité en suspension. En ce qui nous concerne, vous le savez, nous avons résumé cette démarche en désignant l’objectif d’une « nouvelle majorité rose-vert-rouge » qu’un pacte anti-austérité viendrait à rendre possible, et à travers la proposition d’assises de la gauche pour un changement de cap.
« Les réponses qui nous ont été apportées montrent que les désaccords restent profonds entre nous. On ne peut se contenter d’être dans la posture, en tendant formellement la main aux écologistes et à la gauche du PS, en oubliant que les ruptures avec l’austérité gouvernementale sont loin de se limiter à ces secteurs et, surtout, en ne faisant rien pour aboutir à une convergence qui changerait radicalement la donne. De même, c’est une faute que d’agiter, tel un slogan désincarné, l’objectif d’une nouvelle majorité en en renvoyant la concrétisation à l’irruption d’un mouvement social qui rebattrait les cartes politiques (ce qu’ont fait certains animateurs d’Ensemble dans une récente tribune de ”Politis”), car ce scénario a toute chance de ne jamais voir le jour, eu égard aux difficultés considérables rencontrées par le mouvement social.
« Évidemment, cette discussion nous renvoie à la question-clé, qui détermine toutes les autres : l’unité à gauche. Comme nous le disons dans le courrier que nous vous avons adressé, l’indépendance envers le gouvernement ne saurait ni conduire à l’ignorance du reste de la gauche, ni justifier la résignation devant ses divisions. Si c’est le problème de la survie de la gauche qui se trouve bel et bien posé dans ce pays, il s’avérerait tout simplement irresponsable de ne pas chercher à la rassembler dans ses forces vives, dans sa très large majorité, contre la politique sociale-libérale mise en œuvre au sommet de l’État et sur un programme de salut public (l’unité est, en effet, toujours indissociable du contenu sur lequel elle se constitue). Toute l’histoire atteste que c’est ce problème de l’unité qui conditionne la remise en mouvement de notre camp social et politique.
« Je terminerai en disant que, dans le contexte menaçant que nous vivons, les subterfuges et les rideaux de fumée cherchant à éviter les réorientations fondamentales deviennent des fautes aux conséquences le plus souvent irréversibles. Il n’est pas possible de résumer notre plan de vol pour le futur à la relance de notre vie interne, ou encore à l’ouverture du Front de gauche aux adhésions directes. On peut évidemment débattre de ces points, mais le centre de notre réflexion doit être la politique. Et tout le reste doit en découler.
« Ou nous nous engageons collectivement dans un mouvement de réarmement stratégique, nous repensons notre relation au pays – tel qu’il est, et non tel qu’on le rêve –, nous nous replaçons au cœur de la gauche pour y porter une politique pour toute la gauche… Ou nous allons voir se poursuivre notre dégringolade, et l’ampleur de l’échec subi le 25 mai est un signal d’alarme. Tel est l’enjeu… »