Ils n’ont (toujours) pas tué Jaurès
Qui oserait encore, de nos jours, le contester ? La mémoire et l’histoire recouvrent toujours des enjeux politiques et idéologiques de première importance. Tout autant que celle de la Première Guerre mondiale, la commémoration du centième anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, à quelques jours de l’entrée de la France dans la conflagration qui allait durer quatre longues années, en aura administré une nouvelle démonstration. Chacun y sera allé de sa lecture de l’héritage de cette puissante figure du mouvement ouvrier hexagonal, fondateur au demeurant de ”l’Humanité”, quotidien dont le prestige jusqu’à nos jours doit beaucoup à ses articles sur la situation nationale et internationale entre 1904 et 1914.
En un moment où la gauche française traverse une crise qui menace de la faire entrer dans l’une de ces débâcles l’ayant plus d’une fois laissée exsangue dans son histoire, les retours sur son apport auront bien souvent ressemblé à de la malversation pure et simple. D’un François Hollande qui, muet en ce jour anniversaire, avait précédemment tenté à Carmaux d’en faire l’inspirateur de sa propre gestion au service exclusif des actionnaires (cette ”« bonne finance »”, comme aime à les désigner Monsieur Sapin), à un Manuel Valls qui l’aura carrément enrôlé dans la squelettique cohorte des zélateurs d’un « pacte de responsabilité » pourtant promis à un désastre économique et social… D’un Henri Guaino, ex-plume de Monsieur Sarkozy, aux dirigeants du Front national, lesquels ont pour point commun de chercher à enraciner leurs projets réactionnaires en disputant au mouvement ouvrier ses principaux thèmes et références… Sans même parler de ceux qui, s’inscrivant dans la tradition anti-républicaine des débuts du siècle passé, se seront employés à le décrire en rêveur enfermé dans ”« son culte naïf des Lumières »” (l’historien Jean Sévilla, dans ”Le Figaro-Magazine”), voire en personnage auquel seul son meurtrier serait parvenu à ”« donner un sens à sa vie »” (l’immanquable Éric Zemmour, toujours dans ”Le Figaro”)…
Je comprends, de ce point de vue, les sifflets et lazzis ayant accueilli le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, à son arrivée devant le café Le Croissant, le 31 juillet : ils auront été l’expression de la colère légitime qui s’empare d’une très large partie de la gauche devant une action gouvernementale tournant le dos aux principes les plus élémentaires que recouvre le socialisme, ceux précisément au nom desquels le grand tribun donna sa vie. Mais je ne les approuve pas. Car nous avons mieux à faire qu’à nous livrer au choc stérile de deux gauches s’invectivant sans qu’il en ressortît la moindre idée directrice, le moindre repère utile pour l’avenir. Les reconstructions et refondations de demain nécessitant de renouer le lien aujourd’hui rompu avec les expériences et réflexions qui conférèrent longtemps sa dynamique au camp du progrès, c’est sur ce terrain qu’il convient, d’abord et avant tout, de se situer.
Je m’y attelle, pour ma part, dans cette note écrite en profitant du répit que me laisse ce début de mois d’août. Tel avait également été le sens de ma présence, avec une délégation de responsables et d’élus de la Gauche unitaire, ce 31 juillet 2014, pour déposer une gerbe devant le célèbre café qui vit un nationaliste illuminé et probablement manipulé, l’abattre sauvagement.
En apportant ma modeste pierre à un indispensable hommage, il ne s’agit certainement pas de manifester une quelconque nostalgie d’une époque où l’espérance du socialisme inspirait l’action de millions d’hommes et de femmes dans toute l’Europe, en dépit de toutes les défaites essuyées… Ni de célébrer un temps où, à l’abri des ”« cheminées d’usine »” (pour reprendre l’image du numéro un socialiste) toute une classe se sentait fière parce que s’estimant porteuse d’un nouveau destin pour l’humanité… Mon objectif est, simplement, d’affirmer que les six dimensions fondamentales du legs jaurésien, celles que je vais tenter de mettre en lumière ci-dessous, sont non seulement toujours aussi actuelles mais qu’elles figureront nécessairement au cœur de la refondation à laquelle il nous incombe désormais de travailler.
SIX DIMENSIONS POUR UN HÉRITAGE
La première dimension renvoie à l’engagement de Jean Jaurès aux côtés de celles et ceux dont il avait découvert à quel point ils subissaient la violence du despotisme capitaliste. Pour lui, le responsable politique ne pouvait se réduire au notable s’exerçant aux délices des joutes parlementaires, et l’intellectuel de haut vol qu’il était ne s’imaginait pas retiré du mouvement réel de la société. Natif de la région de Castres et issu de la bonne bourgeoisie provinciale, il était entré en politique alors que la III° République se trouvait en butte aux attaques permanentes des forces conservatrices et cléricales. Profondément imprégné de l’idéal jacobin, il s’était donc naturellement rangé dans le parti républicain dont il devint député en 1885. Au contact de la lutte des traminots de Toulouse, des mineurs de Carmaux ou des verriers d’Albi, il s’était cependant vite rapproché des socialistes. Il devait en découler l’inébranlable conviction, qui devait finalement l’opposer avec virulence à cette autre figure du républicanisme radical qu’était alors Clemenceau (lequel, devenu ministre de l’Intérieur puis président du Conseil, finit par se faire une spécialité de la répression des grèves ouvrières), que l’on ne pouvait ignorer la lutte des classes, si du moins l’on entendait demeurer fidèle à l’idéal de justice : ”« À la racine même, il y a une constatation de fait, c’est que le système capitaliste, le système de la propriété privée des moyens de production, divise les hommes en deux catégories, divise les intérêts en deux vastes groupes nécessairement et violemment opposés. Il y a, d’un côté, ceux qui détiennent les moyens de production et qui peuvent ainsi faire la loi aux autres, mais il y a de l’autre côté ceux qui n’ayant, ne possédant que leur force-travail et ne pouvant l’utiliser que par les moyens de production détenus précisément par la classe capitaliste, sont à la discrétion de cette classe capitaliste. »”
De là devait se précipiter l’évolution qui le fit passer du républicain qu’il était seulement à l’origine au socialiste engagé dans la gigantesque bataille de la rupture avec l’ordre dominant, de la révolution sociale : ”« Il faut donc que les intérêts en présence prennent conscience d’eux-mêmes, comme étant, si je puis dire, déjà deux sociétés opposées, en lutte, l’une, la société d’aujourd’hui, inscrite dans le titre de la propriété bourgeoise, l’autre, la société de demain, inscrite dans le cerveau des prolétaires. »” Cela dit, chez Jaurès, la flèche directrice du socialisme ne se réduisit jamais à la réitération, ou à l’actualisation, des quelques principes énoncés par Marx, Engels ou d’autres penseurs de la libération du genre humain.
Dès 1895 et jusqu’au bout de son existence, c’est la troisième dimension de l’héritage, Jaurès entreprit de réfléchir à ce que pourrait être ”« l’organisation socialiste »”. Sans chercher le moins du monde, à la manière d’un Fourier ou d’un Cabet, d’un Georges Renard ou d’un Lucien Deslinières, à imaginer l’architecture d’un futur idéal, il n’en aboutit pas moins à ouvrir des perspectives qui rejoignent, quelque part, nombre des aspirations d’aujourd’hui à la libre administration, au contrôle des décisions, voire à cette autogestion que l’on célébra si fortement au lendemain de Mai 68. Ainsi, lorsque se prononçant pour la socialisation des moyens de production, il récusa tout processus desséchant d’étatisation (”« Ce n’est pas en devenant patron que l’État réalisera le socialisme ; mais en préparant l’abolition complète du patronat, aussi bien du patronat de l’État que du patronat des particuliers »”), pour suggérer, entre autres, que l’on divisât l’industrie en secteurs distincts, chacun étant dirigé par son conseil spécial élu au suffrage universel des membres du groupe.
De l’ensemble de son parcours, et à l’encontre du dogmatisme ravageant alors le mouvement socialiste à peine émergent, Jaurès retira la certitude que la marche à la transformation de la société ne pouvait ni ignorer la manière dont la conscience ouvrière se forgeait concrètement un chemin, ni se détourner de combats politiques essentiels même s’ils ne revêtaient pas d’emblée le caractère « pur » d’une lutte pour le pouvoir de la classe ouvrière, ni contourner les cadres d’organisation collective sur lesquels débouche l’action sociale au-delà du parti prolétarien. Attaché à l’idée que le socialisme devait devenir majoritaire au sein du peuple, il ne cessa d’affirmer que le mouvement menant à un nouvel ordre productif et social ne pouvait faire l’économie des innombrables confrontations à travers lesquelles se forge pratiquement le rapport des forces, sans négliger aucun de leurs terrains, aucune de leurs formes. C’est ce qui l’amena, contre nombre de ses camarades enferrés dans une vulgate aussi abstraite que dogmatique, Jules Guesde en tête, à prendre le parti d’un officier juif, Alfred Dreyfus, persécuté par sa hiérarchie. ”« Précisément,” écrivait-il, ”parce qu’il est un parti de révolution, parce qu’il ne respecte pas le droit périmé de la propriété, le Parti socialiste est le parti le ‘’plus activement réformateur’’. Pour lui, chaque conquête est le point de départ de nouvelles revendications et de conquêtes plus hardies. »” Et, tandis que nombre des siens voyaient dans le syndicalisme ou les structures coopératives des concurrents devant s’effacer devant la prééminence du parti ouvrier, d’insister sur le caractère essentiel de ces formes concourant à l’unité du monde du travail : ”« Parallèlement à ce mouvement des forces productives, doit se développer un immense effort d’éducation et d’organisation du prolétariat. C’est dans cet esprit que le Parti socialiste reconnaît l’importance essentielle de la création et du développement des organismes ouvriers de lutte et d’organisation collective (syndicats, coopératives, etc.). »”
Précisément, l’apport de Jaurès est indissociable de cette passion de l’unité qui procédait d’une loyauté de chaque instant envers l’œuvre émancipatrice du combat ouvrier. Elle lui faisait écrire, dès 1898 : ”« Il est clair que le prolétariat ne peut espérer le triomphe qu’en groupant et coordonnant tous ses efforts. »” Sage maxime, qui n’a de nos jours rien perdu de son actualité quoique d’aucuns aient bien trop tendance à la négliger, avec parfois les meilleurs intentions du monde. C’est, évidemment, à propos d’un mouvement socialiste alors éclaté en d’innombrables chapelles rivales qu’il eut l’occasion de révéler l’étendue de ses talents de théoricien et d’organisateur d’un nouvel intellectuel collectif. Plaidant inlassablement pour l’unification des socialistes, laquelle devait finalement intervenir en 1905, il décrivait en ces termes une méthode : ”« Par unité, nous n’entendons pas un sorte de caporalisme étouffant qui supprimerait les questions vivantes. C’est au contraire pour que notre parti, qui doit être sans cesse vie, action, combat, puisse se mêler à tous les événements et se livrer sans péril à toutes les controverses qu’il importe de constituer fortement son unité générale, fondée sur la communauté des principes essentiels. (…) C’est précisément pour que notre parti ne soit pas à la merci d’incidents subits, pour qu’il soit toujours maître de lui-même dans les événements les plus troubles et les crises les plus déconcertantes, qu’il faut se hâter de l’organiser. Il pourra alors, sans peur, aller au fond de tous les problèmes, projeter sa lumière révolutionnaire dans tous les abîmes de corruption et de mensonge, dans les honteux secrets du capitalisme et du militarisme. »”
LA RÉPUBLIQUE, LE SOCIALISME, LA PAIX
Au cœur de ce que l’historien Georges Lefranc devait ultérieurement désigner comme la ”« synthèse jaurésienne »”, il y avait, on le sait, la relation sans cesse soulignée du mouvement ouvrier français avec les promesses, restées inachevées, de la Grande Révolution. Jaurès sut, en particulier, mettre parfaitement à jour cette « exception » qui vit, dans ce pays, tous les engagements de l’organisation prolétarienne émergente procéder de la volonté de défendre la République et de ”« pousser jusqu’au bout »” ses conquêtes et principes fondateurs : ”« Ainsi, depuis cent-vingt ans, la méthode de la révolution ouvrière dont Babeuf a donné l’application première, dont Marx et Blanqui ont donné la formule, et qui consiste à profiter des révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme prolétarien, a été essayée ou proposée bien des fois. Elle a donné certes de grands résultats. C’est par elle qu’en de grandes journées historiques, la classe ouvrière a pris conscience de sa force et de son destin. C’est par elle qu’indirectement encore et obliquement, le prolétariat s’est essayé au pouvoir. C’est par elle que la question de la propriété et du communisme a été constamment à l’ordre du jour de l’Europe selon le conseil du” Manifeste”. »” D’où cette cohérence, exposée dans cet écrit majeur que reste ”L’Histoire socialiste de la Révolution française”, que la République constituait en quelque sorte le creuset de l’édification du socialisme, à travers la réconciliation qu’elle appelait de la démocratie politique avec le besoin d’émancipation sociale.
Dans son non moins célèbre ”Discours à la jeunesse” de 1903, Jaurès devait en retirer une conclusion stratégique dont nous ne saurions, à notre tour, négliger l’importance. Relisons-la avec soin, en une période où il convient de repenser le projet d’un socialisme pleinement démocratique, à la suite des désastres engendrés par la perversion stalinienne de la visée communiste, et confrontés que nous sommes à la faillite du modèle social-démocrate qui a dégénéré en un social-libéralisme sacrifiant tout à la prétendue modernité de la globalisation capitaliste. Il notait : ”« Le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée. »”
C’est, on le néglige généralement, de cette cohérence que je viens à l’instant d’évoquer que vînt la détermination avec laquelle l’homme conduisit l’ultime combat de sa vie : la paix. Telle est, à mon sens, la sixième dimension de l’héritage qu’il nous faut revendiquer de Jaurès. Parce que celui-ci avait, en premier lieu, complètement saisi que la logique de concurrence déchaînée constituant le moteur du développement capitaliste, menace en permanence la civilisation du spectre des guerres les plus barbares (”« Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et le pouvoir” (…) ; ”tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera des guerres armées entre les peuples »”). Parce qu’il avait encore eu la prémonition que le fleuve de sang menaçant de submerger le Vieux Continent annonçait un enchaînement de catastrophes : ”« D’une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feraient bien d’y songer ; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dé sanglant, la certitude d’émancipation progressive des prolétaires. »” Parce que, enfin, sa vision de l’universalité de ses fondements républicains lui faisait considérer que la France possédait, dans le concert des nations, une mission spécifique.
Je partage, à ce propos, avec Vincent Duclert, qui est à l’origine d’une magnifique compilation des grands textes de Jaurès sur la République (”Jaurès, La République”,aux éditions Privat), l’identique appréciation de l’originalité de la conception jaurésienne en la matière : ”« La République de Jaurès s’incarne dans une nation qui n’est pas exclusive puisqu’elle est politique avant d’être nationale. Elle accompagne la marche des peuples européens vers la démocratie, elle combat les guerres de prédation et de conquête, elle prépare la paix future de l’humanité. Jaurès n’ignore pas les difficultés immenses que l’impérialisme, le colonialisme, le capitalisme placent sur le chemin de cet idéal. Mais celui-ci est nécessaire pour démontrer qu’une autre politique est possible, que la paix entre les nations dépendra de la force morale des hommes d’État et que le progrès viendra de la coopération internationale. La République française doit montrer l’exemple, c’est sa grandeur et son sens historique selon Jaurès. (…) La République pour Jaurès est une garantie de liberté des peuples et l’honneur de la conscience nationale capable de se dresser debout ‘’sous une rafale de mensonges et un vent de panique’’. »”
« L’ÉVOLUTIONNISME RÉVOLUTIONNAIRE » ET SES LIMITES
Je ne voudrais toutefois pas m’aveugler moi-même sur la limite d’une pensée par ailleurs magnifique. Mais il n’est pas d’œuvre que l’on ne doive, surtout à la chaleur de l’expérience accumulée au fil du temps, chercher systématiquement à appréhender dans ses contradictions. L’heure est, en effet, moins que jamais aux lectures totalisantes et aux approches apologétiques.
Dès lors qu’il considérait, à juste titre, que la démocratie politique se définissait par le suffrage universel, et sans doute quelque part prisonnier de cet ”« évolutionnisme révolutionnaire »” dont il se réclamait, Jaurès en vint à considérer la forme républicaine des institutions comme un cadre neutre, qu’il suffirait d’investir pour en changer la nature. Dans ”L’Armée nouvelle”, son dernier grand ouvrage théorique, il en arriva ce faisant à écrire : ”« L’État n’exprime pas une classe. Il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces. À mesure que les deux classes s’opposent l’une à l’autre sur un front plus étendu et par des organisations plus vastes, elles apprennent, quelles que que puissent être les violences réciproques et les injures, à s’estimer plus haut l’une l’autre. »” De cette incontestable sous-estimation des rapports de classe dont l’État assure la pérennité, il devait dériver, bien des années plus tard, la distinction, établie par un Léon Blum, entre ”« conquête »” et ”« exercice »” du pouvoir. En foi de quoi, nul ne l’ignore plus, la social-démocratie française légitima, un siècle durant, sa prétention à gouverner la République sans se préoccuper de transformer les rapports sociaux. Nombre des déboires et échecs ultérieurs de notre camp trouvent ici leur origine.
Faut-il, pour autant, ramener Jaurès à un pâle notable « réformiste », promis lui aussi à trahir les travailleurs un jour ou l’autre, si son assassin n’en avait décidé autrement ? À l’extrême gauche, d’aucuns le croient toujours, assurément, en dépit du si riche apport que le mouvement ouvrier révolutionnaire lui reconnut d’emblée. Léon Trotsky en traçait, pour sa part, un portrait bien différent, tout en nuances, après sa mort. Grand connaisseur de la vie politique et intellectuelle française, ayant eu l’occasion d’apprécier l’action du ”« formidable taureau »” (ainsi que l’avait un jour désigné Maurice Barrès, l’un de ses plus farouches adversaires), l’hommage du dirigeant de l’Octobre russe vaut d’être relu à un siècle de distance : ”« Jaurès entra dans l’arène à l’époque la plus sombre de la III° République qui n’avait alors qu’une quinzaine d’années d’existence et qui, dépourvue de traditions solides, avait contre elle des ennemis puissants. Lutter pour la République, pour sa conservation, pour son ’’épuration’’, ce fut là l’idée fondamentale de Jaurès, celle qui inspira toute son action. Il cherchait pour la République une base sociale plus large, il voulait mener la République au peuple pour organiser par elle ce dernier et faire en fin de compte de l’État républicain l’instrument de l’économie socialiste. Le socialisme pour Jaurès démocrate était le seul moyen sûr de consolider la République et le seul moyen possible de la parachever. Il ne concevait pas la contradiction entre la politique bourgeoise et le socialisme, contradiction qui reflète la rupture historique entre le prolétariat et la bourgeoisie démocratique. Dans son aspiration infatigable à la synthèse idéaliste, Jaurès était, à sa première époque, un démocrate prêt à adopter le socialisme ; à sa dernière époque, un socialiste qui se sentait responsable de toute la démocratie. »”
Les attaques vipérines autant que les tentatives de récupération et d’édulcoration auxquelles nous aurons assisté à l’occasion de ce centenaire témoignent, chacune à sa manière, d’une convergente volonté d’effacer une pensée et un engagement de la conscience collective. De tuer définitivement Jaurès, pour le dire autrement. Elles ne seront parvenues qu’à souligner la portée subversive conservée d’une œuvre…