Ce que dit la loi du Macro(n)-libéralisme

On a beaucoup parlé, et écrit, à propos de la loi Macron, officiellement censée doper la ”« croissance et l’activité »”. Dénoncé l’aspect « fourre-tout » de sa grosse centaine d’articles. Et relevé qu’il n’y avait aucune chance que cette kyrielle de mesures désarticulées puissent réellement, y compris dans la logique des plus libérales marquant désormais de son empreinte l’action des gouvernants, favoriser l’investissement et distribuer un peu de pouvoir d’achat à des salariés pris pour cibles exclusives d’une austérité que le présent quinquennat n’a cessé d’aggraver. ”Exit”, par conséquent, la rhétorique du Premier ministre et du jeune prodige désormais locataire de Bercy, selon laquelle ce nouveau projet législatif serait le symbole d’une gauche sortant enfin de ses « archaïsmes »…

Il a, cependant, été trop peu souligné, jusque que parmi celles et ceux qui se refusent à passer par-dessus bord les principes les plus fondamentaux du combat en faveur du progrès social, la cohérence globale d’un texte qui se veut, de toute évidence, le marqueur de la seconde partie du quinquennat. L’extension du travail dominical et nocturne n’est, de ce point de vue, que l’arête la plus acérée d’un projet de société qui verrait le monde du travail définitivement considéré comme la variable d’ajustement de politiques conçues pour répondre à la cupidité d’un capital ayant, au cours des dernières décennies, marqué suffisamment de points pour considérer qu’il peut laisser libre cours à sa soif de rendement financier à court terme. Ce n’est donc pas par hasard que l’on argue moins, à propos de ce projet, de l’efficacité que l’on pourrait en attendre, que de la « modernité » d’une vision entendant adapter la France aux normes qui régissent déjà une large partie du globe. Celles, pour parler crûment, d’une mondialisation aussi débridée que sauvage…

Dans sa retentissante tribune du ”Monde”, Martine Aubry a parlé, à propos de la nouvelle attaque organisée contre le code du travail, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un ”« sujet qui touche à l’organisation du temps dans la société, à la façon dont nous voulons vivre ensemble” ». En d’autres termes, elle a désigné un authentique recul de civilisation. D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever le glissement sémantique consistant à évoquer l’extension du ”« travail le dimanche »” pour parler d’une législation censée ne concerner que le domaine des commerces non alimentaires.

ADAPTER LA FRANCE AUX NORMES D’UNE MONDIALISATION SAUVAGE

Le sens général de cette prétendue réforme s’éclaire à la simple lecture d’autres articles proposés par Monsieur Macron. Tel celui qui prévoit que le délit patronal d’entrave à l’exercice du droit syndical ne sera plus passible, comme il l’est aujourd’hui, d’une peine d’emprisonnement, mais d’une simple sanction financière. Tel, encore, celui qui entend faire passer certaines procédures de la justice prud’homale sous la tutelle de magistrats professionnels, forcément moins enclins à saisir l’atteinte aux droits d’un salarié que des conseillers issus des entreprises et du syndicalisme, désignés au surplus par le vote du monde du travail. Tel, également, celui qui entend diminuer les prérogatives de l’inspection du travail, en l’écartant de certaines procédures concernant des manquements des employeurs à leurs obligations légales, dont la gestion serait maintenant confiée aux directions régionales des entreprises, de la concurrence et de la consommation.

Si l’on ajoute, à ces dispositions socialement emblématiques, l’ouverture du secteur des transports interurbains aux sociétés d’autocars, ce qui va soumettre le rail et son service public à une concurrence redoutable, au prix de l’augmentation substantielle d’une pollution que l’on dit pourtant, dans des enceintes internationales telle que la conférence de Lima, vouloir combattre énergiquement… Si l’on prend en compte les cessions envisagées de la majorité des parts de l’État au capital des aéroports de Nice ou Lyon, venant après le bradage à un consortium sino-canadien de celui de Toulouse, qui vont poursuivre ce que la droite avait engagé avec la privatisation des autoroutes, à savoir l’abandon d’infrastructures publiques de première importance pour la collectivité nationale… Si l’on saisit le sens profond de la déréglementation de certaines professions juridiques ou parajuridiques – qui sera loin de concerner les seuls notaires, puisque l’on verra par exemple se créer un statut d’avocat d’entreprise –, dans le cadre d’un processus qui, aux Pays-Bas, entraîna une forte hausse des tarifs dans les secteurs concernés et l’engraissement simultané de nouveaux venus attirés par la lucrativité de nouveaux marchés…

Si l’on veut bien noter, par ailleurs, que les annonces relatives à l’actionnariat salarié ou à l’épargne salariale demeurent dans un flou si complet que l’on sait d’avance qu’elles n’auront aucune portée sur le pouvoir d’achat… Et si l’on intègre, de même, que la loi Macron prépare le terrain à une loi Rebsamen qui, à la suite d’une concertation en trompe-l’œil semblable à celle ayant précédé l’Accord national interprofessionnel en son temps, obtempérera aux aboiements du Medef concernant les seuils sociaux… Nul ne pourra faire autrement que d’en conclure, honnêtement, que c’est bien à une vision globale de l’avenir que nous sommes confrontés. Une vision qui se trouve marquée par le « moins-disant » social et la déréglementation à tout crin de l’économie !

L’ABOUTISSEMENT DE LA DÉRIVE SOCIALE-LIBÉRALE

Cela doit, à gauche, amener quelques conclusions d’importance. Nous voici, en effet, passés d’un social-libéralisme qui, hier, s’affirmait contraint d’accompagner le remodelage des sociétés sous l’emprise d’une globalisation marchande et financière sans bornes, tout en prétendant en contenir les retombées sociales les plus dévastatrices, à un libéralisme aux préoccupations sociales de façade, qui se fait l’artisan déterminé d’un grand bond en arrière, en vertu de l’argument selon lequel il n’y aurait désormais plus de place pour une orientation redistributive.

Hier encore, la social-démocratie européenne se retrouvait derrière le chancelier Helmut Schmidt pour considérer que ”« les profits d’aujourd’hui sont les investissement de demain et les emplois d’après-demain »”. Les François Hollande, Manuel Valls, Emmanuel Macron, comme leurs homologues continentaux Matteo Renzi ou Sigmar Gabriel, sans parler d’Ed Milliband, ne songent même plus à faire valoir ce « théorème » à leurs opinions. Il se contentent de leur expliquer que, s’il n’y a pas de résultats à en attendre sur le court terme, leurs politiques n’en préparent pas moins le moment béni où l’économie européenne entrera de nouveau dans un cercle vertueux de « croissance ». Pour le dire avec d’autres mots, les idées de régulation et d’encadrement de la loi de la jungle capitaliste par l’action publique n’identifient plus les héritiers de la Deuxième Internationale.

Ce qui, du même coup, déplace la fracture au sein du camp progressiste. Très longtemps, elle mit aux prises les révolutionnaires, adeptes d’une rupture radicale avec l’ordre dominant, aux tenants de l’action transformatrice graduelle au moyen d’importantes réformes de structures. À la faveur des « Trente Glorieuses », ces derniers trouvèrent d’ailleurs dans l’essor de « l’État providence » l’instrument de leur enracinement dans les formations sociales d’une large partie du Vieux Continent. Avec la globalisation financière, les lignes bougèrent notablement, opposant ceux qui prétendaient accompagner la mutation du système, dans l’espoir de pouvoir cependant négocier les termes d’un nouveau compromis social avec le capital, à ceux qui n’entendaient pas renoncer à porter la perspective d’un autre modèle de société. Elle sépare dorénavant un clan pressé de rompre toutes les amarres avec le mouvement ouvrier et son histoire, de toutes celles et tous ceux qui, par-delà leurs traditions d’origine et les différences d’approche stratégique qui les caractérisent, continuent de vouloir répondre aux attentes d’un peuple qui fait au quotidien les frais de la déréglementation et de la destruction des protections collectives, lesquelles sont la marque même de l’entrée du capitalisme dans un nouvel âge de son développement.

Que l’on mesure bien le chemin parcouru. L’histoire du socialisme français a affiché, sur plus d’un siècle, une exceptionnalité liée à l’héritage perdurant de la Grande Révolution. En 1919, quoiqu’il croisât le fer avec la majorité de la SFIO d’alors, laquelle allait quelques mois plus tard rompre avec la social-démocratie pour adhérer à l’Internationale communiste, un Léon Blum pouvait écrire : ”« Ainsi, par une révolution semblable à celle qu’ont accomplie nos pères, nous installerons la raison et la justice là où règnent aujourd’hui le privilège et le hasard. Dans la République du Travail, point de distinctions sociales, mais seulement des répartitions professionnelles. Ces répartitions auront pour fondement unique l’aptitude personnelle, propre à chaque individu, naissant et s’éteignant avec lui »” (« Pour être socialiste », in ”L’œuvre de Léon Blum”, Tome 3, Albin Michel 1972). Bien plus près de nous, alors le gouvernement de la Gauche plurielle se mettait à privatiser davantage que tous ses prédécesseurs de droite réunis, franchissant donc un seuil qualitatif dans la social-libéralisation de sa famille politique, Lionel Jospin n’hésitait pas à faire encore claquer cette profession de foi : ”« Oui à l’économie de marché, mais non à la société de marché. »” À la même époque, un Laurent Fabius pouvait également oser signer la préface d’un ouvrage consacré au « droit au travail », et fustiger ”« les princes qui nous gouvernent »” et leur promptitude à se réfugier derrière ”« des amulettes et des incantations en guise de réforme »”, un choix ”« inacceptable et inefficace »”, ajoutait-il : ”« Et si les sans emploi qui sont aussi des sans espoir restent encore trop nombreux ? Flexibilisons, démantelons la législation du travail ! Tant pis pour ‘’l’ascenseur social’’ et la relative aisance que procurait naguère un emploi. Pour compléter le rideau de fumée, décrétons que l’immigration serait à l’origine du chômage. L’argument n’est pas seulement sinistre. Il est détestable. La démocratie n’y a pas résisté à Weimar »” (in Gérard Delfau, ”Droit au travail”, Desclée de Brouwer 1997). On pourrait, sans en modifier une virgule, appliquer la philippique aux décisions des actuels princes installés à l’Élysée, à Matignon ou à Bercy. Lesquels parlent désormais la même langue que n’importe lequel de leurs homologues européens, fussent-ils des néolibéraux revendiqués, et que les principales figures de la droite conservatrice allemande…

LE PARTI SOCIALISTE AU CŒUR D’UN AFFRONTEMENT…

Cette nouvelle ligne de partage ressort parfaitement de l’affrontement qu’ont commencé à se livrer, au sein du Parti socialiste, un Manuel Valls et des « frondeurs » dont la critique de la politique gouvernementale vient d’être confortée par Martine Aubry. Le premier ne jure plus officiellement que par le ”« business »” qu’il tint à saluer avec ostentation devant les vautours de la City, il habille son néolibéralisme autoritaire de l’ambition affichée de sortir la gauche de son « passéisme », il ne fait pas mystère de sa volonté de se débarrasser définitivement de toute référence – fût-elle formelle – au socialisme, afin de pouvoir porter sur les fonts baptismaux une nouvelle formation qui ne serait plus que ”« réformiste »”, ”« pragmatique »” ou ”« républicaine »”, traduisant ainsi sa disponibilité à l’alliance avec la fraction de la droite qui se refuse à courir derrière son aile extrémiste. Les autres commencent à se fixer pour objectif une nouvelle social-démocratie qui en viendrait à retrouver ses visées redistributives originelles.

On le perçoit sans peine à travers la contribution de la maire de Lille aux « États-généraux » du Parti socialiste : ”« Depuis les années 1980-90, certains en Europe, même à gauche, ont cru devoir choisir entre la préservation du modèle social, complice selon ses détracteurs du chômage de masse, et un projet très imparfait, mais capable à court terme, disaient-ils, de quelques résultats optiques. Or, il est temps d’ouvrir les yeux sur une réalité nouvelle : ce projet n’existe plus, il a été balayé par la crise. Le capitalisme financier, très largement dérégulé, est devenu un système instable, qui engendre des crises régulières et dévastatrices, dont les inégalités deviennent d’authentiques freins au développement partout sur la planète. Il serait assez curieux, avec la crise sous les yeux, de s’amouracher à contretemps d’illusions qui démoralisent notre pays. Les tentatives de Tony Blair et de Gerhard Schröder sont derrière nous. La mise en concurrence des salariés et des modèles sociaux de par le monde, le postulat de l’impossibilité d’une ambition sociale, l’abdication sur le front du plein emploi font pour certains un choix de société. Ce n’est pas notre projet. Notre idéal n’est ni le libéralisme économique, ni le social-libéralisme. »” Et d’en appeler à ”« un nouveau moment social-démocrate »”, qui renouerait avec la régulation publique, retrouverait le chemin des syndicats de salariés, aurait l’égalité réelle pour boussole, réhabiliterait les services publics, renouvellerait le lien social, appellerait de nouvelles institutions…

Il n’est pas sans signification que, tout récemment, dans une tribune du ”Monde”, Michel Rocard ait tenu à faire entendre sa propre musique dans ce concert désaccordé. Lui, l’homme de la « Deuxième gauche », qui en son temps plaidait pour l’adaptation aux nouvelles réalités engendrées par la déferlante libérale, rejoint au moins Martine Aubry dans le refus de voir définitivement trancher le lien reliant son parti aux innombrables batailles pour l’émancipation humaine. Répondant à ceux qui, à l’instar de Monsieur Valls, veulent au plus vite effacer les dernières traces d’une histoire qui porte toujours le poids du sang versé et des souffrances éprouvées par des millions d’hommes et de femmes pour conquérir des droits, il écrit : ”« C’est dans cette situation que certains, y compris dans nos rangs, et faute d’avoir vu le PS de France porteur de solutions, veulent déclarer sa désuétude et programmer sa disparition. Ce serait pire qu’une folie, une faute et sans doute un geste suicidaire pour la France. (…) Certes, la liberté fut si menacée au XX° siècle qu’il ne faut transiger en rien sur sa priorité. Mais l’histoire a fait que le nom de la social-démocratie porte toujours la trace et l’honneur de ces combats. Et ce qui est menacé aujourd’hui est l’intérêt général. Il faut assurer leur compatibilité. Le nom du socialisme, s’il n’a plus guère de contenu concret, dit au moins cela, et ne dit même que cela. »”

Chacun peut le constater au fil des jours, le choc entre ces deux approches ne cesse de gagner en intensité et… en violence. C’est que, non seulement l’orientation conduite au plus haut niveau de l’État entraîne le PS à une Bérézina sans équivalent depuis la fin des années 1950, l’élection législative partielle de l’Aube vient encore d’en laisser présager l’ampleur, mais nulle part en Europe elle n’a permis aux partis suivant le même cours de retrouver une assise politique et sociale stable.

Si, pour ne prendre que cet exemple, le Parti démocratique de Matteo Renzi a pu, un court moment, apparaître comme une exception prometteuse et remporter les dernières élections européennes dans la Péninsule, c’est surtout parce qu’il bénéficia de la désagrégation du berlusconisme. Il s’est néanmoins rapidement vu rattraper par la réalité, contesté qu’il se trouve par un syndicalisme qui lui servait jusqu’alors de relais auprès de la société italienne, contraint de ce fait d’affronter une grève générale convoquée en réaction à la réforme libérale du marché du travail, en butte à la fronde d’une notable partie de sa base et de ses cadres, secoué par une vertigineuse chute de popularité. De même, s’il est de bon ton, dans notre Hexagone, de chanter les louanges du modèle allemand, c’est par ignorance (ou par dissimulation…) de la facture acquittée par le SPD pour la mise en œuvre des lois Hartz qui, sous l’égide de Monsieur Schröder, déréglementèrent totalement le droit du travail outre-Rhin. Avec pour conséquences une économie lourdement fragilisée, la multiplication des travailleurs pauvres et une chancelière réactionnaire à tel point bénéficiaire de ce contexte qu’elle apparaît pour l’heure indéboulonnable.

… QUI CONCERNE LA GAUCHE DANS SON ENSEMBLE

L’issue de cette confrontation déterminera, naturellement, le devenir de la force dominante de la gauche française depuis la fin des années 1970. Elle n’en concerne pas moins la gauche dans toutes ses réalités. D’abord, parce que le délitement d’un PS durement sanctionné par ses électeurs, qui se sentent à juste titre trahis, comme par des classes populaires dont la détresse s’accroît sous les coups d’un exécutif anticipant le moindre des désidératas du Medef, entraîne celui des autres composantes de la gauche sans exception, aucune d’elles n’étant en mesure d’incarner une relève crédible dans les difficiles circonstances présentes. Ensuite, dans la mesure où la mise en échec de la fuite en avant libérale du hollando-vallsisme par les militants socialistes serait de nature à jeter les bases d’un changement de cap propre à rendre espoir à notre camp.

Raison de plus pour que la gauche de transformation, avec sa principale expression qu’est le Front de gauche, ne se retranche pas sur son Aventin. Qu’il existe de substantielles différences entre son propre projet, tel que le dessinait ”L’Humain d’abord” à l’occasion de la dernière présidentielle, et celui de ”« nouvelle social-démocratie »”, chère à la maire de Lille, ne saurait justifier l’ignorance des enjeux primordiaux du débat entre socialistes, ni une posture méprisante que motiverait la difficulté des « frondeurs » à aller plus loin qu’une abstention répétée, au Palais-Bourbon, devant les textes gouvernementaux. C’est en avançant que les échanges se clarifieront et c’est à la chaleur d’expériences réalisées en commun que les lignes bougeront entre les positions en présence.

Je l’ai déjà écrit ici à plus d’une reprise, c’est en acteur d’une indispensable redistribution des cartes qu’il importe de se comporter envers celles et ceux, sans exclusives, qui cherchent à sauver la gauche du désastre historique dont la menace le pouvoir en place. De nouvelles convergences ne s’opéreront pas sans une intervention forte destinée à dégager les points forts d’une autre politique, transformer les rapports de force face au clan gouvernant, donner du crédit à l’idée qu’une nouvelle majorité est possible ici et maintenant, donner à cette perspective une dynamique irrépressible. L’ouverture d’un espace collectif d’échanges et de réflexions n’en devient, de jour en jour, que plus indispensable.

Christian_Picquet

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