La crise d’identité française… au miroir de la réforme territoriale

À travers la stratégie médiatique pour laquelle ont manifestement opté les communicants de l’Élysée, on sait à présent quels seront les « éléments de langage » du premier personnage de l’exécutif en cette nouvelle année. François Hollande les a répétés lors de sa longue émission radiophonique de ce 5 janvier. Le discours officiel peut se résumer en trois points : « Je ne changerai pas d’un iota une politique dont j’admets pourtant qu’elle se trouve aujourd’hui en échec ; au contraire, je compte accélérer la libéralisation de l’économie française, au nom du « coup de jeune » qu’il convient de donner à notre société, et c’est en vertu de cela que j’entends faire passer à tout prix le projet de loi Macron ; en dépit de quoi, les Français doivent avoir confiance dans le potentiel qu’ils représentent… »

Ce propos en boucle sur la France prouve au moins qu’au sommet de l’État, on est parfaitement instruit de la formidable crise d’identité que nous traversons. Crise dont il conviendrait pourtant de tirer toutes les leçons : n’est-elle pas avant tout provoquée par des élites politiques et économiques ayant renoncé à porter la moindre vision de long terme sur l’avenir et la place du pays au cœur des tempêtes déclenchées par la mondialisation libérale, dont la volonté n’apparaît plus aux citoyens que déterminée par une soumission de tous les instants aux logiques dévastatrices d’une financiarisation monstrueuse du capital, d’une course à la rentabilité dorénavant soustraite à toute entrave et d’un libre-échangisme se déployant sans limites ? Et crise qui se traduit surtout, scrutin après scrutin, par l’abstention record des classes travailleuses et populaires, par une défiance sans précédent envers les partis qui se succèdent aux affaires et qui paraissent en proie à une dérive oligarchique que nul ne maîtrise plus, par le discrédit corollaire de la politique et au-delà de l’exercice même de la démocratie, par la montée en puissance d’un parti plongeant ses racines dans la tradition des fascismes européens, bref par un affaissement de la République prenant à présent une dimension des plus menaçantes .

C’est précisément ce moment qu’ont choisi nos gouvernants pour faire adopter, par l’Assemblée nationale, la loi dite « Nouvelle organisation territoriale de la République »… « Notre » : l’intitulé n’est pas anodin, il est probable que dans l’esprit des experts ayant planché sur cette dénomination il se soit agi de signifier à l’opinion que cette énième tentative de révision de l’architecture institutionnelle de l’Hexagone répondait à l’intérêt collectif. À ceci près tout de même que, lorsqu’il en a vanté les vertus, ce 31 décembre, le président de la République aura surtout insisté sur le fait qu’il était parvenu à faire adopter une réforme à ses yeux maîtresse, dans une domaine où tous ses prédécesseurs avaient échoué, et que cela serait source d’économies futures. Il ne fut à aucun moment question d’un progrès de la démocratie…

L’oubli, qui n’en est évidemment pas un, est symptomatique. Surtout lorsqu’il est question d’un texte qui va servir de toile de fond aux scrutins départementaux et régionaux de cette année. Du fait de ses incidences sur le quotidien des populations, la réorganisation en cours ne devrait en effet pas être abordée sous le seul angle de normes comptables visant seulement à réduire des coûts prétendus, de critères purement techniques ou administratifs comme ceux que recouvre la dénonciation récurrente du « mille-feuilles territorial », d’une logique de compétition et de concurrence qui viendrait se substituer à l’action politique. Une action politique dont la finalité est, en théorie du moins, le vivre-ensemble, l’affermissement de la communauté politique et citoyenne définissant la nation française, la recherche en toute circonstance de l’intérêt général. Ou alors, autant admettre que les effets de manche rhétoriques sur notre « destin national » ne sont que l’habillage d’une démarche revenant à confier les clés de la France à Monsieur Gattaz, lui qui explique si bien que ”« la compétitivité est le point central de l’Europe »”. Et consentir, du même coup, sous prétexte de rationalisation de la structuration de nos territoires, à l’édulcoration du lien républicain, qui est à la racine de la crise d’identité française.

Pour revenir sur cette dimension, à mes yeux capitale, du défi que la gauche se doit impérativement de relever, si du moins elle veut échapper à la dislocation qui la menace, je suis allé ressortir de mes cartons l’une de mes interventions, en juin dernier, devant l’Assemblée plénière de la Région Midi-Pyrénées. Elle sert de trame aux lignes qui suivent…

UNE MISE EN CONCURRENCE DES TERRITOIRES…

Quiconque fait preuve d’un minimum d’honnêteté reconnaîtra, dans cette « Nouvelle organisation territoriale de la République » que le gouvernement de Manuel Valls a voulu à toute force faire passer et dont François Hollande fait l’œuvre cardinale de son quinquennat, n’obéit qu’à une unique cohérence, celle de l’austérité dont les collectivités locales se trouvent à leur tour être les victimes désignées. Dans le prolongement de la ”doxa” libérale qui régit désormais les politiques publiques dans toute l’Europe, elle entend réorganiser les territoires en fonction du principe de compétitivité. Ce qui, en pratique, va consacrer l’inégalité entre ceux-ci.

Au nom de l’adaptation de nos structures administratives locales aux standards prétendument dominants sur le continent, la réforme prétend, d’un même mouvement, affirmer de grandes régions et promouvoir une polarisation métropoles-intercommunalités au détriment des communes et des départements. S’inspirant de l’exemple des Länder allemands, et visant à faire émerger de vastes régions concurrentes couplées à d’hyper-métropoles compétitives dans le cadre de l’Union européenne, elle répond ce faisant aux seuls intérêts des grands groupes transnationaux.

Ce n’est pas pour rien que des connaisseurs reconnus de ce dossier compliqué avouent leur scepticisme à propos des bénéfices à attendre de ce véritable big-bang. À l’instar de Roland Hureaux, dans ”Marianne” du 8 août 2014 : ”« Cette affaire ridicule de réforme territoriale est en fait sortie d’un tout petit groupe d’idéologues socialistes fumeux en mal d’idées et germanolâtres, comme le sont beaucoup de nos compatriotes, surtout de gauche, qui, depuis 25 ans, font une campagne insensée pour regrouper les régions et supprimer le département.” (…) ”Tous nos voisins ont en revanche veillé à respecter les solidarités historiques. »” Sur un autre registre, dans une chronique d’”Alternatives économiques” de juillet-août de l’an dernier, Carole Tuchszirer insiste pour sa part sur les fractures sociales et territoriales que la nouvelle législation va inévitablement aggraver : ”« Toute la question est de savoir dans quelle mesure ce nouvel équilibre permettra, demain, de couvrir les besoins économiques et sociaux des territoires situés à l’extérieur des métropoles et loin des centres régionaux. En matière de formation, la concentration des organismes dans les grands centres urbains pose déjà un sérieux problème d’accès à la formation pour les chômeurs résidant ailleurs. Sans une politique d’aménagement du territoire, la réforme proposée court donc le risque de creuser les inégalités sociales déjà alimentées par la crise. »”

Tout cela me ramène directement à la question sur laquelle porte cette note. Avec la perte de substance des institutions communales et départementales, c’est la toile des institutions qui, sur des décennies, a assuré l’identité politique du pays et forgé l’appartenance civique des citoyens, qui se voit littéralement mise en charpie. Au prix de la remise en cause des principes d’indivisibilité de la République (avec les retombées qui en découleront sur l’unité du service public) ou de péréquation qui permettent de contenir les inégalités entre territoires, d’un nouveau et terrible coup porté l’attachement du peuple à l’exigence d’égalité et à des politiques publiques redistributives, et in fine de l’éloignement encore plus grand des populations des lieux de décision.

… FONDÉE SUR L’ESCAMOTAGE DE L’HISTOIRE

Je l’ai plus d’une fois souligné ici, le cadre des États-nations, celui au sein duquel les citoyens peuvent encore exercer leur souveraineté à travers le suffrage universel, se révèle violemment bousculé par la globalisation marchande et financière. D’où l’immense danger de dispositions aboutissant à escamoter l’histoire et la démocratie derrière le souci affiché de rigueur et d’économies de gestion.

Les nations ont, en effet, une histoire. Complexe, tourmentée, contradictoire, certes, mais une histoire… La constitution de la nôtre a procédé de l’action politique d’un État qui lui a conféré son caractère unitaire. La République a parachevé cette œuvre, en définissant des principes fondateurs : ceux d’égalité et de fraternité, encadrant la liberté que les puissants cherchent toujours à dévoyer au service de leurs privilèges ; celui d’intérêt général qui doit transcender les intérêts particuliers et que la puissance publique a charge de garantir ; celui de souveraineté qui fait du peuple le seul maître de tous les choix.

Il est né de cette spécificité française les trois échelons en lesquels chacune et chacun a pu, au fil du temps, se définir politiquement : les communes, les départements et la nation. Le besoin ultérieur de définir de nouveaux espaces disposant d’une taille critique supérieure a entraîné la création des intercommunalités et des Régions, dans le même temps que la décentralisation affichait l’objectif, justifié quelles qu’en aient été les concrétisations, de rapprocher les citoyens des lieux de décision.

Contrairement à une légende savamment entretenue, le plus souvent par ignorance de la réalité de notre histoire, le jacobinisme aux origines de notre construction républicaine n’a jamais été synonyme de centralisation autoritaire et de verticalisme administratif. La Constitution révolutionnaire de 1793 prévoyait par exemple, en ses articles 58 et 59, qu’une loi ne pouvait devenir effective si elle n’était pas ratifiée par la moitié des départements plus un.

LA PROXIMITÉ, PIERRE ANGULAIRE DE NOTRE MODÈLE RÉPUBLICAIN

Cela explique que l’idée de proximité constitue, depuis les origines, la pierre angulaire de notre modèle républicain. Ainsi, l’existence de 36 000 communes est-elle, de nos jours encore, une caractéristique originale qui répond à l’étendue du pays – le plus grand, par sa superficie, de l’Union européenne – et à la diversité des terroirs. Ainsi le tissu d’élus locaux siégeant dans les municipalités et dans les conseils départementaux est-il toujours le vivier d’une démocratie vivante et s’exerçant au plus près des populations.

Jean-Claude Mairal, le président du Centre d’information, de documentation, d’étude et de formation des élus (Cidefe), pose très justement la question de principe que recouvre ce débat, et qui interpelle la gauche dans son ensemble : ”« L’approche territoriale, par la proximité avec les habitants peut nous aider à sortir de cet engrenage mortifère du fatalisme, créer de l’espoir et construire une alternative politique et un rapport de force face aux forces conservatrices et néolibérales. Elle permettra de sortir des logiques mortifères de la centralité étatique de la V° République »” (in ”Peuple citoyen. La démocratie, le défi de notre temps”, chez Arcane 17).

En formulant ce constat, je ne veux naturellement pas nier que l’urbanisation de notre pays autant que son développement imposent des adaptations, non du modèle républicain dans ses fondements, mais de sa déclinaison concrète. Une intercommunalité maîtrisée et, surtout, procédant de la volonté des citoyens eux-mêmes est, à cet égard, de nature à permettre une organisation rationnelle des territoires ruraux et leur accès à des services considérés comme essentiels. Un regroupement maîtrisé d’un certain nombre de départements et de communes, comme de possibles redécoupages de certaines Régions dans un souci de meilleure efficacité peuvent parfaitement s’envisager. Io n’est pas inutile d’en discuter, sans complexes, ni tabous.

Il n’en reste pas moins que c’est toujours d’une main tremblante, pour reprendre l’expression consacrée, que l’on doit toucher au sentiment d’appartenance, fondateur du civisme, et à la proximité qui vient en permanence ressourcer la démocratie. C’est, de même, la plus extrême prudence que l’on devrait observer, à gauche tout du moins, avant de reprendre le catéchisme d’un néolibéralisme appelant à en finir avec l’héritage de la Révolution française. Violenter l’histoire, c’est souvent, sinon toujours, porter atteinte à l’exercice même de la démocratie !

De ce point de vue, à quelles véritables considérations obéit le regroupement des Régions, décidé – remarquons-le – avant toute concertation citoyenne, alors qu’elles sont aussi nombreuses, voire plus nombreuses chez nos voisins : il y a 28 Comtés en Grande-Bretagne, pour une superficie moitié moindre ? A-t-on bien mesuré, lorsque l’on fait des Länder allemands la source principale d’inspiration de nos décideurs, que lesdits Länder possèdent des compétences de gestion qui appartiennent ici à l’État : veut-on, par exemple, créer autant de corps enseignants qu’il y aura demain de Régions en France ? Si nul ne se hasarde sur ce terrain éminemment glissant, ce n’en est pas moins dans un tel engrenage que nous mettons le doigt.

De la même manière, n’est-ce pas à l’ouverture de la boîte de Pandore du démantèlement du service public et des critères qui en unifient la conception que l’on prépare, du même coup, l’opinion publique ? Comment ne pas être frappé du fait que l’unité nationale ne semble plus être le souci des concepteurs de la présente réforme territoriale, alors qu’elle fonde dans notre pays les règles de solidarité et de péréquation sans lesquelles l’inégalité flamberait entre des territoires soumis à la loi d’airain d’une concurrence débridée ? Que dire encore de cette idée stupéfiante selon laquelle la suppression des élus départementaux, conjuguée à la réduction du nombre des élus régionaux, ferait progresser la démocratie et la qualité des politiques publiques ? Que restera-t-il, enfin, à l’issue du démembrement engagé de la République, de la décentralisation, lorsque l’on ignore toujours la question clé des ressources pérennes et autonomes des Régions, et lorsque l’on veut affecter (pour ne retenir que ce point) aux préfets des compétences étendues, par exemple en matière de définition du périmètre ou de fusion des Établissements publics de coopération intercommunale (même si les deux tiers des membres de ceux-ci s’opposaient à leurs décisions) ?

Jean Jaurès avait un jour écrit que ”« la République, c’est le droit de tout homme à avoir sa part de souveraineté »”. C’est bien le principe dont eût dû partir une réforme territoriale juste et efficace.

Christian_Picquet

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