Le choc, le sursaut et maintenant ?

Ce mois de janvier aura marqué un bouleversement de la situation de la France et de l’Europe. Plus précisément, il aura tout à la fois ouvert l’année dans le chaos si symptomatique de la période présente, et allumé quelques lueurs d’espoir. Cela me conduit à revenir, un peu plus longuement que d’ordinaire, chacun voudra bien m’en pardonner compte tenu de l’importance de l’événement, sur la séquence dont nous sortons à peine. Une séquence aussi sanglante que lourdement traumatisante, marquée par l’assassinat des grandes figures de ”Charlie Hebdo” puis par la prise d’otages sanglante de l’Hyper Casher de la Porte-de-Vincennes, mais qui se sera toutefois achevée avec l’immense vague citoyenne ayant submergé les rues de nos villes le temps d’un week-end. Elle aura « changé la France », pour reprendre la « une » du Monde des 18 et 19 janvier.

Tout en atteste, de la manière dont toute la société s’en sera trouvée interpellée sur son état et son avenir (et dont elle en aura débattue, jusque dans ses parties les plus reculées), aux tonnes d’encre qui y auront été consacrées, tous les représentants de notre intelligentsia s’étant sentis motivés pour l’éclairer de leurs points de vue (ce qui ne s’était pas produit depuis fort longtemps, dans un pays nous ayant parfois semblé anesthésié).

Encore faut-il se montrer précis sur les nouveaux défis qui auront surgi de ces semaines cruciales. Parce que nous sommes entrés dans une ère de complexité nous enjoignant, plus qu’à aucune autre, de nous détourner des paresses intellectuelles et des schématismes rassurants, il nous incombe d’écarter toute approximation dans l’appréciation de la nature des crimes perpétrés les 7, 8 et 9 janvier, comme de la réaction qu’ils ont suscitée de la part du peuple, les deux jours suivants.

Parlons sans faux-semblants. Longtemps, une fraction de la gauche et du camp progressiste aura manifesté, sous prétexte d’un multiculturalisme ressemblant surtout au différentialisme anglo-saxon, une certaine complaisance envers l’islamisme radical. Pour peu que l’on parlât du rapport de la puissance publique aux religions, elle n’aura plus voulu percevoir, dans la conception républicaine héritée de l’histoire française, qu’une vieillerie véhiculant surtout une nostalgie honteuse des épopées coloniales d’antan. Tout un secteur de l’extrême gauche sera même allé jusqu’à rechercher, dans l’intégrisme militant aux connotations obscurantistes qui prenait son essor dans divers quartiers, un simple détour dans la quête supposée d’une alternative révolutionnaire à un capitalisme générant misère et exclusions. Il est vrai que cette approche pour le moins naïve se voyait encouragée par une pensée néoconservatrice qui, venue d’outre-Atlantique, structurait elle-même, en miroir, sa vision du monde autour d’un prétendu ”« choc des civilisations »” justifiant l’affrontement recherché entre islam et Occident.

Dans leur barbarie innommable, les meurtres commis en ce début 2015, à Paris et dans sa région, auront dissipé des illusions nous ayant fait perdre un temps précieux dans la définition d’une réponse adaptée à des enjeux aussi nouveaux que colossaux. Michel Onfray aura parlé, à propos de ces abominations, d’un ”« 11 Septembre de la France »”. La comparaison s’avère tout à la fois opportune et inadaptée. Opportune, dès lors que nous venons de vivre un moment d’une ampleur comparable, au moins par l’effet de souffle qu’il aura provoqué sur le globe. Inadaptée néanmoins, dans la mesure où l’attaque contre les ”Twins Towers” et les milliers de victimes de 2001 visaient à atteindre les États-Unis dans l’un des symboles de leur puissance ; la réaction patriotique des Américains se trouvait alors, essentiellement, orientée par une volonté de laver l’affront, et s’en était suivie cette calamiteuse décennie de ”« guerre au terrorisme »” qu’initièrent les interventions occidentales d’Afghanistan et d’Irak.

UNE ATTAQUE CONTRE L’HÉRITAGE DES LUMIÈRES

Le Janvier 2015 français est d’une autre nature. Le terrorisme n’a, en l’occurrence, pas prétendu s’en prendre à des symboles de l’oppression. Cette oppression est effectivement subie par un large secteur de la population, ces hommes et ces femmes issus de l’immigration et dont bon nombre sont devenus des Français à part entière de par leur naissance sur le sol national. Mais il aura délibérément visé le cœur de ce qui a forgé l’identité de la France au cours des deux siècles écoulés : alors que, sous d’autres cieux, une approche communautariste aura prétendu régenter la société comme une mosaïque de groupes constitués à partir de leurs origines ethniques ou religieuses et se faisant face en une coexistence plus ou moins conflictuelle, ici, c’est sur un pacte politique et social que l’on aura voulu cimenter les droits individuels et collectifs de citoyens décrétés égaux.

Prendre d’assaut et décimer à l’arme de guerre une rédaction représentant mieux que n’importe quelle autre l’irrévérence envers tous les pouvoirs établis et toutes les hiérarchies religieuses, c’était naturellement vouloir s’en prendre à la liberté de la presse et à la liberté de conscience, aux origines des Lumières au point d’avoir été solennellement consacrées par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dès le début de notre Grande Révolution. Tuer des otages parce que Juifs, puisque c’est bien de cela qu’il s’agissait à l’Hyper Casher de la Porte-de-Vincennes, c’était rappeler à toute la nation que le combat pour instaurer et défendre la République aura eu ici sa pierre angulaire : la volonté, si bien exprimée par un abbé Grégoire ou un Clermont-Tonnerre, d’intégrer précisément les Juifs dans la communauté des citoyens, ce à quoi la réaction ne se sera jamais tout à fait résolue jusqu’à nos jours. Tuer des policiers de sang-froid, dans l’exercice de leurs missions de protection de la collectivité, c’était s’en prendre aux représentants d’un service public emblématique de la singularité française.

Le jihadisme a, ce faisant, clairement dévoilé son essence totalitaire. Au sens que Hannah Arendt donnait à ce concept : ”« La terreur, en tant que servante obéissante du mouvement historique ou naturel, a donc le devoir d’éliminer, non seulement la liberté, quel que soit le sens particulier donné à ce terme, mais encore la source même de la liberté que le fait de la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement »” (in ”Les Origines du totalitarisme”, Le Seuil 1972).

Que le terrorisme s’en soit, de cette manière, pris aux valeurs les plus essentielles du mouvement émancipateur engagé avec les Lumières au XVIII° siècle, autant qu’aux principes fondateurs de notre vivre-ensemble, explique le sursaut des 10 et 11 janvier. Dans cette déferlante humaine sans équivalent dans notre histoire – presque cinq millions de personnes réunies le temps d’un week-end : il faut remonter à la célèbre descente des Champs-Élysées, en août 1944, derrière le général de Gaulle et les membres du Conseil national de la Résistance, pour retrouver une démonstration comparable, et encore, dans le contexte de l’époque, l’affluence était bien moindre –, point d’esprit revanchard, de recherche de boucs-émissaires, de pulsions xénophobes ou de passions nationalistes, d’appels à une quelconque croisade ou à la haine de l’Autre, de stigmatisation de l’islam. Seulement l’affirmation tranquille – dans une ambiance respectueuse de chacun envers son voisin ou sa voisine, ce qui aura particulièrement frappé les observateurs – de l’adhésion de la collectivité citoyenne à sa République, au respect d’un intérêt général transcendant les intérêts particuliers, au primat donné à la souveraineté du peuple que ne saurait venir limiter aucune loi divine, au droit imprescriptible de la presse et des créateurs de défier n’importe quel ordre moral, à une laïcité garantissant la pratique de tous les cultes parce qu’elle exige de chaque religion qu’elle se cantonne strictement à la sphère privée, bref au postulat si bien résumé en son temps par Jaurès : ”« Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, et aucun homme ne doit être l’instrument d’un autre homme. »”

Rien ne sera parvenu à faire déraper cette imposante démonstration d’attachement à la République. Qu’il s’agisse de la tentative d’en noyer la signification au moyen d’une union sacrée dont l’unique objet était, au fond, d’effacer des lignes de démarcation politiques ou sociales représentant l’essence même du débat démocratique. Ou des appels à un tour-de-vis autoritaire qui viendrait suspendre une série de libertés fondamentales, à la manière de ce ”Patriot Act” promulgué outre-Atlantique dans la foulée du 11 Septembre. Ou encore des voix, qui n’auront pas tardé à se faire entendre du côté de la droite et de l’extrême droite, tentant de détourner l’indignation vers une immigration de culture musulmane, censée représenter le vivier du terrorisme fondamentaliste. Sans parler, bien sûr, de la venue à Paris d’une kyrielle de chefs d’État et de gouvernement dont certains, c’est le moins que l’on puisse dire, ne constituent guère un exemple en matière de libertés publiques…

LA RÉSISTANCE DU RESSORT RÉPUBLICAIN

J’y vois, pour ma part, une double confirmation. De par l’histoire, la République ne se résume pas, dans ce pays, à un cadre institutionnel. L’engagement récurrent du peuple pour la défendre et en approfondir les bases – des révolutions de 1830 et 1848 aux lois laïques du début du XX° siècle, de la Commune au Front populaire, du combat contre les Ligues factieuses des années 1930 à la reconstruction conduite sous l’égide du Conseil national de la Résistance, des mobilisations contre le putschisme d’une caste militaire nostalgique du colonialisme aux mouvements massifs de défense du service public ou de notre modèle de protection sociale, sans même évoquer la lutte de ces dernières années contre la montée en puissance du Front national – lui aura conféré les traits d’un appel permanent au combat pour protéger les droits individuels et collectifs inclus dans le préambule des Constitutions depuis 1946 et, plus encore, pour en arracher de nouveaux.

Quant à la proclamation d’une ”« fierté d’être Français »”, à cette marée tricolore submergeant nos villes et à ces ”Marseillaise” constamment ré-entonnées, chacun aura pu constater à quel point elles étaient exemptes de visées agressives. Elles seront plutôt venues rappeler que notre nation s’est forgée dans sa récusation même des hystéries racialistes autant que de la sacralisation des origines ethniques, afin de pouvoir porter un message universaliste au-delà de ses frontières. C’est d’ailleurs pour la même raison que, en ce début 2015, les crimes de Paris auront eu un tel retentissement planétaire, confirmant spectaculairement aux yeux de nos concitoyens que l’Hexagone occupait toujours une place particulière dans le concert international. Le vieil Engels, déjà, l’avait parfaitement perçu, lorsqu’il voyait dans le XVIII° siècle ”« un siècle éminemment français »” du fait de l’influence de nos Lumières, et qu’il attribuait au prolétariat alors émergent la mission d’en porter l’héritage (et même, s’agissant de l’Angleterre et de l’Allemagne, ”« d’acclimater les résultats »” de la Révolution française).

Salutaire rappel, finalement, à l’endroit de celles et ceux qui, au fil de ces trois dernières décennies où la loi de l’argent aura été désignée comme l’horizon indépassable de la modernité, décrétèrent indispensable d’enterrer ce legs prétendument archaïque. Je n’écris pas ces lignes pour nous exonérer du devoir d’intégrer à notre réflexion les lourdes conséquences, sur les comportements et les consciences, de ces pages noires qu’écrivirent également la colonisation, l’interventionnisme militaire de cette puissance impériale que fut (et reste) la France, ou encore les flambées racistes qui firent plus d’une fois vaciller nos valeurs fondatrices. Mais pour souligner à quel point ces dernières demeurent un point d’appui primordial dans la définition d’un projet progressiste. Ce que ne veut toujours pas intégrer ce penseur en vogue d’une vulgate néostalinienne se refusant à prendre en compte les leçons du XX° siècle qu’est Alain Badiou, lequel, au nom de l’idée communiste, continue à pourfendre dans ”Le Monde” de ce 28 janvier une République qui ”« a toujours peuplé les prisons, sous d’innombrables prétextes, des louches jeunes hommes mal éduqués qui y vivaient. Elle a aussi, la République, multiplié les massacres et formes neuves d’esclavage requis par le maintien de l’ordre dans l’empire colonial. »”

Que cela plaise ou non, en ce siècle à peine entamé, le legs de la Raison, des philosophes matérialistes, d’une Révolution ayant proclamé le citoyen en maître de toute chose, ne subit pas l’assaut du seul obscurantisme religieux. Il affronte une nouvelle tyrannie, celle de l’accumulation déréglementée et internationalisée du capital. Comme le constatait, dès 1996, avec des mots quasiment prophétiques, l’essayiste Jean-Claude Guillebaud, la ”« trahison des Lumières »” procède du nouvel ordre capitaliste : ”« Chaque époque a le sacré qu’elle mérite. L’argent a désormais constitué sa cour, apprivoisé ses petits marquis et ses griots du prime time. Cette nouvelle servilité a déferlé comme un ouragan sur l’Europe. »”

ATTAQUER LE MAL À SES RACINES

Voilà qui me ramène à l’indispensable analyse des racines de l’abomination qui vient d’ensanglanter l’Hexagone et de provoquer la prise de conscience de millions de nos concitoyens.

Qui peut encore ignorer que la terreur jihadiste s’épanouit présentement sur le terreau fertile des convulsions dans lesquelles la globalisation marchande et financière a plongé des pans entiers du monde arabo-sunnite, du Proche et du Moyen-Orient jusqu’à l’Afrique sub-saharienne ? Ce sont le pillage de leurs ressources, la désagrégation de leurs États, la destruction de leurs infrastructures publiques associée à la disparition de toute action régulatrice de leurs économies, des interventions militaires « occidentales » ayant eu pour principal effet de désintégrer des pays comme la Libye ou l’Irak (et désormais de la Syrie), la défaite (lorsqu’il ne s’est pas agi de liquidation) des forces de gauche, sans même évoquer cet abcès purulent qu’entretient la politique folle des élites israéliennes envers les Palestiniens, qui ont favorisé le surgissement, puis l’enracinement, de phénomènes fondamentalistes et barbares. Ces derniers se seront installés dans les situations de vide créées, se substituant à des classes dirigeantes en pleine déroute.

Le totalitarisme, j’y reviens, aura toujours fait son miel de l’évanouissement de ce qui peut donner sens à l’existence humaine. En d’autres temps, le grand philosophe allemand Karl Jaspers l’avait le mieux exprimé : ”« Le totalitarisme repose sur la dissolution des liens qui rattachaient l’Homme à ses points de repère stables ; ainsi privé de toute référence, il aspire à n’importe quoi de ferme pour sortir de son néant, à n’importe quel ordre pour sortir de son anarchie. Le totalitarisme encourage cette dissolution, puis se propose comme voie de salut »” (in ”Essais philosophiques”, Petite bibliothèque Payot 1970). Le trait s’applique parfaitement au système que mettent en place, ici et là, ces bandes armées s’inspirant du salafisme, de « l’État islamique » ou Al-Qaida dans la péninsule Arabique à Boko Haram…

Et si ces réseaux de la sauvagerie se sont disséminés jusqu’au cœur des grandes puissances, c’est qu’ils y auront trouvé une écoute favorable à leurs entreprises prosélytes. Dans le contexte d’une mondialisation sauvage qui aura recomposé en profondeur le salariat en atomisant ses statuts et en mettant en concurrence ses différentes composantes, doublé la fracture sociale d’une fragmentation territoriale de nature à encourager replis sur soi et égarements individuels, étranglé les politiques publiques et asphyxié le service public, soumis l’école à la froide logique des besoins du marché, refusé de s’attaquer à la relocalisation de l’emploi sur nos territoires, creusé au fil des guerres « civilisationnelles » occidentales la cassure culturelle héritée de la colonisation, exacerbé les paniques identitaires et ignoré l’insécurité ressentie par un très grand nombre d’hommes et de femmes, on aura inexorablement créé les conditions de l’implantation de noyaux fanatisés dans une série de cités.

Au nom de conclusions pouvant effectivement apparaître discutables, on aura dans le même temps négligé les avertissements de géographes ou sociologues, tel Christophe Guilly. Il est à peine croyable que certaines des voix autorisées de nos « élites » puissent maintenant feindre de découvrir, à la faveur de l’horreur éprouvée par chacun ces dernières semaines, que les exigences de la ”« machine économique »” auront amené à concentrer certaines catégories de population (celles qui travaillent dans les secteurs de pointe ou les services) dans les métropoles et à en reléguer d’autres (provenant des nouveaux ”« flux migratoires »”) dans des « banlieues » laissées à l’abandon (je reprends cette terminologie par commodité, quoique je n’ignore pas qu’elle alimente en permanence la machine à fantasmes), tandis qu’un large pan des classes populaires (d’origine française ou issues de strates plus anciennes d’immigration) cherchaient refuge dans une ”« France périphérique »” et ”« péri-urbaine »”.

Résultat : la bombe à retardement aura fini par exploser, révélant à quel point une fraction du pays n’entendait plus les autres et ne leur parlait même plus. Si, les 10 et 11 janvier, la France des métropoles et celle du « péri-urbain » auront pu se revendiquer « Charlie », voire se retrouver dans les marches citoyennes, cela n’aura de toute évidence pas été le cas de celle qui s’estime de plus en plus extérieure à la communauté nationale. Il est, à cet égard, indispensable de se pencher sur les déterminants sociaux et psychologiques de la dérive barbare et criminelle de quelques centaines d’individus, le plus souvent nés Français. Le sociologue Farhad Khrosrokhavar s’y sera attelé, dans ”Le Monde” du 10 janvier, et il convient de lui en savoir gré : ”« Leur subjectivité est marquée par la haine de la société, l’exclusion sociale, leur résidence en banlieue et une identité qui se décline dans l’antagonisme à la société des ‘’inclus ‘’, qu’ils soient des Français gaulois ou d’origine nord-africaine. Chez eux, le ghetto se transforme en une prison intérieure et la seule voie de sortie, à leurs yeux, consiste à changer le mépris de soi en haine des autres et le regard négatif des autres en un regard apeuré. Ils visent avant tout à marquer leur révolte par des actes négatifs plutôt que de chercher à dénoncer le racisme. »”

RÉPONDRE À LA DEMANDE DE SÉCURITÉ NE SUFFIT PAS…

Sous ce rapport, c’est naturellement l’ensemble de la société française qui se voit interpellée. La réponse ne saurait être seulement ponctuelle, ni se résumer aux questions de sécurité. Levons ici tout faux-débat : nul ne peut se dérober devant les mesures de protection qu’attendent légitimement nos concitoyens. Nous ne saurions, de ce point de vue, oublier que la République tout juste naissante avait solennellement proclamé le droit de chacun et chacune à la sûreté. Eu égard à la menace révélée par ce début janvier, il convient d’agir sans faiblesse, d’identifier les propagateurs de la mort et leurs commanditaires afin de les mettre hors d’état de nuire, de prendre les mesures qui s’imposent pour assécher les circuits financiers alimentant leurs entreprises criminelles, d’améliorer les capacités de renseignement de services gravement affaiblis par les coupes budgétaires décidées par les différents gouvernements depuis une décennie au moins, d’empêcher les exhortations à la guerre sainte de se répandre sur Internet en profitant de l’irresponsabilité des hébergeurs, de renforcer les dispositifs de surveillance des lieux susceptibles d’être pris demain pour cibles, de lutter contre le venin de la radicalisation dans les prisons comme dans certains quartiers.

De la guerre que livre le terrorisme à la démocratie (et pas seulement « aux » démocraties, comme on l’entend fréquemment dans l’objectif évident de confondre les États avec les droits et libertés conquis par les peuples, ceux que les formes contemporaines du totalitarisme entendent précisément détruire), on glisse en effet vite vers l’idée selon laquelle la confrontation s’opérerait avec une partie de la France, allègrement désignée comme un nouvel ”« ennemi intérieur »”. C’est la raison pour laquelle je redoute que, derrière la réactivation de la notion de crime d’« indignité nationale », initialement conçue pour sanctionner les collaborateurs de l’occupant hitlérien, comme à travers la proposition de retrait de la nationalité française pour ceux qui partent rejoindre les colonnes fanatiques en Syrie ou ailleurs, se profile la conclusion qu’une partie du corps social serait devenue « inassimilable ».

Aux États-Unis, si le ”Patriot Act” n’aura nullement écarté le danger terroriste, on l’a vu à d’innombrables reprises (et tout récemment encore à l’occasion, par exemple, de l’attentat perpétré contre le marathon de Boston), il aura en revanche fortement contribué à réduire les droits individuels des Américains, à octroyer à l’appareil coercitif la possibilité d’agir sans contrôle, à légaliser la torture et à généraliser la pratique de la mise au secret. Prendre, à notre tour, le même chemin serait, in fine, rendre le meilleur des services qui se puissent imaginer au jihadisme. Comment ne pas voir que celui-ci cherche précisément son assise dans un antagonisme qui irait s’approfondissant entre les populations de l’Hexagone et verrait l’immense majorité des musulmans frappée d’ostracisme, alors qu’ils entendent pratiquer leur religion dans le strict respect des règles républicaines ?

À cette heure, prenons acte du fait que l’exécutif repousse la mise en place d’un dispositif d’exception. Relevons néanmoins que le débat paraît n’être pas clos au sein de l’aire gouvernementale et dans une aile du Parti socialiste. De ce point de vue, les associations de défense des droits de l’Homme, comme diverses organisations de magistrats, sont parfaitement fondées à considérer que l’arsenal répressif s’avère aujourd’hui suffisamment étendu pour faire face au risque de nouveaux attentats et à demander que tout nouveau dispositif, destiné notamment à accroître les moyens de surveillance des milieux activistes ou à les retirer de la circulation, soit assorti d’un contrôle strict de l’institution judiciaire.

ATTENTION ! UN FASCISME PEUT EN CACHER UN AUTRE…

La vigilance démocratique s’impose d’autant plus que la situation de l’Hexagone ne s’est pas miraculeusement transformée sous l’effet d’uni irruption populaire inattendue. Voici des années que notre environnement international voit se déployer désordres, conflits militaires et montées en puissance de forces réactionnaires, phénomènes caractéristiques d’une période où le camp du progrès s’avère acculé sur la défensive, où la perspective du changement social ne dynamise plus le combat des classes travailleuses, où ces dernières n’ont cessé d’essuyer revers et défaites face à un capital plus prédateur que jamais. Qu’une offensive néoconservatrice de très grande ampleur, née ”« de la modernité et contre la modernité »” pour paraphraser Gaël Brustier dans son dernier ouvrage (”Le Mai 68 conservateur”, aux éditions du Cerf), a prouvé sa capacité à apporter une réponse aux angoisses de la société, aux sentiments de déclassement et d’insécurité, à la quête d’une identité évanouie sous les coups de boutoir de mutations économiques et sociales ayant bouleversé la physionomie de la France autant que celle de ses voisins. Que la gauche, longtemps à l’initiative idéologique, se montre, dans toutes ses composantes, à la peine pour proposer au peuple un « récit » correspondant à ses demandes. Si l’on en voulait une ultime confirmation, l’inaptitude du syndicalisme à faire entendre sa propre voix, dans le moment de crise aiguë de ce début janvier, l’apporterait…

Il faut, par conséquent, craindre que sa marginalisation conjoncturelle des dernières semaines n’empêche nullement le Front national (et la droite la plus dure avec lui) de profiter, lors des consultations électorales à venir, d’un contexte au plus haut point propice aux amalgames. C’est dire combien il est décisif d’empêcher que le débat public en arrive à ne plus tourner qu’autour de la ”« guerre au terrorisme »” et de la compatibilité de l’islam avec le modèle français. Remarquons ainsi qu’il se trouve tout de même 29% des personnes interrogées pour approuver l’absence du mouvement lepéniste de la mobilisation des 10 et 11 janvier et que les plus récents sondages lui accordent autour de 30% des intentions de vote à la prochaine présidentielle.

Nous avons un devoir de lucidité : si les confrontations politiques devaient maintenant osciller entre rhétorique belliqueuse, obsessions sécuritaires, peur des « banlieues » et panique devant le monde arabo-musulman, on doit redouter que les solutions du pire finissent par l’emporter. Déjà, actes prémonitoires s’il en est, ne vient-on pas d’assister à une recrudescence d’exactions anti-musulmanes d’un point à l’autre du territoire ? Le prononcé assez systématique de peines d’emprisonnement pour « apologie du terrorisme », notion pouvant recouvrir des faits d’une gravité variée, ne risque-t-il pas d’encourager un arbitraire judiciaire qui profitera, au final, au jihadisme ? Ne lit-on pas, sous la plume de ce tenant du déclinisme qu’est Ivan Rioufol (”Le Figaro” du 9 janvier), cette dénonciation au vitriol des ”« nigauds qui interdisent de prononcer les mots ‘’islam’’ ou ‘’immigration’’ de peur de ‘’stigmatiser’’ une partie de la nouvelle société »”, ajoutant au passage que ”« ceux-là sont prêts à se soumettre aux intimidations des fanatiques »”, rien que cela ? N’assiste-t-on pas à cette authentique dérive sémantique consistant, de la part de journalistes au demeurant irréprochables quant à leurs convictions démocratiques, à parler de ”« Juifs français »” ou de ”« musulmans français »”, et non plus de citoyens se rattachant par ailleurs à une culture ou à une religion minoritaire, ce qui revient à substituer un communautarisme aussi délétère qu’informulé (on en vient, sans presque s’en apercevoir, à désigner sous des formules dérapantes tous ceux et toutes celles qui n’apparaissent pas comme des ”« Français de souche »”) au fondement unitaire de notre République ? Dans un autre registre, n’est-ce pas le héraut de la nouvelle religion de l’argent, adulé des plateaux de télévision, je veux parler de Monsieur Alain Minc, qui s’en prend à son tour à la laïcité, suggérant ”« pour mettre la religion musulmane à parité avec les autres »”, de ”« suspendre la loi de 1905 pendant cinq ans »”, preuve que la conception républicaine d’un vivre-ensemble se refusant à faire le tri entre ses citoyens dérange toujours autant les privilégiés de la naissance et de la fortune ?

UN NOUVEAU PACTE RÉPUBLICAIN, VOILÀ L’OBJECTIF !

N’ayons pas peur des mots, la République se retrouve devant l’un de ces affrontements qui auront, un siècle et demi durant, provoqué son affaissement ou, au contraire, favorisé se renaissance. Pour oser cette comparaison, ou bien les gigantesques marches des 10 et 11 janvier ressembleront à celle du 25 août 1944, qui allait ouvrir la voie à la reconstruction des mois suivants, ou bien l’élimination des grands caricaturistes de ”Charlie Hebdo” s’assimilera au 31 juillet 1914 qui, avec le meurtre de Jaurès et en dépit de l’immensité de la protestation ouvrière qui s’ensuivit, marqua le basculement du pays dans l’enfer du premier conflit mondial.

Avec toutes ses limites, tous les sentiments mêlés qu’il aura véhiculés, l’impressionnant sursaut du peuple, qui nous aura tous sidéré, offre à la gauche l’occasion inespérée d’offrir un nouveau cap à la France et de redonner un sens à la République. Je dis bien à la gauche, pensant du moins à ses secteurs disposés à s’emparer du message délivré par l’immense masse d’anonymes qui aura voulu retrouver une expression collective, car dans sa soumission à la toute-puissance de la finance et dans sa méfiance viscérale envers la souveraineté des citoyens – qui est la négation vivante du pouvoir forcément occulte des marchés –, la droite ne saurait répondre à l’enjeu. C’est ce en quoi la convergence inédite réalisée au lendemain de l’épisode meurtrier du début janvier ne pouvait perdurer…

Je l’ai dit, répondre sur le terrain de la sécurité est sans doute indispensable, mais bien insuffisant. Quoique nécessaire qu’il pût être pour venir en aide aux forces qui combattent la barbarie intégriste, l’engagement militaire de la France sur les théâtres d’opération où va s’enrôler une poignée de « fous de Dieu » ne saurait régler durablement ni les problèmes du Proche et du Moyen-Orient, ni ceux des pays africains dévastés par la misère et la corruption de leurs élites. Quant aux exhortations morales, aux appels à la restauration de l’autorité à l’école ou à la croyance naïve qu’il suffirait d’en passer par une meilleure formation des professeurs, si elles ne sont pas dépourvues de fondements, elles ne permettront évidemment pas d’éteindre l’incendie qui a commencé à se propager dans un certain nombre de nos quartiers. C’est à une refondation républicaine que ce mois de janvier nous somme de nous atteler.

Parler de nouveau pacte républicain, c’est situer notre ambition au niveau de ce représenta, en son temps, le programme du Conseil national de la Résistance. C’est-à-dire une plate-forme de redressement national, de reconstruction économique, de progrès social, de grandes avancées démocratiques. Ou, pour le dire autrement, ni la simple articulation d’exigences immédiates dont la cohérence engagerait une réorientation des choix économiques et politiques au sommet de l’État, ni le programme « maximum » de la transformation socialiste du pays.

De la création de la Sécurité sociale à la retraite par répartition, de la mise sous contrôle des banques aux mesures garantissant la liberté de la presse, de la place centrale dévolue aux services publics à un droit du travail hautement novateur, l’héritage du combat clandestin contre le nazisme s’est révélé fondateur du pacte politique et social ayant, peu ou prou, perduré jusqu’à nos jours. Le peuple aura pu s’y reconnaître en ce qu’y était dessiné l’horizon d’un monde plus juste (cette ”« République indivisible, laïque, démocratique et sociale »” qu’aucun pouvoir n’a ensuite pu retirer des préambules constitutionnels). C’est avec cette histoire qu’il convient maintenant de renouer.

On pourrait, à cet égard, considérer que le Premier ministre a saisi l’ampleur du défi lorsqu’il s’est cru obligé de fustiger ”« l’apartheid territorial, social, ethnique”» à l’œuvre dans les quartiers populaires. Sans vouloir jouer les Cassandre, on doit en réalité craindre que ces fortes paroles – au demeurant plutôt hasardeuses, dans la mesure où l’apartheid établissait l’exclusion juridique de la majorité noire d’Afrique-du-Sud – n’identifient en rien le processus qui a conduit au creusement sans fin des fractures sociales et territoriales, dans notre pays comme d’ailleurs chez ses voisins. Et que, dans la foulée, on se contente de poursuivre ces actions consacrées à la lutte contre les ”« discriminations »” qui, de ”« politiques de la ville »” en ”« zonages »” des quartiers dits sensibles, auront au mieux soigné les plaies les plus menacées de gangrène, sans traiter un mal qui se nomme… néolibéralisme.

Permettre à la gauche de reconquérir la République, pour ouvrir au peuple un chemin d’espérance, c’est d’abord permettre au pays de retrouver une voix forte dans l’arène internationale. Plutôt que de demeurer dans le giron atlantiste, de suivre l’Oncle Sam dans des expéditions alimentant surtout l’humiliation du monde arabo-musulman en lui renvoyant l’image d’un Occident en guerre avec l’islam, l’heure est venue de formuler la proposition globale d’un ordre planétaire orientée vers la recherche de la paix, du développement et de la démocratie. Ce qui pourrait, dès à présent, se concrétiser par la proposition d’une conférence internationale réunissant, sous l’égide de l’ONU et en conformité avec les principes universellement reconnus de sa Charte, les gouvernements et les forces démocratiques du Proche et du Moyen-Orient. À charge pour ladite conférence de mettre sur la table l’ensemble des questions à partir desquelles il deviendra possible de restaurer la stabilité de la région dans la durée, de repenser des architectures politiques présentement faillies, de redéfinir des frontières stables et reconnues par toutes les parties, de dégager les moyens financiers d’un vaste plan d’aide aux économies concernées, de reconnaître un État souverain de Palestine sans omettre de régler la question kurde en fonction du principe du droit des peuples à déterminer librement leur destin.

Et, ici, plutôt que de continuer à respecter servilement une doxa économique ayant pour seul objet de faire régresser les droits du plus grand nombre et de précariser des vies par millions, celle de la concurrence débridée et du libre-échangisme intégral, il devient urgent de remailler la communauté des citoyens et de renouer les liens sociaux, ce à quoi peuvent seuls tendre des politiques publiques audacieuses et des services publics de qualité, la recherche d’un nouveau mode de développement créateur d’emplois autant que respectueux des équilibres écologiques, un aménagement du territoire répondant prioritairement aux exigences de solidarité et de justice, une autre répartition des richesses afin d’offrir à chacune et chacun le moyen d’accéder à une vie décente et à l’égalité réelle, la revitalisation d’une démocratie mutilée par une V° République en voie de putréfaction.

Si j’ai voulu évoquer une tâche comparable à celle que se fixait, dans un tout autre contexte bien sûr, le Conseil national de la Résistance, c’est que les ”« Jours heureux »” qu’il appelait alors de ses vœux impliquaient un combat sans faiblesses contre ”« les féodalités financières »”. ”« L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale »” était conditionnée, pour ses membres, par ”« l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie. »” Nous en sommes toujours là, à quelque 70 ans de distance.

D’ATHÈNES À PARIS, ROMPRE AVEC L’AUSTÉRITÉ

Du plus profond de lui-même, le peuple de France a su trouver l’énergie d’exprimer son besoin de renouveau, sa soif de rassemblement et sa volonté de retrouver une fierté que ses élites dirigeantes ont progressivement anéantie. Donner un prolongement à cette aspiration, c’est bel et bien rompre au plus vite avec une austérité qui saigne à blanc la société, détruit les services publics jusque dans les domaines dont dépend la sécurité des populations, orchestre la déréglementation générale de l’économie, répand la désespérance et sape la confiance du pays en lui-même. Dit autrement, c’est en finir avec des choix qui, d’« Accord national interprofessionnel » en « Pacte de responsabilité », pour aboutir aujourd’hui à cette triste loi Macron tentant de libéraliser sans vergogne une série de secteurs d’activité, auront marqué la première moitié du quinquennat de François Hollande, au mépris du vote dont ce dernier avait été le bénéficiaire en mai 2012.

C’est ici, au fond, que la France républicaine, dressée contre un terrorisme immonde, et la Grèce, en quête de changement, se rencontrent. Sur l’ensemble du continent, il est devenu évident que le dogme de « l’offre » et de la restriction budgétaire sans fin n’engendrait que dévastations humaines et catastrophes politiques. Non seulement, elles aggravent la pauvreté et les inégalités, détruisent des emplois, affaiblissent une action publique censée œuvrer à la cohésion sociale et atrophient la citoyenneté. Non seulement, elles génèrent la désorientation de pans entiers de nos sociétés, des phénomènes de délinquance ayant tôt fait de venir alimenter les fonds de commerce des pêcheurs en eaux troubles de tout bord, des colères dévoyées ici par l’extrême droite et là par l’islamisme réactionnaire. Non seulement, elles apparaissent aux peuples comme des affronts permanents à leurs dignités nationales. Mais elles ne répondent même pas aux promesses en vertu desquelles on aura tant fait souffrir les populations. Seules, la désindustrialisation, la récession et la déflation se seront révélées au bout de ce chemin de larmes.

L’heure est partout à la sortie de ces impasses. C’est le message délivré par les électeurs grecs ce 25 janvier. C’est aussi le sens profond de l’unité populaire des 10 et 11 janvier en France, réalisée dans la rue (et non dans l’atmosphère ouatée de quelques palais nationaux), ayant dépassé tous les corps constitués comme tous les partis, et prenant par surprise des faiseurs d’opinion qui n’avaient manifestement anticipé ni sa puissance, ni sa dynamique véritable. Comme le note Edgar Morin, dans ”Le Un” du 21 janvier : ”« Le slogan puéril ‘’Je suis Charlie’’ devenait profond, par l’identification à une tradition libertaire française de l’irrespect, et fécond par sa capacité à réveiller (provisoirement ?) un peuple en léthargie. »” Paris comme Athènes viennent, en quelque sorte, de deux manières différentes, de dire à l’Europe que le temps était venu du réveil et qu’il existait bel et bien une alternative à la marche au précipice.

Naturellement, réparer tout ce qui a été fracassé ne se fera pas en un jour. Pour initier cette nouvelle donne, le plus tôt sera néanmoins le mieux. C’est Edgar Morin, encore, qui aura eu les mots les plus justes pour nous signifier que chaque jour perdu pouvait nous rapprocher du pire : ”« Vient un moment où un conflit pourrit. (…) Sauf redressement et changement de voie, tout s’aggravera, y compris en France. »”

Christian_Picquet

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