Réfugiés : oser le langage de la vérité

Plus de doute possible ! La question des réfugiés, débarquant par milliers sur les rivages du Vieux Continent, ne fait pas qu’interpeller les consciences, très au-delà d’ailleurs du choc que représenta la mort du petit Aylan, cet enfant syrien d’origine kurde dont le corps sans vie abandonné sur une plage turque glaça d’horreur les opinions, voici quelques semaines. Elle force à ouvrir le débat sur la réalité monstrueuse du monde d’aujourd’hui. Et elle accélère l’extrémisation droitière de notre débat public, faisant sauter les dernières digues qui retenaient encore certains de laisser libre cours à leurs pulsions ouvertement racistes, à l’image de Madame Morano délirant depuis un plateau de télévision sur la ”« race blanche »” et l’islamisation de la France. Ce qui impose, à quiconque considère que la politique n’a de sens qu’au service de la vie et du progrès humains, de tenir sans plus attendre un langage de vérité. Aux citoyens de France comme à ceux de toute l’Europe.

Ce qui, ces dernières semaines, se sera insinué au plus profond de notre société autant que de ses voisines annonce, en effet, des chocs en retour possiblement déflagrateurs. Qu’il s’agisse de l’attitude de ces gouvernements, membres d’une Union européenne se prévalant à la moindre occasion d’être une terre de liberté et d’ouverture, qui mènent leurs pays dans le trou noir d’un égoïsme criminel, en ignorant la détresse insoutenable de centaines de milliers d’hommes et de femmes. Ou de ce festival d’hypocrisies qui voit des pouvoirs cyniques, au premier rang desquels se place celui de Madame Merkel, se donner à bon compte une image de générosité, alors qu’ils ne savent que peser au trébuchet les ”« quotas »” d’arrivants étrangers dont leurs économies seraient en mesure de profiter. Et je ne veux pas commenter plus que nécessaire, tant on est parfois confondu devant tant d’abjection affichée, le chœur de ces responsables de la droite française, si obnubilés par la course à la démagogie qui les met en compétition avec le Front national qu’ils en viennent, à l’image de Nicolas Sarkozy, à suggérer que l’on implante de l’autre côté de la Méditerranée des ”« camps de rétention »” destinés à ”« faire le tri »” entre migrants fuyant la misère et demandeurs d’asile tentant d’échapper à la barbarie et à la mort. On entend dorénavant cette rhétorique à tous les niveaux de la vie publique. J’en ai encore eu la démonstration, à la commission permanente du Conseil régional de Midi-Pyrénées, le 24 septembre, lorsqu’il m’aura fallu, avec d’autres élus de gauche, répondre au porte-parole du groupe « Union de la droite et du centre » qui refusait, au nom de cette distinction, de voter une subvention aux collectivités locales pour les aider à mettre en place un accueil décent.

Comme si ce genre de discours avait le moindre sens. Tous les experts et organismes internationaux s’accordent en effet sur ce point : le nombre des « migrants » a triplé dans le monde en quatre décennies pour atteindre le chiffre de 232 millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Aucune zone du globe n’est restée à l’écart de ces gigantesques mouvements de populations, et ceux-ci s’opèrent autant, pour ne pas dire bien plus, vers le Sud que vers le Nord. Les apôtres hexagonaux de la « fermeté » oseront-ils un jour dire aux Français, pour s’en tenir aux phénomènes qui font en ce moment notre actualité, que le Liban héberge plus d’un million de réfugiés syriens, soit le cinquième de sa population, que l’on en retrouve 630 000 en Jordanie (pays qui a déjà accueilli un demi-million d’Irakiens depuis 2006), que les victimes désignés de « l’État islamique » sont environ deux millions en Turquie ? Auront-ils le courage d’admettre que le gigantesque bouleversement annoncé des équilibres planétaires va intensifier cette dynamique dans les années à venir, au point que c’est à un désordre difficilement imaginable que notre civilisation humaine va se voir confrontée ? ”« Les migrations internationales sont une illustration éclatante de la complexité du monde d’aujourd’hui et du problème lié à l’absence de mécanismes globaux de gouvernance,” écrit ainsi, étalant son désarroi, Christophe Bertossi, dans le rapport annuel de l’Institut français des relations internationales (”Ramses 2015”, aux éditions Dunod).

C’EST POUR LA VIE QUE SE BATTENT TOUS LES MIGRANTS

J’ai entamé cette note en plaidant pour un langage de vérité. Celui-ci consiste d’abord à rétablir les faits. Qu’ils viennent de Syrie, d’Irak ou de Libye, qu’ils soient originaires d’Érythrée, du Soudan ou d’Afghanistan, sans parler d’autres zones d’Afrique ou d’Asie, les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui débarquent en ce moment sur les côtes européennes, souvent en mettant leurs existences entre les mains de passeurs sans scrupules, fuient de la même façon la mort qui les guettent dans leurs pays d’origine. La mort, que sèment les guerres contemporaines, lesquelles déciment principalement des civils (ces derniers, qui représentaient 5% des victimes des conflits du début du XX° siècle, en forment présentement 90%, dont 80% de femmes et d’enfants). La mort, qui se révèle la marque de fabrique de ce totalitarisme des temps nouveaux qu’est un fondamentalisme jihadiste étendant sans cesse son influence dans une vaste portion du monde arabe ou de l’Afrique sahélo-saharienne. La mort, que portent au quotidien des dictatures immondes, le régime de Bachar al-Assad étant loin d’être le seul à décimer sa population par les armes et à la plonger dans la misère par le détournement de ses richesses au profit d’un petit clan corrompu (l’actuel exode des Érythréens vient, à cet égard, rappeler au monde que ce pays, parmi les plus démunis du continent africain, subit le joug d’un régime impitoyable depuis… 22 ans). La mort, qu’entraînent – depuis plusieurs décennies, on ne le rappellera jamais suffisamment – l’effondrement de sociétés entières et les convulsions politiques qui en sont le corollaire, le rétrécissement des réserves foncières, les déséquilibres démographiques, les concurrences qui se déchaînent un peu partout pour le contrôle des espaces et des ressources, l’absence de débouchés pour des populations jeunes et de plus en plus qualifiées, la crise écologique et, singulièrement, ses dévastatrices dimensions climatiques.

Les pays du Nord, qui doivent absorber le choc de l’arrivée en masse de réfugiés, n’auraient donc aucune responsabilité dans cet enchevêtrement de dérèglements ? Quelle plaisanterie ! Ce sont les grandes puissances qui ont, par leurs interventions aventureuses, porté le chaos dans ces pays désormais désintégrés que sont l’Irak, la Syrie ou la Libye. Ce sont leurs alliés proclamés des pétromonarchies du Golfe ou de Turquie qui ont joué le rôle d’apprentis-sorciers en finançant les menées criminelles d’Al-Qaida d’abord, de « l’État islamique » maintenant. Ce sont encore elles qui ont régulièrement préféré des tyrans sanguinaires aux processus politiques par lesquels les peuples exprimaient leurs aspirations à la démocratie et au développement de leurs sociétés, il n’est pour s’en convaincre que de se remémorer le soutien qu’elles apportèrent, jusqu’à leurs derniers instants, aux régimes d’un Ben Ali en Tunisie ou d’un Moubarak en Égypte. Ce sont toujours elles qui, à l’instar de l’Union européenne, n’ont cessé d’exercer une pression insupportable sur les gouvernements du Sud, afin de les amener à signer des accords de libre-échange essentiellement destinés à s’ouvrir toujours davantage aux appétits des firmes transnationales, au prix de la désagrégation des économies locales ou de la destruction de leurs agricultures vivrières (entendra-t-on, un jour, François Hollande ou Angela Merkel reconnaître que l’Europe affiche des excédents extérieurs considérables avec de très nombreuses nations africaines ?). Ce sont elles qui, à l’exemple de la France, n’ont pas hésité à attirer à elles les meilleurs cerveaux du Sud, dans le but de pallier à leurs carences en personnels qualifiés en divers domaines, à commencer par la santé, au risque de désorganiser du même coup les services sanitaires ou la recherche dans les pays dont elles pillaient ainsi la matière grise. Ce sont les firmes agro-alimentaires ou agrochimiques, dont les actionnaires sont principalement originaires du Nord, qui ont poussé à la marchandisation de la totalité des activités humaines, se sont accaparés les terres des contrées aujourd’hui saignées par les migrations, ont spolié leurs cultivateurs propriétaires ou usagers, se sont assurées la totale maîtrise de leurs productions en les contraignant entre autres à utiliser des semences hybrides ou génétiquement manipulées.

Parce que nos classes dirigeantes sont les premières responsables de cette catastrophe économique et humaine, c’est un devoir, pour les pouvoirs en place, d’accueillir celles et ceux qu’il convient d’abord de désigner comme des victimes du plus gigantesque exode que la planète ait connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Sans se préoccuper d’établir des ”« quotas »” répugnants, ni opérer une sélection sordide entre eux, mais en permettant à chacune et chacun d’être reçu dans le respect de la dignité à laquelle tout individu a un droit imprescriptible. Comme c’était une obligation, morale autant que politique, de faire face à l’arrivée des Juifs russes fuyant les pogroms de la fin du XIX° siècle, de recevoir les rescapés du génocide arménien en 1922-1924, de recueillir tous ceux qu’un fascisme conquérant promettait aux camps et aux exécutions sommaires à la fin des années 1930 (alors que les démocraties venaient de faire preuve d’une lâcheté sans nom en n’intervenant pas, lorsqu’il était encore temps d’arrêter la barbarie, aux côtés de la République espagnole), de prendre en charge les ”boat people” venus du Sud-Est asiatique au milieu des années 1970.

ÊTRE ACCUEILLI DIGNEMENT EST UN DROIT

Accueillir, dans de semblables circonstances, ce n’est pas faire preuve de mansuétude ou de générosité, c’est simplement agir dans le respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui, en 1948, tirant les leçons du crime innommable qui venait d’être perpétré contre l’humanité, stipulait en son article 13 que ”« toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays »” et, en son article 14, que ”« devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays »”. Vous avez bien lu : les rédacteurs de cette charte, au nombre desquels on comptait le regretté Stéphane Hessel, avaient pris grand soin de parler… de droit !

Beaucoup se sont, à juste titre, félicités de l’évolution de l’approche du président de la République, lequel, à l’occasion de sa conférence de presse du 7 septembre, a proposé de recevoir en France un plus grand nombre de migrants qu’envisagé initialement, en l’occurrence 24 000 sur deux ans. Reste que l’on est encore loin d’une position à la hauteur d’un authentique enjeu de civilisation, lorsque François Hollande exhorte dans le même temps les ”« pays de transit »”, en Afrique notamment, à ”« retenir ou raccompagner »” les personnes ne relevant pas formellement du droit d’asile, ou lorsqu’il émet l’idée de ”« centres de contrôle »” destinés à identifier les candidats à l’accueil. Organiser le droit d’asile à l’extérieur des frontières de la France, voire de celles de l’Union européenne, autrement dit condamner à l’errance des centaines de milliers d’êtres humains, a quelque chose de baroque, pour ne pas dire d’indigne de la fonction de premier magistrat de France.

L’HUMAIN, PAS LE MARCHÉ…

Cela m’amène à préciser un point : en écrivant ce qui précède, j’entends bien me garder de rattacher le devoir d’humanité, qu’il incombe aux États du monde développé de respecter, avec la ”« liberté de circulation et d’installation »” que l’ultragauche croit astucieux de brandir comme la réponse adaptée au drame en cours. La seule liberté qui est, en l’occurrence, laissé aux migrants et réfugiés est celle… de se déraciner, de chercher par tous les moyens à leur disposition à sauver leurs vies ou à échapper aux persécutions – à moins que ce ne soit tout simplement à la misère –, de voir leurs existences saccagées, de consentir à la destruction de leurs liens familiaux et à cette infinie solitude qui est le lot de la plupart des exilés. J’ajoute que tous ceux qui prolongent, avec sans doute les meilleures intentions du monde, cette revendication de considérants selon lesquels nombre d’économies occidentales auraient ”« besoin de migrants pour des raisons démographiques ou économiques »”, ainsi que je le lis parfois en référence au cas de l’Allemagne, s’aventurent sur le terrain glissant d’un néolibéralisme allant jusqu’au bout de la transformation des êtres humains en marchandises, dont les flux seraient soumis aux aléas des besoins des entreprises en main-d’œuvre plus ou moins qualifiée.

Que chacun prenne ici le temps de méditer la récente tribune par laquelle Monsieur Gattaz considère, dans ”Le Monde”, ”« la crise des migrants »” (ce sont ses termes !) comme ”« une opportunité pour notre pays »”. ”« Ils ont souvent un fort niveau d’éducation, sont la plupart du temps jeunes, formés,” ajoute-t-il. (…) ”Sachons tirer profit de leur dynamisme, de leur courage, de leur histoire aussi. Accélérons nos réformes pour être capables de les intégrer pleinement dans la durée. »” L’homme parle avec limpidité et… une parfaite amoralité. Face à un syndicalisme assez largement tétanisé devant des événements qu’il n’est guère préparé à appréhender, profitant de l’impéritie d’une gauche incapable (du moins dans sa majorité) d’assumer les responsabilités que lui confèrent les bouleversements de l’ordre planétaire, il a parfaitement perçu quelle aubaine les immenses déplacements de populations en cours pourraient offrir, à un capital avide de dividendes en hausse constante, pour disposer de travailleurs enclins par nécessité à consentir à la flexibilité, pour diviser un peu plus le salariat, et pour dynamiter par la même occasion le code du travail.

LE BESOIN D’UNE RÉPONSE GLOBALE

Voilà la raison pour laquelle il importe de proposer à nos concitoyens une approche globale et cohérente du problème auquel l’Europe tout entière va se retrouver confrontée pour une longue période. À moins de prendre le risque d’ouvrir grande la boîte de Pandore où macèrent les fantasmes les plus nauséabonds. Celle où d’aucuns, on l’a vu, vont puiser les idées d’”« invasion »” ou de ”« grand remplacement »” dont notre pays serait prétendument menacé de la part de migrations originaires du monde musulman. Celle aussi qui déborde à mesure qu’un chômage de masse ronge toujours davantage notre corps social et qu’une précarité en extension constante ne cesse de fracturer ce qu’il demeure de liens citoyens. C’est donc, plus que jamais, à la raison, à une action où le moyen et le long terme ne se voient pas effacés par l’urgence, à une certaine idée du rôle de la France dans l’arène internationale qu’il convient de faire appel. Ce qui suppose de proposer à notre peuple un travail en trois directions indissociables les unes des autres.

Évidemment, il importe en premier lieu de prendre à bras-le-corps la crise humanitaire. Sans se défausser des responsabilités qui reviennent aux puissances publiques du Vieux Continent, à commencer par celles des principaux États de l’Union, au premier rang desquels se situe la France. Sans céder un pouce de terrain aux effrois entretenus par la coalition des conservatismes réactionnaires dans un pays travaillé, depuis des lustres, par sa crise d’identité et par des propagandes xénophobes ayant profondément imprégné les esprits. En acceptant de mettre en chantier la refonte des politiques migratoires sur le continent, lesquelles ne sauraient plus relever des dispositifs discriminatoires et restrictifs codifiés par les accords de Dublin ou de Schengen. En dégageant les moyens matériels et financiers d’héberger, nourrir, soigner, scolariser des populations en recherche d’un havre, fût-il provisoire, de tranquillité et de sécurité. En octroyant aux associations dont c’est la mission, autant qu’aux collectivités locales, la possibilité d’insérer ces nouveaux arrivants sur nos territoires. En déployant des politiques volontaristes d’intégration – et non de cantonnement, d’utilisation en fonction des besoins du marché ou, naturellement, d’assimilation forcée –, ce que permet encore notre pacte républicain, dont la visée universaliste s’est toujours fixée pour dessein de dépasser, sans les nier, les différences d’origine et de religion dans ce creuset qu’est la citoyenneté.

Cela implique, naturellement, de cesser de brouiller tous les repères en s’évertuant à mettre en œuvre cette austérité qui renvoie inévitablement nos concitoyens à cette angoisse : qui va payer ? Notre pays n’a jamais été aussi riche, et il peut sans difficulté assumer le coût de l’arrivée de quelques dizaines de milliers de migrants. Pour peu, simplement, que son budget ne fût pas plombé par la marche à l’équilibre à tout prix que lui impose le traité voulu par Madame Merkel et Monsieur Sarkozy, autant que par un crédit d’impôt qui a, pour ne prendre que cet exemple, permis à nos seize plus grandes entreprises d’empocher 829 millions d’euros. Pour peu aussi que la réforme fiscale tant de fois différée vît le jour, afin de mettre enfin à contribution (c’est encore une simple indication) ces 500 Français les plus fortunés pouvant cumuler plus de 300 milliards de gain sur une seule année, soit l’équivalent de 16% de notre produit intérieur brut. Pour peu également que l’on ne cherchât point à faire reposer sur les institutions territoriales une large part de la charge de l’accueil des réfugiés, dans le même temps que l’on réduit drastiquement les dotations dont elles bénéficient de la part de l’État. Dit autrement, par quelque entrée que l’on prît le problème, on retombe sur le même constat : non seulement la rigueur budgétaire et la logique de « l’offre » ne nous permettent pas de trouver le chemin de la relance et de la réindustrialisation, mais elles représentent un handicap majeur lorsque le pays doit se montrer à la hauteur de ce que sa place et son histoire exigent de lui. S’ils veulent sortir du piège dans lequel ils se sont eux-mêmes enfermés, nos gouvernants en ont aujourd’hui l’occasion, au vu des circonstances exceptionnelles qu’affronte le continent dans son ensemble, en exigeant de leurs partenaires la suspension de ce TSCG qu’ils ont ratifié à peine arrivés aux affaires…

LA PAIX, LA DÉMOCRATIE, LE DÉVELOPPEMENT

Il faut ensuite traiter à la racine les guerres et convulsions sanglantes à l’origine des mouvements migratoires présents. L’annonce, par le président de la République à l’occasion de sa conférence de presse de rentrée, que la France allait engager son aviation de combat en Syrie, conjuguée à l’entrée en lice de la Russie dans la confrontation militaire avec « l’État islamique », ont ici rouvert le débat sur une intervention terrestre des armées occidentales sur le terrain. Point n’est cependant besoin d’être un géostratège expérimenté pour comprendre qu’une présence au sol des grandes puissances ne ferait qu’approfondir la déstabilisation du Machrek et nourrir les appels jihadistes à la ”« guerre sainte »” contre les ”« mécréants »”. L’expérience du Mali est, à cet égard, instructive : même si la France ne pouvait s’y dérober compte tenu de la gravité de la menace pesant sur les populations autochtones, la présence de ses soldats n’aura fait disparaître aucun des facteurs ayant donné naissance à la terreur fondamentaliste dans cette partie de l’Afrique. D’ailleurs, celle de l’Afghanistan l’avait été tout autant : en 2015, les talibans s’y avèrent une menace toujours aussi prégnante, en dépit du déploiement d’une gigantesque armada sous le commandement de l’Otan durant des années, et il apparaît même désormais que ce pays assiste actuellement à l’implantation des premiers noyaux de « l’État islamique ».

S’il importe donc d’aider ceux qui combattent en première ligne en Irak ou en Syrie, les forces kurdes ou chiites en particulier, et si des frappes aériennes peuvent leur être d’un appui précieux, c’est une solution politique à la désintégration régionale qui sera la meilleure arme contre la barbarie. Pour renouer avec les plus beaux moments de son histoire, ceux où elle s’exprimait au nom de ses idéaux de justice et de dignité pour tous les peuples, la France se devrait par conséquent, plutôt que de se soumettre aux aléas de la diplomatie de l’Oncle Sam ou de s’aligner systématiquement sur les positions versatiles des gouvernants allemands, prendre l’initiative d’une proposition de conférence internationale regroupant, sous l’égide des Nations unies, toutes les forces démocratiques et gouvernements légitimes du Proche et du Moyen-Orient. À charge pour celle-ci, sur la base des principes universellement reconnus de la Charte de ladite ONU, de promouvoir un plan de restauration de la paix, de mise en œuvre des transitions politiques qui s’imposent là où des dictateurs sanguinaires ont trop longtemps bafoué la démocratie, de redéfinition d’architectures étatiques datant des accords Sykes-Picot au début du XX° siècle et aujourd’hui en ruines, de règlements du conflit israélo-palestinien ou encore de la question kurde.

Cette articulation d’initiatives fortes de notre pays sur le plan humanitaire et régional ne saurait néanmoins trouver sa pleine cohérence sans que l’on s’emploie, dans le même temps, à réparer les dégâts monstrueux de la globalisation capitaliste. Faut-il ici rappeler que les pouvoirs français successifs se sont, depuis plus de deux décennies, totalement désintéressés de ce qu’il advenait du sud de la Méditerranée ? Qu’ils ont laissé l’Afrique s’enfoncer dans cette horreur économique ayant privé des peuples entiers et leurs jeunesses de tout avenir ? Qu’ils ont renoncé à une action indépendante en direction du monde arabe en ne cherchant même plus à contester les visées de l’administration américaine sur cette partie du monde ? Qu’on les a même vus céder à des surenchères aberrantes, quitte à placer la France en confrontation directe avec cette puissance régionale incontournable qu’est l’Iran ? Que la seule action économique d’envergure dont ils peuvent se targuer aura consisté à veiller à ce que notre industrie d’armement ne fût jamais en manque de débouchés solvables ?

Il serait désormais temps de reconstruire notre relation avec le Sud, de renoncer pour cela aux logiques de repli au nom d’une illusoire protection face aux migrants arabes ou africains, et de donner à l’inverse la priorité à la recherche systématique d’accords de co-développement solidaires avec un continent dont beaucoup s’accordent à penser qu’il détient, s’il parvenait à s’extraire de sa décomposition actuelle, les potentialités d’un développement considérable au cours du XXI° siècle. Autant dire qu’un changement radical de braquet serait le moyen le plus sûr de combattre une misère endémique et des situations de chaos à la source d’une terrible menace totalitaire, tout en contribuant à la relance des économies européennes, qui les verrait s’ouvrir à ces nouveaux horizons que seraient, par exemple, un développement et une industrialisation écologiquement soutenables de cette partie de la planète, ou encore l’essor de coopérations avec les nations concernées sur les plans sanitaire, éducatif, universitaire ou culturel.

J’en termine en disant que la gauche, toute la gauche, est maintenant au pied du mur. À se laisser, comme à présent, balloter au gré des événements, à apparaître systématiquement sur la défensive face à des images qui remodèlent les comportements et déforment fréquemment la perception qu’ont les opinions de phénomènes pouvant leur sembler terriblement inquiétants, elle prendrait le risque de subir une nouvelle – et très lourde – défaite. Bien des batailles politiques et idéologiques ont déjà été perdues, faute souvent d’avoir été livrées. Une autre, de toute première importance, s’engage à présent. Or, nous le savons, les grilles d’explication simplistes, celles qui spéculent sur les plus bas instincts de l’individu, s’imposent d’autant plus aisément qu’on leur laisse le champ libre. L’émotion devant le malheur peut se révéler fort éphémère lorsque l’affolement gagne des foules désemparées. Alors, que tous ceux qui ne veulent pas abdiquer de leurs fondamentaux républicains et progressistes osent donc l’audace consistant à faire appel et confiance à l’intelligence collective des citoyens. Voilà l’enjeu du moment que nous vivons. Rien de moins…

Christian_Picquet

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