L’unité à gauche ? Parlons-en… sérieusement !
C’est ce week-end que les militantes et militants socialistes sont appelés à se rendre à la rencontre du peuple de gauche, sur les marchés de France notamment, à l’occasion du « référendum » organisé, depuis la rue de Solferino, autour de la question : ”« Face à la droite et à l’extrême droite, souhaitez-vous l’unité de la gauche et des écologistes aux élections régionales ? »” Une opération qui revêt une certaine ampleur, avec la sortie d’un million de tracts et de 100 000 affiches, la mise à disposition de 2000 points de vote et l’ouverture d’un site Internet dédié. Ce qui, en soi, mérite que l’on traite l’affaire avec le plus grand sérieux.
Personne n’est évidemment dupe des objectifs immédiats poursuivis par la direction du Parti socialiste. En reprenant l’initiative, en un moment où sa campagne pour le scrutin du mois de décembre patine, celle-ci trouve l’occasion de réoccuper le terrain, d’esquiver la discussion qui s’avérerait pourtant impérative sur les dégâts provoqués par les orientations gouvernementales, d’interpeller le reste de la gauche en escomptant la placer de cette manière sur la défensive, de gagner quelques points dans les intentions de vote en faisant vibrer la corde toujours sensible de l’unité. Une corde d’autant plus sensible que le camp adverse est clairement à l’offensive et menace, à observer du moins des sondages qui s’accordent tous sur ce point, d’emporter une majorité de Régions, avec les terribles conséquences qui en découleraient, sur les services publics de proximité par exemple ou sur les dispositifs de solidarité construits, au fil des années passées, par les majorités progressistes.
Bien sûr, les initiateurs de cette pâle imitation de la « votation citoyenne » de 2009 qui avait, face au pouvoir sarkozyste, mobilisé un million et demi de personnes en défense du service public postal, mettent en avant cette indéniable réalité que Julien Dray aura résumé pour le ”Journal du dimanche” du 11 octobre : ”« Nous avons été capables de faire des Régions des boucliers protecteurs pour les citoyens. Pourquoi arrêter de travailler ensemble parce qu’on ne serait pas d’accord sur la politique nationale ? Personne ne comprend cela. »” Il est, en effet, parfaitement exact, j’en ai été le témoin et l’acteur depuis près de six ans en Midi-Pyrénées, que l’ensemble des composantes de la gauche aura su diriger les Régions et y faire prévaloir des choix ressentis comme d’authentiques avancées par nos concitoyens (l’action des élus communistes et Gauche unitaire y aura, le plus souvent, été pour beaucoup, on ne doit jamais l’oublier). À ceci près que Julien Dray ne veut voir, dans la présentation de listes distinctes de celles constituées par son propre parti, que le souci des formations anti-austérité de sanctionner l’exécutif. Il oublie, ce faisant, que la rigueur budgétaire se traduit aussi en coupes drastiques dans les dotations de l’État aux institutions régionales (comme à toutes les collectivités territoriales), lesquelles ne disposent d’aucune ressource fiscale pérenne et vont, dès lors, se retrouver devant des difficultés croissantes pour assumer leurs missions d’intérêt général. Et si les majorités sortantes seront, dans l’ensemble, parvenues à préserver leurs politiques publiques, rien ne garantit qu’il pourra en aller de même dans l’avenir. De sorte que le silence embarrassé des listes socialistes et de leurs chefs de file, sur un point d’autant plus crucial qu’il déterminera la qualité des choix des futures Assemblées, est le premier responsable de l’éparpillement de la gauche à l’entrée de la campagne des régionales. Et que, par surcroît, l’affirmation de listes porteuses de propositions offensives pour des Régions clairement orientées à gauche représente, tout à la fois, une garantie pour le futur et le moyen d’entraîner une dynamique de remobilisation d’électeurs et électrices qui pourraient, sans cela et une nouvelle fois, être enclins à s’abstenir.
VRAIE QUESTION, MAUVAISE MÉTHODE
Le rendez-vous de cette fin de semaine ne fait, au fond, que décliner la démarche récemment rendue publique par Jean-Christophe Cambadélis dans sa ”« Lettre ouverte à la gauche et aux écologistes »”. Quoi que l’on pût penser de l’idée de ”« grande alliance »” qui ponctue cette missive, l’argumentation se révèle suffisamment sérieuse pour que l’on y réponde avec soin. Le premier secrétaire du PS écrit ainsi : ”« Face à nous, il y a le bloc réactionnaire. Les plus myopes d’entre nous sont désormais instruits par l’épisode malheureusement limpide des réfugiés. C’est un avant-propos d’une France à la Orban. Cette menace ne saurait être ni un argument massue, ni le forceps de notre unité. Cette menace n’en demeure pas moins réelle : droite en voie d’extrémisation et extrême droite en voie de banalisation sont en train de converger dans les têtes. Si elles sont concurrentes dans les urnes, c’est pour savoir qui des deux régnera sur ce bloc électoral. La droite française la plus à droite du monde fera bientôt sa jonction avec l’extrême droite la plus banalisée d’Europe. (…) Cette menace est là, elle se nourrit aussi de notre division.” (…) ”L’anathème règne en maître à coup d’excommunications médiatiques sous le regard désabusé et incrédule d’un peuple de gauche ainsi démotivé.” (…) ”Je ne mésestime pas nos débats économiques, sociaux, voire européens. Il y a là des fractures qui pour importantes qu’elles soient, ne sont pas insurmontables. Aiguiser les divergences ne permet pas de les surmonter mais seulement de les faire durer. Dans les années 1970 ou bien 1936, les désaccords au sein de la gauche étaient plus graves puisqu’ils portaient sur le modèle de société. Et pourtant la gauche s’est unie.” (…) ”La gauche a déjà perdu la bataille des cœurs et des esprits. Si elle venait aujourd’hui à manquer le tournant de l’unité et donc à perdre la bataille politique, elle perdrait la bataille de la République. »”
Ce qui rend cette adresse aussi faiblement crédible, pour ne pas dire totalement inaudible d’une large partie de celles et ceux auxquels elle est censée s’adresser, tient à la volonté de son auteur d’ignorer la responsabilité du gouvernement qu’il soutient dans l’aiguisement des affrontements fratricides qui balkanisent notre camp social et politique. Que l’affaiblissement de celui-ci ait commencé bien avant l’arrivée de François Hollande à l’Élysée ne saurait faire oublier à quel point la trahison des engagements souscris devant le peuple à l’occasion de la dernière présidentielle aura creusé les divisions à gauche et entre les organisations syndicales, porté le découragement et même le dégoût envers l’action publique à leur paroxysme, été le vecteur de la conquête par la droite d’une majorité de municipalités et de départements, servi de carburant à la montée en puissance des amis de Madame Le Pen. Qui peut le nier aujourd’hui, alors que nos éminences ministérielles n’affichent que mépris pour la colère s’emparant d’une grande partie d’un salariat confronté à l’arrogance et à l’avidité du capital, qu’elles n’ont pas un mot pour s’indigner de l’arrestation au petit matin (comme de vulgaires truands) de salariés d’Air France, et que la rupture qui s’ensuit avec le pouvoir s’est brutalement manifestée sous la forme du refus d’un délégué CGT des chantiers navals STX de Saint-Nazaire de serrer la main du président de la République, le 13 octobre ?
Pour autant, se contenter de tourner en dérision la démarche de Cambadélis, comme je le vois faire de la part de quelques figures se voulant sans doute les porte-parole avisés d’une” « vraie gauche »”, m’apparaît à l’inverse franchement pathétique eu égard aux enjeux présents. Qualifier de ”« ridicule »” la consultation socialiste, lui opposer un ”« contre-référendum »” que d’aucuns n’auront pas hésité à qualifier de ”« facétieux »” (celui que Julien Bayou, Caroline de Haas et Elliot Lepers viennent d’annoncer), ou dénoncer un ”« chantage au FN »” n’auront pour effet que de dépolitiser un débat qui l’est déjà trop, de creuser les fractures plutôt que de chercher à les réduire par une attitude responsable, de risquer de provoquer un peu partout des tensions dont nous n’avons vraiment pas besoin.
Si la manœuvre de la direction socialiste pour mettre au pied du mur les autres formations de gauche a de quoi irriter, elle ne doit toutefois pas conduire à nier l’évidence. Oui, il se forme présentement, face à nous, un bloc droitier, puisant son inspiration dans les thématiques mises en avant par le Front national, tendant à remodeler les perceptions et comportements collectifs, menaçant la République dans ses valeurs et principes fondateurs. Oui, lorsque Nicolas Sarkozy, François Fillon ou Alain Juppé s’expriment, ils dessinent une France dont auraient été effacés les droits et protections collectives que nos anciens mirent des décennies à conquérir. Oui, une extrême droite recueillant dorénavant les suffrages de près d’un ouvrier ou d’un employé sur deux et campant du même coup aux portes du pouvoir, ainsi qu’en attestent tous les sondages, constitue une menace mortelle pour la gauche et le mouvement ouvrier. Oui, la division est le meilleur atout dont puissent bénéficier nos adversaires, alors que l’unité aura toujours été, dans l’histoire, l’instrument que le peuple se sera donné pour arracher ses plus belles victoires sociales et démocratiques.
C’est donc un très mauvais service rendu aux forces qui agissent pour relever la gauche en la sortant de la dérive sociale-libérale des gouvernants que de dire, à l’instar par exemple de Jean-Luc Mélenchon, que le lepénisme serait ”« la dernière solution du maintien de l’ordre social »”, sous-entendant que son échec nous ouvrirait ensuite le chemin des responsabilités. Je le dis sans souci particulier de diplomatie, l’heure étant trop grave pour tourner autour du pot, ce genre de discours me fait par trop penser à celui des communistes de l’Allemagne pré-hitlérienne… qui mena à la terrible défaite que l’on sait.
OUVRIR LA DISCUSSION SUR LA RECONSTRUCTION DU RASSEMBLEMENT
Par conséquent, plutôt que de se lancer dans une partie de gifles aussi stérile que démoralisante pour quiconque n’entend pas renoncer à ses convictions et à ses valeurs, mieux vaudrait prendre à bras-le-corps cette dimension cruciale du rassemblement. Seuls des irresponsables peuvent, en effet, s’en désintéresser ou, pire, justifier la division. Cette dernière affaiblit le combat pour la justice et l’égalité, elle dissuade beaucoup de s’engager dans la défense des revendications comme dans la bataille pour le progrès, elle amène des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à ne voir dans les controverses nous opposant les uns aux autres qu’un choc d’appareils indifférents à leurs attentes réelles. Surtout dans un contexte où le plus grand nombre subit chaque jour la remise en cause de ses droits et voit son existence quotidienne piétinée, où la coalition des partis conservateurs va jusqu’à promettre de démanteler le droit syndical, où le Front national se nourrit d’une exaspération populaire laissée sans réponse crédible à gauche. À l’inverse, l’unité résonne depuis toujours comme un encouragement à l’action, une arme pour surmonter la faiblesse qui est au départ celle du monde du travail et du mouvement social face à un adversaire qui détient tous les leviers de commande et sait, en général, faire front en défense de ses intérêts. Et son absolue nécessité se voit encore renforcée lorsque toutes les enquêtes d’opinion démontrent que les orientations gouvernementales ne disposent d’aucune majorité parmi ce peuple de gauche qui fit la victoire de 2012.
C’est la raison pour laquelle les forces anti-austérité, les courants qui se refusent à dissoudre leur identité dans une soumission à un libéralisme dont la faillite n’est plus à démontrer, ne doivent jamais céder à la politique du pire, à la différence (ce n’est qu’un exemple, non le désir de ma part de pourfendre qui que ce soit) de l’attitude observée par la liste du Front de gauche aux élections municipales partielles de Noisy-le-Grand laquelle, en faisant battre la municipalité socialiste sortante à 33 voix près lors du second tour, voici quelques semaines, aura permis à une droite ultra-radicalisée de franchir une nouvelle étape dans son vieux dessein de contrôler l’un des départements les plus populaires d’Île-de-France, en l’occurrence la Seine-Saint-Denis. Il leur faut au contraire prendre l’initiative de propositions offensives pour un sursaut unitaire des forces vives de la gauche.
Naturellement, la condition pour atteindre cet objectif est de donner au rassemblement un contenu collant au plus près des intérêts et préoccupations des hommes et des femmes au nom desquels nous nous battons. Faute de quoi, il ne serait qu’un leurre, une convergence de façade sur le plus petit dénominateur commun, pour ne pas dire une misérable manœuvre visant à effacer les différences au bénéfice de ceux qui nous dirigent et cherchent sournoisement à préparer l’éventuelle réélection sans débat de François Hollande. Ce qui n’implique aucunement d’attendre que les choses se décantent au sein du Parti socialiste, que le rapport des forces s’inverse au sein de la gauche, ou encore que le choc des défaites qui nous guettent permît de redistribuer les cartes sur le champ politique. Hélas, l’immobilisme est généralement à la source d’une désagrégation à laquelle, toutes les consultations en ont attesté depuis 2012, nul ne parvient à échapper. Dans un contexte où le désarroi s’empare du corps social et où les mobilisations populaires sont à la peine, si le Parti socialiste ne cesse d’acquitter la lourde facture des reniements de l’exécutif, c’est l’ensemble de la gauche qui recule avec lui.
L’UNION APPELLE UN CONTENU
L’unité est indispensable et possible, déjà, à l’échelon des collectivités territoriales perdues en 2014 et 2015, afin d’empêcher qu’elles ne deviennent autant de laboratoires expérimentant les politiques de régression et de développement des inégalités qui pourraient, demain, se voir appliquées à l’échelle du pays tout entier. Indispensable et possible également face à une droite et à une extrême droite dont les assauts concomitants, sur les terrains de l’égalité des droits par exemple ou de l’accueil des réfugiés, visent rien de moins qu’à l’effondrement des piliers fondateurs de notre République. Indispensable et possible, plus généralement, pour enclencher la contre-offensive idéologique que nous impose, sans plus perdre un instant, la progression incessante dans les consciences de ces idées calamiteuses de repli, de mise en concurrence de tous contre tous, de stigmatisation de l’Autre, de criminalisation de la pauvreté. Indispensable et possible, évidemment, lors des scrutins de décembre, où seule la fusion de toutes les listes de gauche au second tour, dans la perspective de contrats majoritaires de gestion tenant compte des résultats du premier tour, sera en mesure de conserver à gauche les Régions redécoupées dans le prolongement de la loi NOTRe. Indispensable et possible, au fond, afin de remettre en mouvement un peuple ayant perdu confiance en ses capacités de changer le cours des choses par ses luttes collectives, se réfugiant dans l’abstention à chaque rendez-vous électoral, ou laissant sa colère se dévoyer dans le vote pour son pire ennemi, l’extrême droite.
On peut d’ailleurs aller plus loin. Sans prétendre surmonter des désaccords qui sont, et demeureront un certain temps, profonds. Avec pour objectif de rassembler une majorité de la gauche à partir de propositions relevant de l’extrême urgence. Qu’il s’agisse de l’indispensable récupération des cadeaux fiscaux consentis aux entreprises, sans que cela ne se soit traduit en investissements productifs ou en créations d’emplois, afin de réorienter ces sommes colossales vers la réindustrialisation des territoires ou l’aide aux petites et moyennes entreprises. Ou de la mise immédiate à contribution des revenus financiers des entreprises, des extravagants dividendes versés aux actionnaires ou des placements spéculatifs dans les paradis fiscaux. Ou de l’objectif de cette sécurité sociale professionnelle, que revendique le syndicalisme et sur lequel s’accorde un très grand nombre de forces de gauche, lequel serait une bien meilleure contribution à la relance de l’activité que les attaques dont le code du travail fait l’objet jusqu’au plus haut niveau de l’État. Ou encore de l’indispensable redéploiement de nos services publics, si essentiels à la cohésion sociale et républicaine du pays. Sans parler de ce premier pas dans la direction de la réorientation européenne que constituerait l’enclenchement d’une grande bataille d’opinion, afin que la France prît l’initiative de proposer l’organisation d’une conférence continentale pour la restructuration de ces dettes souveraines dont le remboursement sert, aux mains de la Commission de Bruxelles comme de la chancelière allemande, à assujettir les peuples à une austérité aussi socialement tragique qu’économiquement dévastatrice. Et je n’évoque que pour mémoire la convergence, manifestement atteignable dans la mesure où l’exigence s’en fait entendre de toutes parts (jusque dans l’entourage du président de l’Assemblée nationale), sur l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel qui serait la première mesure à même de combattre la phénoménale crise démocratique qu’engendre une V° République en voie de putréfaction.
J’arrête ici l’énumération des domaines sur lesquels la bataille du rassemblement pourrait se concrétiser au bénéfice de notre peuple. À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore si le « référendum » socialiste mobilisera des centaines de milliers de citoyens, comme Jean-Christophe Cambadélis dit l’espérer, ou s’il fera le « flop » qu’annoncent la plupart des gazettes. Peu importe, finalement. Ce coup tacticien aura au moins eu pour vertu d’ouvrir le débat. On doit redouter que ce dernier se conclue dans une confusion plus grande que celle qui prévalait auparavant. Voici ce qui m’amène à m’adresser à mes amis qui, comme moi, ont à cœur de sauver la gauche d’une débâcle programmée. Ne restons pas claquemurés dans des postures défensives que nous paierons tous d’une commune perte de crédit. L’unité est un enjeu décisif. Trop décisif pour qu’on le laissât se brouiller derrière des polémiques insipides ou des opérations à courte vue…