La France au seuil du désastre
Ce qui avait été annoncé est bel et bien advenu. En pire, peut-être… Ce dimanche 6 décembre, en dépit d’un taux de participation en légère augmentation sur le scrutin de 2010 (de l’ordre de 4%), le Front national aura progressé sur l’ensemble du territoire national, arrivant en tête dans six Régions et se retrouvant en situation de l’emporter dans deux voire trois d’entre elles. Nul ne peut plus désormais parler d’un mécanique effet en retour de l’arrivée massive de migrants sur le Vieux Continent, ni de la conséquence à peu près inévitable de la menace terroriste planant sur nos concitoyens, encore moins d’une attitude de protestation, d’un vote défouloir, ou de la simple radicalisation d’une fraction de la droite. Pour bon nombre des six millions d’électeurs qui se seront retrouvés dans ce choix, une partie venant manifestement de la gauche, c’est une adhésion et un souhait de voir le parti lepéniste prendre les rênes de leurs collectivités qui se seront manifestés. C’est ce qui ressort du fait qu’il se sera retrouvé en tête des votes dans plus de la moitié des communes, qu’il aura coagulé autour de lui plus d’un tiers des jeunes de moins de 35 ans ayant fait le déplacement aux isoloirs, et qu’il aura encore accru sa place de première force politique dans le monde du travail.
Ne nous y trompons pas : l’événement constitue un basculement de la situation française, mettant notre Hexagone au seuil de tous les dangers. Sur une pareille lancée, l’extrême droite peut désormais nourrir tous les espoirs pour la présidentielle à venir. Cet authentique séisme signe avant tout la faillite absolue des orientations mises en œuvre depuis des années à la tête du pays, celles-ci ayant creusé les inégalités comme jamais depuis longtemps, répandu un terrible sentiment d’exclusion au plus profond des territoires, laissé la République s’affaisser sous le choc d’un néolibéralisme substituant une concurrence débridée au pacte de solidarité hérité de la Libération, encouragé les phénomènes de repli et de rejet de l’Autre, éloigné les citoyens de la démocratie en bafouant sans cesse les aspirations manifestées par le peuple à l’occasion de chaque consultation. Le résultat interpelle l’ensemble de l’échiquier politique. Sans exception, quoique les responsabilités ne soient nullement partagées !
Ainsi, la droite traditionnelle échoue-t-elle à s’imposer comme elle l’espérait. Les alliances conclues entre « Les Républicains » et la galaxie centriste paient aujourd’hui une attitude qui, d’un côté, les aura coupés de leurs bases populaires du fait d’une soumission de chaque instant à la loi des marchés financiers et, d’un autre côté, les aura vus surenchérir sur les thématiques identifiantes du FN en croyant de cette manière entraver la progression de celui-ci. Cela n’ira pas sans retombées sur les affrontements que dessine d’ores et déjà la future « primaire » censée départager les candidats conservateurs à la magistrature suprême.
Quant à la gauche, toutes composantes confondues, il lui faut prendre toute la mesure du fait qu’elle est maintenant tombée à l’un de ses plus bas étiages historiques, ne représentant nationalement guère plus d’un tiers de l’électorat. Si, dans nombre de Régions, le Parti socialiste résiste mieux qu’il ne le craignait lui-même, il ne saurait escamoter le bilan, calamiteux pour lui, des choix d’un exécutif dont il sera apparu le fidèle supporter. À tourner le dos aux engagements de 2012 du candidat Hollande, à accroître l’injustice sociale à travers le déploiement d’une austérité exigée par le traité de stabilité européen, à diviser la gauche comme elle l’avait rarement été dans le passé, on aura porté le désarroi populaire à son paroxysme et on aura ouvert un boulevard à une extrême droite qui, pour revêtir des habits neufs, n’aura renoncé à aucun de ses fondamentaux. Que la principale force de la gauche en vînt à représenter moins de 20% des suffrages exprimés dans ces vieilles terres d’implantation du mouvement ouvrier que furent longtemps le Nord ou Paca, et qu’il ne lui reste présentement pour seul choix que de s’y saborder tristement devant la menace frontiste, au prix de la disparition de tout élu progressiste des institutions concernées, est en soi le symptôme du mal mortel qui menace notre camp social et politique dans son ensemble.
Pour autant, la gauche anti-austérité se doit de reconnaître la difficulté qu’elle éprouve à se faire entendre d’un peuple de gauche exaspéré, ou du moins largement désabusé, par les reniements du pouvoir en place. Les ententes contractées entre Europe écologie-Les Verts et le Front de gauche, en Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon et en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, n’atteignent pas, loin s’en faut, les scores escomptés. Dans le Grand Sud-Ouest, la coalition « Nouveau monde » atteint tout juste la barre des 10%, alors que certains sondages avaient entretenu chez certains l’illusion qu’il était devenu possible de ”« passer devant les socialistes »”. Et du côté du Front de gauche, c’est surtout la bonne résistance du tissu d’implantation communiste qui autorise des résultats honorables bien que modestes (c’est le cas, notamment, pour Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Rhône-Alpes-Auvergne, la Seine-Maritime et l’Île-de-France). Manifestement, minée par des désaccords stratégiques majeurs, affaiblie par l’illisibilité des postures contradictoires de ses diverses formations, notre construction unitaire a maintenant définitivement perdu sa force propulsive initiale. Cela ne fait que rendre plus impératif, comme je le défends depuis de longs mois, qu’elle interroge le « logiciel » en fonction duquel elle continue de s’orienter en dépit des revers enregistrés depuis 2012, qu’elle remette à plat une analyse manifestement erronée de la situation française, et qu’elle renonce à ces réponses trop souvent « hors sol » qui lui ont interdit, de scrutin en scrutin, de porter une parole crédible aux yeux d’un peuple qui doute de la possibilité même du changement.
Dans l’immédiat, tout doit être fait pour battre l’extrême droite et la droite. La fusion des listes de gauche, en cours à l’instant où j’écris ces lignes, est de nature à conserver à gauche un nombre significatif de Régions. Pas une des voix s’étant exprimées ce dernier dimanche ne doit leur faire défaut ! Et il importe de convaincre le plus grand nombre possible de celles et ceux qui se sont abstenus, par dépit ou dégoût, de ne pas faire le jeu de ceux qui veulent détruire leurs protections collectives et leurs droits démocratiques.
Reste que nous entrons dans une séquence politique aux coordonnées bouleversées, celle qui va s’ordonner autour de la préparation de la prochaine présidentielle. Si la gauche l’aborde comme elle vient de le faire dans les consultations des deux dernières années, si elle ne rouvre pas le débat en son sein sur les solutions susceptibles de surmonter ses divisions et de reconstruire une perspective pour des millions de Français – ce qui implique que sa principale composante consente à sortir des rets de l’austérité –, elle court à un désastre assuré. Un désastre qui n’épargnera personne (nous l’avons vu ce 6 décembre) et que nous mettrons, s’il se produit, très longtemps à surmonter.
En cette fin 2015, même si le second tour devait limiter le nombre de Régions perdues, chacun se retrouve devant ses responsabilités. Les routines et la résignation, sans parler des rhétoriques en décalage totale avec la réalité, seront plus que jamais mortifères…