Nous évoluons désormais dans un champ de ruines politiques

À l’issue du second tour des élections régionales, seuls des imbéciles ou des inconscients pavoiseront, à moins qu’ils ne retournent aux arrière-cuisines où ils se sentent manifestement plus à l’aise que devant les électeurs. Le champ de ruines qu’est, au fil du temps, devenu la politique apparaît sans doute moins apocalyptique qu’on ne pouvait le redouter. Il n’en est pas moins une réalité annonciatrice de possibles dévastations futures.

Ne boudons pas, bien sûr, le plaisir que nous inspirent la progression de quelque neuf points de la participation électorale, la mobilisation démocratique exceptionnelle qui a privé le Front national la direction des trois Régions qu’il convoitait, le maintien à gauche de cinq autres Régions, dont celle qui m’est chère, Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon. Pour autant, mesurons bien à quel point la crise française se sera approfondie. Au sortir du dernier scrutin qui nous sépare de l’élection présidentielle de 2017, et sous l’impact de la montée des angoisses sociales et identitaires, du délitement des protections collectives que la République est censée garantir, des peurs face au terrorisme globalisé né des bouleversement de l’ordre mondial.

Que le retour aux urnes de quatre millions d’hommes et de femmes doive être salué comme une démonstration que le peuple français n’a pas sombré dans l’indifférence à la chose publique ne saurait tout d’abord conduire à relativiser l’importance de l’absentéisme électoral. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le dernier taux de participation à ceux, phénoménaux, dont avaient bénéficié les premières régionales (77,93% en 1986 et 68,60% en 1992). Une vérification, en quelque sorte, du mouvement de plus en plus profond qui, de consultation en consultation, voit à peu près une moitié du corps électoral s’éloigner d’un jeu partisan perçu comme largement extérieur à ses préoccupations quotidiennes.

Dans ce cadre, on peut légitimement se féliciter de l’échec de l’extrême droite à s’imposer dans ce second tour, en une sorte de réédition du scénario qui l’avait vue incapable de transformer l’essai de ses succès du premier tour des départementales, voici neuf mois. Sauf que… Le parti lepéniste aura poursuivi sa marche ascendante, gagnant environ 820 000 voix depuis le 6 décembre et pulvérisant même son record de la dernière présidentielle (sa présidente avait alors obtenu 6,42 millions de voix, contre 6,82 en ce mois de décembre). Il aura, ce faisant, confirmé sa place de première force politique de l’Hexagone, même si le cœur d’une majorité d’électeurs est loin d’être encore conquis. Quant au fameux ”« plafond de verre »”, que divers commentateurs autosatisfaits disent infranchissable pour le FN, il paraît tout de même proche d’être pulvérisé lorsque Mesdames Le Pen, tante et nièce, seront parvenues à quelques points seulement du seuil fatidique des 50% en Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Dans ces conditions, non seulement cette formation aura été la seule vraie gagnante du 13 décembre, non seulement elle se sera plus que jamais retrouvée au centre des affrontements politiques et elle aura encore renforcé son aptitude à leur imprimer sa marque, mais sa poussée constante confirme qu’elle représente bien le danger mortel du rendez-vous de 2017.

À l’aune de ce constat, le camp conservateur n’a guère de raisons de se congratuler. Certes, ce dimanche, il aura ajouté quatre Régions aux trois où il bénéficiait du hara-kiri du Parti socialiste face à la menace frontiste. Il aura néanmoins échoué à susciter autour de lui l’élan qui était censé mener, sans coup férir, son champion à une victoire présidentielle. La responsabilité en revient à un programme de destruction sociale et de soumission à l’européisme libéral dont son électorat le plus populaire saisit instinctivement la nature dévastatrice, ainsi qu’à un positionnement si empreint de la rhétorique discriminatoire du lepénisme qu’il nourrit insidieusement la montée en puissance du concurrent en passe de le supplanter à sa droite. De ce côté, la crise de projet, de stratégie et de leadership n’est pas près de se refermer, ce qui annonce une « primaire » à ce point meurtrière, entre prétendants à la magistrature suprême, que le FN peut y trouver le chemin de nouvelles avancées propres à le mener aux portes du pouvoir.

Quant à la gauche, il faut le culot d’acier d’un Manuel Valls pour faire comme si elle venait de recueillir les dividendes du courage face à l’extrême droite. Toutes familles confondues, elle n’aura en effet remporté cinq Régions métropolitaines qu’à la faveur de triangulaires, la Bretagne faisant figure d’exception avec les 51,41% de la liste conduite par Jean-Yves Le Drian. À l’échelon national, elle se retrouve donc largement minoritaire, en suffrages exprimés comme en pourcentages, face à la droite et à l’extrême droite, ne franchissant la barre des 40% que dans quatre cas, ce qui met le total des « Républicains » et du FN autour des deux tiers des suffrages exprimés. Sans compter qu’elle ne dispose plus d’aucun élu dans ces deux terres d’influence fortes que furent longtemps le Nord et le Sud-Est, la présence de représentants de la gauche dans l’Hémicycle du Grand-Est ne devant qu’au refus obstiné de Jean-Paul Masseret de céder à la pression effrénée de Matignon et de Solferino qui le poussaient au retrait.

En clair, sa propre déréliction aura laissé le champ libre à ses adversaires et, singulièrement, à un national-lepénisme qui lui taille des croupières dans ce qui aurait dû demeurer ses bases naturelles, le monde du travail, les classes populaires, la jeunesse. Ses divisions, fruits d’une gestion gouvernementale générant une exaspération grandissante et un découragement massif, auront d’évidence affaibli la dynamique qui aurait permis de conserver des régions que la droite n’a arrachées que de justesse, la Normandie et l’Île-de-France en premier lieu. Et si le Parti socialiste s’avère le premier à avoir acquitté la facture des errements libéraux de l’exécutif, quoique ses reculs ne lui aient pas coûté sa place de première composante de la gauche, les formations anti-austérité ne peuvent s’estimer sans responsabilités dans cette débandade. Plusieurs années d’appréciation erronée de la réalité, de postures illisibles, de discours difficilement audibles, de querelles intestines aussi brutales qu’incompréhensibles de nos électeurs de 2012 nous auront renvoyé à une marginalité dont la création du Front de gauche avait pourtant pour objectif de nous extraire. C’est dire que le risque d’élimination de notre camp social et politique du second tour de la présidentielle n’a nullement reculé en cette fin 2015, bien au contraire. Avec toutes les conséquences qu’il est légitime d’en redouter…

Un débat capital doit maintenant s’ouvrir à gauche et être mené sans atermoiements. De premiers craquements en démontrent d’ailleurs la nécessité et… la possibilité. Au soir du dénouement de ces régionales, chacun aura pu voir le Premier ministre, comme à son habitude, rester « droit dans ses bottes », refusant toute inflexion de la ligne gouvernementale (au point de laisser sa ministre du Travail annoncer que le Smic n’augmenterait que… de six centimes en cette fin d’année, ce que les salariés concernés ne manqueront pas de ressentir comme une insulte), considérant manifestement que l’instrumentalisation de l’opposition à l’extrême droite pourrait suffire à mener François Hollande à sa réélection et, surtout, laissant entrevoir son souhait d’une recomposition qui mettrait à mort le PS sous sa forme actuelle dans l’objectif de l’allier aux secteurs modérés de la droite. Inversement, les électeurs auront pu entendre la première figure de la rue de Solferino plaider en faveur d’un plan de lutte ”« contre la précarité et pour l’activité »”, se distinguant du même coup, quoique fort discrètement, de cette course à la « compétitivité » au nom de laquelle la puissance publique aura multiplié les cadeaux fiscaux au grand patronat ces dernières années. Évidemment, il faudra bien davantage que des exhortations formelles à l’unité et des formules sans concrétisation sur le besoin d’un nouveau cap social pour renverser la tendance qui nous menace de débâcle. Reste que les termes de la réflexion commencent à venir sur la table…

Sans briser le piège mortifère de l’austérité, sans retrouver l’oreille d’un peuple qui se désespère d’être ignoré et méprisé, sans consentir à affronter les logiques financières qui déchirent le tissu industriel de la France et fracturent la société, la gauche continuera de s’abîmer dans des affrontements fratricides, elle désespérera celles et ceux qu’elle a en principe pour mission de servir, elle se montrera toujours aussi impuissante à faire refluer l’extrême droite. Il reste peu de temps, quelques mois à peine, pour sortir des routines et rompre avec l’esprit de résignation, pour prendre à bras-le-corps toutes les dimensions enchevêtrées de la crise française. Oser mettre en place les cadres d’échange à même de changer le climat politique dans le pays, mettre sur le devant de la scène les mesures phares d’un pacte républicain d’urgence et de solidarité pouvant rendre confiance aux forces populaires, prendre avec audace les initiatives de nature à rassembler le plus largement possible : il n’y a vraiment rien de plus impératif.

Christian_Picquet

Article similaire

Quand brûlent des synagogues…

Où va la France ? Où va la gauche ?

Premières leçons d’un premier tour

Non pas simplement affronter, mais résoudre la crise de la République

Chercher un sujet par date

décembre 2015
L M M J V S D
 123456
78910111213
14151617181920
21222324252627
28293031