Et maintenant ?(1) Une crise d’effondrement de la République

Ce qui apparaît tragique, dans les réactions de divers responsables des partis dits de gouvernement au lendemain de ces 6 et 13 décembre, n’est pas qu’elles auraient sous-estimé la gravité de la secousse. À sa manière, chaque leader y sera allé de son couplet sur la nécessité de ”« faire de la politique différemment »”, ”« d’entendre »” le message sorti des urnes, de traiter le mal profond qui ronge la société française. À ceci près que tout un chacun aura ressenti, derrière la solennité des discours, l’irrépressible envie, de la part d’un petit monde au fond assez indifférent à ce qu’éprouve le pays, d’en revenir au plus vite à des recettes et pratiques dont la faillite n’est pourtant plus à démontrer.

Du côté de nos gouvernants, ce ne sont que déclarations sur le ”« maintien du cap »”, à peine mâtinées de promesses – toujours les mêmes depuis des années – concernant l’adoption prochaine d’un plan d’urgence sur la formation professionnelle et l’emploi des jeunes. Lorsque, pour ce bord de l’échiquier politique, on se hasarde d’ailleurs à envisager des « recompositions », c’est pour mieux dessiner une alliance baroque avec les secteurs « modérés » de la droite, sur la base de mesures qui consisteraient à alourdir les dispositifs de dérégulation de notre économie et à démanteler un peu plus le code du travail afin de précariser davantage le salariat, tout cela n’ayant pour objectif que de faire prévaloir, encore et encore, le dogme de la compétitivité des entreprises sur les impératifs de solidarité sociale. Et, dans l’opposition, il se trouve maintenant quelques personnalités pour accueillir favorablement cette amplification de la dérive droitière de l’attelage gouvernemental – à l’instar de Monsieur Raffarin y allant de son ”« pacte républicain »” pour l’emploi –, quoique la tentation se révèle simultanément très forte de pousser plus loin les surenchères sécuritaires ou xénophobes, celles-là mêmes qui ont lamentablement échoué à contrecarrer la fuite vers le Front national d’un électorat ayant largué les amarres avec la droite traditionnelle.

On ne sait ce qui apparaît le plus calamiteux dans ces stratégies convergentes de « triangulation » qui, s’inspirant des exemples de Bill Clinton ou Tony Blair en leur temps, s’efforcent de brouiller les cartes programmatiques et idéologiques dans le but de s’assurer une position centrale dans le jeu politique. Qu’elles veuillent dynamiter le clivage entre la droite et la gauche, alors que c’est précisément la trahison des attentes qu’une majorité de Français avait mises dans la victoire de 2012, afin qu’il soit mis fin aux prédations de la finance, qui a conduit à la succession de séismes électoraux ces dernières années ? Qu’elles cherchent à nouer une alliance des élites économiques avec la fraction supérieure des classes moyennes, signifiant du même coup la sortie des classes populaires du champ de vision des partis d’alternance, bien que ce soit l’exaspération devant la terrible dégradation des conditions d’existence qui serve de carburant au national-lepénisme ? Qu’elles encouragent les desseins de Monsieur Gattaz, qui ne fait pas mystère de l’espoir que suscite chez lui la naissance d’un nouvel axe droite-gauche, en lequel il devine la possibilité de réaliser d’un seul coup un saut qualitatif dans la destruction de ce qu’il reste du pacte social de la Libération ? Qu’elles n’affichent, en réalité, qu’une visée de court terme, en l’occurrence celle d’influer sur la configuration du second tour de la prochaine présidentielle et le choix de celui qui fera face à Madame Le Pen, François Hollande se jouant habilement des contradictions explosives du parti aujourd’hui emmené par Nicolas Sarkozy, et les tenants du « front républicain » à droite cherchant de leur côté à se trouver un héraut moins « carbonisé » que le président sorti voici trois ans et demi ?

Quoi qu’il en fût, ce à quoi nos concitoyens assistent, médusés ou en proie à une colère aussi sourde que grandissante, c’est à de grandes manœuvres leur promettant, pour 2017, une réédition de l’affrontement de 2012, à l’inconnue près de savoir qui, de Messieurs Sarkozy, Fillon ou Juppé, incarnera l’alliance conservatrice. En clair, ce dont ils se sentent menacés, c’est de la reprise du triste spectacle qui mettrait en scène – ou remettrait en selle ? – tous les personnages qu’ils ont choisi de sanctionner, scrutin après scrutin…

Ont-ils bien réalisé, tous ceux qui se démènent dans le sens de cette recomposition – à droite, seulement à droite –, qu’ils se préparaient une fois encore à bafouer la volonté du peuple ? Qu’ils ne faisaient, au mieux, qu’ignorer cyniquement les ressorts d’une crise française se traduisant à présent, sur un plan directement politique, en un processus d’effondrement de la République ?

DE CRISES ENCHEVÊTRÉES À UNE CRISE GLOBALE

Chacun le sent bien, la France aborde l‘un de ces moments qui, dans son histoire contemporaine, l’aura conduite aux pires catastrophes. La crise française est d’abord celle d’un capitalisme concentré et globalisé comme jamais, qui place le monde dans l’anxiété et sous la menace permanente de ces krachs et explosions de bulles spéculatives auxquels amène inexorablement la déréglementation des marchés financiers. Elle est encore celle d’un modèle social percuté par les restructurations de l’outil productif, la pression à la baisse exercée sur les salaires et pensions, le démantèlement systématisé des mécanismes de protection sociale, l’existence d’un chômage de masse et d’une précarité installés dans la durée. Elle est également, ici comme sur l’ensemble de la planète, celle d’équilibres écologiques minés par la course incessante à la rentabilité maximale du capital, le pillage des ressources naturelles, les pratiques industrielles ou agricoles dictées par les firmes transnationales, l’enchaînement consécutif des calamités climatiques et des pollutions (avec les incidences que l’on sait sur la santé du plus grand nombre), un étalement urbain conduit de manière parfaitement anarchique. Elle est aussi celle du sens, à mesure qu’une phénoménale régression démocratique voit les citoyens dessaisis de leur souveraineté, au profit de lobbies et institution opaques aux mains d’une oligarchie tentaculaire. Elle est, dans ce contexte, celle d’un ordre marchand entré, à l’échelle du globe entier, dans une instabilité telle que notre société se voit confrontée à d’angoissants facteurs entrecroisés de perturbation, de la remise en cause de cet instrument d’intervention du politique que fut longtemps l’État, aux flux de réfugiés fuyant les dérèglements climatiques ou les guerres, en passant par l’enkystement sur notre territoire d’un phénomène jihadiste prospérant sur le délitement de la citoyenneté. Elle est en conséquence celle de l’identité française, qui se trouve aux origines des multiples phénomènes de repli et de désorientation que nous connaissons, lesquels répondent à une mondialisation sauvage et à une construction européenne instrumentalisée par le néolibéralisme dans le but de liquider conquêtes sociales et droits démocratiques.

On s’étonne parfois que je parle si fréquemment d’une crise de l’identité française. C’est que ne pas nommer un phénomène interdit d’y apporter une réponse pertinente. Or, si l’on a raison, à gauche, de récuser ces idées pernicieuses selon lesquelles ce pays se désagrégerait sous l’effet dissolvant de son « métissage » ou d’un islam devenu sa deuxième religion en nombre de pratiquants, il n’en faut pas moins rechercher les origines du mal qui ronge le corps social au point d’avoir offert à l’extrême droite un poids dont elle ne dispose dans aucun autre pays du Vieux Continent. Très longtemps, et à l’exception des périodes plus ou moins longues où elle se trouva abattue et remplacée par des régimes contre-révolutionnaires, la République assura l’unité de la nation en lui conférant pour contenus l’égalité des citoyens par-delà leurs origines ou croyances, le contrat social garantissant à chacun et chacune la solidarité de la collectivité, la souveraineté du peuple octroyant toute sa portée à la démocratie, et l’universalisme du message qu’elle se donnait pour mission de faire entendre à l’extérieur de ses frontières. C’est l’ébranlement présent de ces principes fondateurs, ou plus exactement leur négation, sous l’impact de la mondialisation capitaliste et de l’européisme libéral, qui provoquent des retombées ravageuses sur les consciences et le vivre-ensemble.

LA MENACE D’UNE NOUVELLE « DÉBÂCLE »

J’ai parlé plus haut d’une dynamique d’effondrement de la République. La séquence troublée que nous traversons, au-delà de l’ampleur inédite du vote dont bénéficient les amis de Madame Le Pen, n’est en effet pas sans ressemblance avec d’autres périodes sombres. Il ne s’agit évidemment pas de substituer un raisonnement analogique à l’analyse lucide dont il faut toujours savoir faire preuve. Force n’en est pas moins de constater que, de nouveau, tous les paramètres sont en train de se réunir pour une défaite de la France sur elle-même, pour paraphraser Marc Bloch dans le remarquable essai qu’il consacra à l’année 1940 et qu’il avait, significativement, choisi d’intituler ”L’Étrange défaite”.

L’affaissement moral d’une classe possédante qui en est arrivée à afficher sa détestation de son propre pays, du fait de la résistance persistante de ce dernier à un modèle ordolibéral consacrant la domination sans limites des marchés… Le fossé croissant qui en résulte entre la France profonde et ceux qui sont censés la représenter politiquement ou relayer ses valeurs sur le plan intellectuel… Le délabrement idéologique et la panne de projet des deux formations s’étant jusque-là succédé aux affaires, « Les Républicains » ayant rompu avec l’héritage du gaullisme, tandis que le PS se détournait des acquis du socialisme républicain à mesure que les divers gouvernements dont il fut la colonne vertébrale depuis trente ans se ralliaient à la loi d’airain de la finance… La pénétration des esprits par un néoconservatisme encourageant les dérives individualistes, préférant la course au consumérisme marchand aux promesses émancipatrices des Lumières, légitimant l’essor de l’injustice pour mieux faire refluer l’aspiration égalitaire encore très prégnante au sein du peuple… Le Front national n’est, au fond, que la résultante d’une désintégration généralisée, qui n’est pas sans similitudes avec le regard que portait Marc Bloch sur la « débâcle » de la France républicaine et progressiste devant le déchaînement des barbaries submergeant l’Europe à la fin des années 1930.

Le pire, constatait le grand historien, venait du fait que la chute des forces gouvernantes de l’époque n’était pas d’abord à imputer à l’ennemi du dehors. ”« En mai 1940,” écrivait-il notamment, ”l’esprit de la mobilisation n’était pas mort. Sur les hommes qui en ont fait leur chant de ralliement, la Marseillaise n’avait pas cessé de souffler, d’une même haleine, le culte de la patrie et l’exécration des tyrans. Seulement, dans les milieux de salariés, ces instincts, encore très forts et dont un gouvernement un peu moins timoré eût su entretenir la flamme, étaient combattus par d’autres tendances de la conscience collective. Sur le syndicalisme, les forces de ma génération avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs. Nous comptions sans le funeste rétrécissement d’horizon devant lequel l’élan des temps héroïques a peu à peu succombé. »” Ces lignes ne prennent-elles pas une incroyable résonance, au terme d’une année 2015 qui aura vu ignorée cette levée en masse des citoyens communiant, aux premiers jours de janvier, aux principes de leur République, alors que l’Hexagone venait d’être ensanglanté par un terrorisme obscurantiste agissant en miroir de l’ethnicisme extrême-droitier ?

Aujourd’hui, un processus qui n’est pas sans rapport avec la période de l’avant-guerre se traduit par la désagrégation des piliers sur lesquels la V° République se targuait d’apporter au pays une impressionnante stabilité. L’édifice voulu et conçu par Charles de Gaulle en 1958 reposait ainsi, simultanément, sur une présidence devenue omnipotente dès lors qu’il lui revenait d’être la clé de voûte des institutions, sur un système bipolarisé destiné à empêcher l’irruption de majorités de rupture, et sur la toute-puissance d’une technostructure aussi irresponsable devant le suffrage universel que pourvue de compétences bien plus considérables que celles des élus et même des ministres. Chacune de ces dimensions se révèle présentement dynamitée.

Bien avant que François Hollande n’ait accédé au Trône, la monarchie présidentielle aura perdu, face à un pays au bord de l’explosion, sa prétention à s’élever au-dessus des joutes partisanes pour nouer une relation directe avec le peuple. Le bipartisme, inauguré dès 1965 avec l’affrontement entre un de Gaulle ayant unifié les droites autour de lui et un Mitterrand sacré candidat unique de la gauche, aura de son côté volé en éclats avec la déréliction des formations détenant jusqu’alors le monopole de la constitution des majorités parlementaires et des exécutifs, l’avènement du national-lepénisme n’en représentant que la visible sanction. Quant à la haute technocratie d’État, sa prééminence occulte se sera vue dépouillée de toute légitimité à mesure que le système l’abritant de son autorité faisait lui-même eau de toutes parts.

LE DÉFI DE L’ISSUE POLITIQUE

De pareilles crises d’effondrement auront toujours appelé une solution politique radicale. Non une combinaison politicienne à courte vue, ou des replâtrages hâtifs destinés à sauver les responsables en place de la déconfiture, du genre de cette ”« recomposition au centre »” dont on nous rebat les oreilles depuis le dénouement du second tour des régionales. Mais une nouvelle offre se posant en recours face à la décomposition des modes de domination des classes dirigeantes, à l’obsolescence de formes de gouvernement ne recueillant plus l’adhésion du pays, à une défiance populaire parvenue à l’incandescence, à la perte d’autorité frappant en conséquence tous les mécanismes traditionnels d’encadrement de la société.

Dans le passé, de semblables moments auront débouché sur des solutions autoritaires, de nouvelles formes d’État, voire une xénophobie instituée, mettant définitivement à bas les principes – auparavant déjà fort entamés – de la République. Ainsi, la I° et la II° République se seront-elles désagrégées avec l’avènement du bonapartisme napoléonien, la III° se sera-t-elle dissoute dans le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain par la Chambre élue en 1936, la IV° aura-t-elle cédé la place à cet « État fort » corsetant la démocratie qui reste la principale survivance du gaullisme depuis bientôt six décennies.

À l’aune de ces quelques rappels, prenons bien la mesure de ce dont nous menacent les bouleversements à l’œuvre de notre vie publique. L’issue possible s’en dessine à travers l’émergence d’un puissant bloc réactionnaire alliant une large fraction de la droite traditionnelle à l’extrême droite, sous l’hégémonie idéologique du marino-lepénisme. Un bloc dont les composantes se retrouvent dans l’exhortation aux repliements identitaires des citoyens, la tentation du racialisme, la stigmatisation des différences d’origine ou de culture, les appels à une remise en ordre disciplinaire d’une France rebelle à toutes les tyrannies, à commencer par celle de l’argent.

On me dira, je le sais, que le ”« plafond de verre »” bloquant l’accession du FN aux affaires n’a pas encore cédé et que, à la différence des années 1930 et 1940, il ne se trouve pas de franges significatives du monde des affaires pour favoriser une telle option. On me dira encore que la meilleure illustration d’une situation toujours ouverte n’est autre que le fameux « Front républicain » ayant, le 13 décembre, empêché que deux ou trois Régions ne tombent dans l’escarcelle frontiste. Sans doute ! Pour autant, cela n’élimine nullement la possibilité de dynamiques incontrôlées dans un avenir proche. Lorsque les liens sociaux se déchirent à mesure que les exclusions et discriminations atteignent une ampleur inégalée depuis la Libération, lorsque la peur provoquée par un monde en quête de sens s’empare de millions d’hommes et de femmes, lorsque se manifestent avec une telle force les pulsions individualistes ou les recherches d’identités de substitution à celles qu’incarnaient hier le socialisme ou l’idéal républicain, lorsque les formes classiques de la politique s’avèrent à ce point discréditées, rien ne peut plus être exclu. Y compris que des secteurs de la classe dirigeante cherchent de ce côté une stabilité que ne leur offrent plus les partis de ce qu’il est convenu d’appeler ”« l’arc institutionnel »”.

À ce stade, rien n’est cependant joué. Un sursaut de la gauche peut encore enrayer une mécanique prête à s’emballer et provoquer une redistribution, cette fois positive, des cartes. Simplement, le temps des demi-mesures est largement dépassé et un compte à rebours décisif a commencé…

Christian_Picquet

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