Le départ de Taubira, ou le divorce du hollandisme avec la gauche

De quoi le départ de Christiane Taubira est-il le signe ? Telle est, au fond, la seule question digne d’intérêt après l’annonce du micro-remaniement ministériel de ce 27 janvier. Par-delà les indéniables qualités personnelles et le talent tout aussi considérable de la dorénavant ex-Garde des sceaux, son parcours éminemment sinueux, de l’indépendantisme guyanais au hollandisme gestionnaire, en passant par les divers avatars de l’aventure Tapie dans les années 1990 et 2000, n’en font pas un symbole particulier d’une gauche fière de ses principes et fidèle à elle-même. Pas plus que son interpellante longévité au cœur d’un exécutif qui ne cessait pourtant de lui infliger des rebuffades, à propos de la déchéance de nationalité bien sûr, mais surtout sur l’ensemble d’une politique judiciaire qu’elle eût manifestement souhaité mieux porteuse de grandes avancées du droit et des libertés. Il reste que sa démission – peut-être devrait-on, d’ailleurs, parler d’éviction – ponctue la dérive à droite de l’équipe gouvernante, dans un contexte non moins préoccupant de désagrégation de la gauche.

Cela ne fait désormais plus de doute, la révision constitutionnelle, que le Premier ministre vient d’aller en personne défendre devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, engage le quinquennat dans un nouveau cours. Certes, sur le sujet brûlant de la déchéance de nationalité, le gouvernement tente bien de donner le change, faisant légèrement évoluer les termes du projet appelé à être soumis au Congrès, lequel ne mentionnerait plus explicitement les binationaux comme ses cibles désignées. L’enfumage ne tarde néanmoins pas à se dissiper, Manuel Valls ayant annoncé aux députés qu’une loi, censée encadrer ultérieurement la modification de la Constitution, consacrerait la ratification par la France de la convention internationale interdisant l’apatridie (ce qui implique que la déchéance ne concernerait donc que les citoyens relevant d’une double nationalité), et que la disposition concernée ne s’appliquerait pas uniquement, comme annoncée initialement, aux crimes commis contre la nation, mais à de simples délits (ce qu’exigeait avec force Monsieur Sarkozy). Par conséquent, les astuces rédactionnelles, qui font les délices des motions de synthèse rue de Solferino, ne sauraient rendre moins indigne une décision empruntée au fonds de commerce de l’extrême droite, recyclée depuis longtemps par la droite classique.

En voulant coûte que coûte imposer à la représentation nationale une mesure aussi contraire aux fondements de la construction républicaine française qu’à la tradition de la gauche, au risque d’un ubuesque imbroglio juridique et d’une crise morale sans précédent depuis longtemps dans la société française, dans le même temps qu’il engage le démantèlement du code du travail pour satisfaire aux exigences des marchés et du Medef, le pouvoir entend marquer une rupture. Non simplement avec la ”« gauche de la gauche »”, comme on l’entend si souvent dans la bouche de commentateurs ignorants, mais avec tout ce qui fonde l’identité progressiste depuis toujours. En d’autres termes, avec l’héritage des Lumières et de la Grande Révolution, avec les acquis des innombrables batailles pour le progrès social et la démocratie deux siècles durant, avec surtout le refus d’un ordre en permanence reproducteur d’injustice. Grande figure aujourd’hui disparue du Parti socialiste, Jean Poperen avait tout dit, alors que le premier septennat de François Mitterrand commençait à accumuler les renoncements, lorsqu’il écrivait : ”« La droite n’a pas besoin d’exister pour être : elle est la société établie, en place, c’est en cela qu’elle est. Parce que la gauche veut changer ce qui est, elle existe essentiellement par sa différence, par son opposition. En gommant l’opposition gauche-droite, la droite ne se gomme pas, elle ne gomme que la gauche »” (in ”Le Nouveau Contrat socialiste”, éditions Ramsay 1985).

Le grand dessein de cette fin de mandature consiste manifestement, de la part de François Hollande et Manuel Valls, à effacer ce qui distingue encore les combattants du mouvement et du progrès des tenants de la conservation et de la réaction. D’une posture qui se veut aussi sécuritaire que celle de l’adversaire à des choix économiques relevant uniquement de la logique de « l’offre », d’une austérité budgétaire enfonçant le pays dans un européisme libéral destructeur d’industries et d’emplois à la négation de ce pilier de la République qu’est l’égalité de tous les Français devant la loi, ils s’emploient d’évidence à occuper tout l’espace allant de la droite dite « modérée » à la gauche de tous les reniements.

Tout cela peut-il conduire autre part qu’à une atrophie accentuée de la démocratie, à la pire des confusions politiques et idéologiques, à la division plus profonde que jamais de la gauche et, au final, peut-être, à l’élimination de cette dernière du second tour de l’élection présidentielle ? Poser la question, c’est déjà deviner la réponse… Du même coup, c’est au constat de la déréliction accélérée de notre camp social et politique tout entier que nous nous retrouvons confrontés.

Car ce nouvel épisode calamiteux du quinquennat, qui n’en manquait cependant pas, se révèle porteur d’un double enseignement. D’abord, de crises gouvernementales en fractures répétées au sein de la majorité parlementaire, de lois adoptées à la hussarde au moyen de l’article 49-3 en affichage constant du mépris dans lequel l’aréopage gouvernemental tient ses contradicteurs s’ils se situent à gauche, de malaise grandissant au sein du PS lui-même en éloignement de ses électeurs au fil des scrutins, le pouvoir ne repose plus que sur une minorité de celles et ceux auxquels il doit d’être en place. Ensuite, c’est au brouillage des plus solides repères, sur lesquels se sont érigées au gré des décennies les plus grandes conquêtes de notre peuple, que l’on assiste, ainsi qu’en témoignent toutes les études conduites sur les évolutions de l’opinion.

Pour parler clair, cette fin janvier souligne avec quelle urgence doit maintenant être engagé un immense travail de reconstruction politique et de refondation principielle de la gauche. De ce processus, auquel nous convie en quelque sorte l’appel à une ”« primaire des gauches et des écologistes »” (voir ma note du 15 janvier), nul ne saurait être écarté ”a priori”, du moins s’il récuse la dilution, organisée depuis l’Élysée et Matignon, de la frontière ayant historiquement séparé la gauche de la droite. Jean Poperen, toujours lui, en avait, voici quelque trente années, posé le point de départ philosophique : ”« L’Homme tournera-t-il les moyens qu’il se donne vers son émancipation ou vers son abaissement, peut-être vers sa chute ? Au-delà des inquiétudes et des peurs de la vie quotidienne de notre temps, nous savons bien tous que c’est l’inquiétude profonde, la grande peur, qui hante nos générations.” (…) ”Nous, nous avons confiance ; l’Homme maîtrisera son propre progrès au lieu d’y succomber. Nous croyons au progrès : c’est cela la gauche. C’est déjà un choix idéologique de parier sur le progrès de l’Homme, enchaînement de sa volonté. Nous rejetons le pessimisme nihiliste de la droite, qui est le fond de son idéologie, et qui se fortifie aujourd’hui des angoisses du ‘’grand chambardement’’. »”

Je n’ai pas cité par hasard cette haute figure de la social-démocratie française. Ses réflexions attestent en effet que, pour grandes soient les divergences en son sein, la gauche ne peut déroger à ce point de départ, sauf à rendre les armes à une droite n’oubliant jamais quant à elle qui sont ses mandants, donc à disparaître. Reste naturellement, ensuite, à ouvrir les chantiers pratiques de la perspective grâce à laquelle les nôtres retrouveront une raison d’espérer et de se battre. Si les défis ont considérablement changé, la ligne d’horizon, elle, ne se déplace pas. Hier autant qu’aujourd’hui, on la résumera volontiers de deux mots : « l’humain d’abord »…

Christian_Picquet

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