“Loi travail” : le crépuscule et la lueur
Après la révision constitutionnelle, il fallait au moins la ”« loi travail »” pour que le passage de François Hollande à la magistrature suprême s’achève dans une ambiance crépusculaire. Ainsi, grâce au projet porté par Madame El Khomri, ce quinquennat ne sera plus seulement celui du reniement, du mensonge et de la trahison, mais celui de la honte.
Hélas, je n’exagère pas. Si le texte actuellement soumis à l’aval du Conseil d’État venait à être adopté par l’Assemblée nationale, c’est tout simplement un siècle de conquêtes du mouvement ouvrier qui se trouverait rayé d’un trait de plume. Quelles que soient les précautions prises par ses concepteurs, au-delà des 35 heures, la durée légale du temps d’activité serait purement et simplement pulvérisée, un simple accord d’entreprise pouvant amener les salariés à travailler douze heures par jour, 46 heures par semaine et même 60 heures en cas de ”« circonstances exceptionnelles »” (dans les faits laissés à l’appréciation discrétionnaire des employeurs). Les heures supplémentaires seraient certes encore majorées d’au moins 10% mais, renversant la hiérarchie des normes en vigueur (laquelle donne à la loi le dernier mot, la faisant toujours prévaloir sur le contrat auquel les travailleurs peuvent être amenés à consentir le pistolet sur la tempe, lorsqu’ils sont privés d’organisation collective digne de ce nom), c’est au niveau des entreprises que leur taux serait déterminé. Les actuelles onze heures de repos journalières pourraient être fractionnées et le « forfait jour » serait en outre facilité dans les PME de moins de 50 employés, sur la base de simples accords conclus dans le bureau du patron. Les indemnités prud’homales, censées en droit réparer les abus commis contre un salarié, se verraient plafonnées au plus bas niveau possible, ce qui constituerait un encouragement aux agissements des employeurs voyous. Le recours au ”« référendum »” d’entreprise deviendrait le moyen de contourner l’opposition de syndicats majoritaires aux exigences scélérates des directions, autant dire que dans la situation de subordination qui est la leur, les travailleurs se retrouveraient soumis aux pires chantages, comme cela s’est récemment produit chez Smart. En cas de ”« difficultés conjoncturelles »”, notion qui là encore autoriserait tous les abus (d’autant que ce motif fort vague ne serait soumis à aucun contrôle), les rémunérations deviendraient modulables sur une durée de cinq ans, le refus d’un salarié pouvant entraîner son congédiement sans qu’il bénéficie de la procédure de licenciement économique. Et je ne parle pas du temps d’astreinte rendu gratuit, de la durée d’habillage non comptabilisé pour les ouvriers, ou de la possibilité de faire travailler des mineurs dix heures par jour…
L’ami Gérard Filoche est, à cet égard, parfaitement fondé à considérer que l’on est train de nous ramener ”« au statut des loueurs de bras, de tâcherons, de soumis sans droit »”. Avec d’autres termes, nous assistons à une authentique contre-révolution, le dynamitage du droit du travail aboutissant à effacer l’idée aux fondements de la visée socialiste depuis les origines, celle qui veut que les besoins humains doivent prendre le pas sur les règles froides de l’économie de marché et qu’il convient, à cette fin, de mettre des limites à l’absolutisme du pouvoir patronal. À bien y regarder, c’est cette dernière conviction qui amena, en son temps, un Jaurès à évoluer du républicanisme démocratique à l’engagement déterminé dans le combat pour la République sociale. Dès 1882, il écrivait ces lignes, qui ne sont pas sans résonance avec la présente controverse sur la hiérarchie des normes : ”« Le socialisme enchaînera-t-il la liberté humaine ? Mais la véritable liberté ne consiste pas dans une hardiesse désordonnée, dans un dérèglement dénaturé, mais dans la communion fraternelle des Hommes. Est-il illicite et injuste que la loi intervienne dans ‘’les contrats passés entre les hommes libres’’ ? Mais celui qui est plus pauvre n’est pas libre : son premier tyran est la faim ; les conditions de prêt ou de travail qui lui ont été indiquées, il les supporte plus qu’il ne les fait, il les subit plus qu’il ne les accepte… »” (”Les Origines du socialisme allemand”, éditions Rue des Gestes 2010).
DE LA POLITIQUE DE « L’OFFRE » À LA TOUTE-PUISSANCE DU CAPITAL
À ces considérants, essentiels puisqu’ils ont trait au devenir même de notre société, il n’est pas inutile d’ajouter que, dans un pays où des millions d’hommes sont déjà condamnés au chômage total ou partiel, le fait d’augmenter la durée du travail ne saurait doper la création d’emplois. Et que l’affaiblissement des protections collectives, que le droit social garantissait jusqu’alors à celles et ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, priverait la puissance publique de tout moyen de contenir la cupidité d’un capital que seule la quête du profit maximal inspire. Comment, donc, oser parler de « flexisécurité », lorsque de la sécurité il ne resterait plus grand chose, alors que la flexibilité poussée à son paroxysme aboutirait à une accroissement de la précarité pour la majorité d’une population qui n’en avait vraiment pas besoin ?
On comprend que Monsieur Gattaz se retrouve en première ligne et trépigne d’impatience : ce sont toutes les revendications du Medef depuis des lustres qui s’avèrent aujourd’hui exaucées. On comprend tout autant que la droite, qui ne s’aventure sur le terrain social que pour y préconiser le creusement des inégalités, en vienne à louer le ”« courage »” de l’exécutif : gourmande, elle devine déjà quelle addition électorale salée les concepteurs de ces dispositions vont devoir acquitter dans un peu plus d’un an. Et on comprend trop bien pourquoi le Front national feint de prendre le parti des victimes désignées de la loi El Khomri : c’est, pour lui, pain-bénit qu’un gouvernement se prétendant de gauche s’en prenne aussi frontalement à ce monde du travail qui l’avait massivement soutenu en 2012. La dimension folle, ou à tout le moins suicidaire, de cette fuite en avant est si évidente, que même un Jacques Attali se croit obligé de la qualifier d’”« hallucinante »”. C’est dire !
Force est, naturellement, de s’interroger sur les motivations réel d’un pack ministériel semblant disposé à jouer son va-tout sur une telle proposition de régression sociale. La simplification d’un code du travail que l’on prétend pléthorique ou inapplicable de par sa complexité ? Chacun sait pourtant que, à l’instar des autres « codes » juridiques, celui-ci ne fait qu’énumérer un ensemble de droits inclus dans la loi, les jurisprudences qui leur sont associés et les règles conventionnelles qui les accompagnent. La relance de l’activité économique ? Ce ne sont cependant ni les 35 heures, ni le contrat à durée indéterminée, ni les conquêtes que le salariat a arrachées au fil des décennies qui y font obstacle ; ce sont plutôt des aides publiques que l’on s’est refusé à assortir de contrôle et de conditions (à l’image des 40 milliards distribués, sans résultats, dans le cadre du fameux CICE), des carnets de commande insuffisamment remplis en une période où l’OCDE s’alarme du ralentissement de la croissance mondiale, des salaires à ce point en berne qu’ils freinent la consommation intérieure, des budgets « recherche et développement » que les actionnaires des grands groupes sacrifient délibérément pour satisfaire leur soif de dividendes en augmentation régulière, des investissements publics que la rigueur étrangle dans des proportions telles que les débouchés d’une série d’entreprises en sont réduits d’autant…
UN PROJET À LA COHÉRENCE IMPITOYABLE
Pour insensée qu’elle puisse paraître, la démarche de Messieurs Hollande et Valls procède d’une cohérence impitoyable. Une cohérence qui va bien au-delà du calcul électoral, l’hôte de l’Élysée considérant de toute évidence que le débat public ayant évolué très à droite, c’est sur un libéralisme affiché qu’il pourra, au printemps 2017, profiter des l’implosion en cours du parti « Les Républicains ». À elle seule, cette construction serait déjà délirante, le président issu des rangs socialistes se révélant bien incapable de récupérer à droite ce qu’il se prépare à perdre du côté d’un peuple de gauche aussi déçu qu’exaspéré. Mais le glissement en cours apparaît bien plus grave.
Suivant la logique que défend, non sans opiniâtreté, Manuel Valls depuis maintenant des années, le clan gouvernemental se trouve emporté par sa propre dérive, au point de s’approprier une série de marqueurs de l’idéologie néoconservatrice. Manifestement convaincus que la régression civilisationnelle provoquée par le nouvel ordre capitaliste globalisé est inéluctable, ils en viennent à passer par-dessus bord l’héritage d’un siècle et plus de combat pour le progrès, pour ne pas dire qu’ils se débarrassent du legs des Lumières. D’où ce discours dépourvu de la moindre humanité que tient le Premier ministre à l’endroit de ces centaines de milliers de réfugiés fuyant les guerres, les dictatures, la misère ou les retombées du dérèglement climatique. D’où ce démantèlement sournois de la République, que l’on prive d’un côté de son pilier égalitaire à travers la déchéance de nationalité pour, de l’autre, ruiner ce que l’on désignait jusqu’à présent comme cet ”« ordre public social »” que le Conseil national de la Résistance avait solennellement rétabli à La Libération.
Quoiqu’un certain nombre de ses postulats aient été contestables – et contestés par l’auteur de ces lignes –, le philosophe Didier Eribon avait identifié cette tragique évolution voici presque dix ans : ”« Le mélange d’idéologie technocratique ‘’moderniste’’ et de pensée conservatrice ou réactionnaire qui constitue aujourd’hui le discours de la gauche officielle n’a pas à proprement parler d’origine. Il vient d’un côté de ce qui s’enseigne dans les ‘’écoles de pouvoir’’ (Sciences Po, l’Ena) et qui est le fruit de plusieurs décennies d’élaboration et de diffusion d’un certain type de conceptions et de programmes économico-politiques et, de l’autre, de l’effort inlassablement recommencé, dans les années 1980 et 1990, par différents groupes intellectuels et universitaires, pour acculturer la gauche à tout ce qui avait caractérisé, dans les années 1960 et 1970, la pensée de droite »” (”D’une Révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française”, Éditions Léo Scheer 2007).
Il était, au surplus, inévitable que ce basculement politique autant qu’idéologique prolonge son onde de choc jusque dans la structuration du camp progressiste. Lorsque Manuel Valls, qui incarne avec constance l’option libérale-conservatrice rue de Solferino, décide, comme il vient de le faire, de fracturer la gauche en deux blocs ”« irréconciliables »”, selon ses propres mots, il ne prend pas simplement acte d’une division plus profonde que jamais. Il exprime la froide détermination à en finir avec le clivage entre gauche et droite et, plus fondamentalement, avec un PS demeurant lié, par les survivances de sa longue histoire, au mouvement ouvrier. Ce que le journaliste Bruno Roger-Petit synthétise avec finesse : ”« Manuel Valls est raccord avec lui-même, ce qu’il défend et propose depuis près de dix ans. Le PS doit accomplir une mue totale, solder l’héritage de Jaurès, Blum et Mitterrand, enterrer le socialisme et renouer avec la tradition d’un radicalisme républicain de combat de type Clemenceau, le grand ancêtre. »” C’est un espace centriste, pouvant s’étendre des sociaux-libéraux au courant démocrate-chrétien emmené par François Bayrou voire à l’aile anti-sarkozyste de l’ex-UMP, un Parti démocrate à la française pour tout dire, qu’il dessine du même coup.
UN POUVOIR EN MINORITÉ À GAUCHE
Au terme de quatre années d’austérité budgétaire et de politique de « l’offre », ce début d’année a pour vertu de déchirer définitivement le voile derrière lequel l’exécutif – ou, du moins, la composante qui en mène manifestement le bal – dissimulait son véritable dessein. Si ce dernier parvenait à voir le jour, c’est d’un paysage politique entièrement remodelé qu’il accoucherait. Sans force porteuse d’une perspective à vocation gouvernante, en laquelle le combat social puisse prolonger ses exigences et placer ses espoirs. Au prix, aussi, d’une tripartition de la vie publique entre une droite extrémisée dans ses choix ultralibéraux et autoritaires, un centre à peine social autant que rallié à certaines des thématiques du camp adverse, et une extrême droite dont la démagogie se ferait entendre avec une force décuplée des exclus du système. Une configuration dévastée, qui consacrerait la défaite historique de la gauche et de la République.
S’il n’y a plus de conciliation possible avec les tenants de cette liquidation programmée, c’est que ceux-ci ont rompu les amarres avec la majorité de la gauche. Ce qui s’était manifesté avec éclat dans le refus de la déchéance de nationalité, en ce que cette dernière prétend trancher une identification historique à l’égalité républicaine, se prolonge à présent dans un soulèvement des consciences contre une ”« loi travail »” qui renonce à l’horizon de la République sociale. La première secousse avait engendré l’appel à une ”« primaire des gauches et des écologistes »”. La présente se traduit, tout à la fois, par le réveil de l’unité syndicale (encore fort timide, certes, mais que l’on avait attendu en vain depuis 2012), une pétition qui a recueilli des centaines de milliers de signatures sur Internet en une poignée de jours, et par la tribune cosignée, dans ”Le Monde” daté du 25 février, par une vingtaine de responsables politiques et d’intellectuels, Martine Aubry y symbolisant la révolte du cœur de la social-démocratie hexagonale contre des gouvernants qui entendent la plier à leur loi. Au milieu d’un crépuscule angoissant, une lueur de renouveau apparaît. Il s’agit maintenant de ne pas la laisser étouffer…
Les signataires de la tribune du ”Monde” appelant à ”« sortir de l’impasse »” ont, quelque limite que l’on puisse trouver à leur prose, parfaitement désigné les enjeux de ce qui devient une bataille vitale pour l’avenir : ”« Les valeurs, l’ambition sociale, les droits universels de l’Homme, l’équilibre des pouvoirs, que restera-t-il des idéaux du socialisme lorsque l’on aura, jour après jour, sapé ses principes et ses fondements ? »” Ils disent, avec leurs termes et leurs références, ce que Saint-Simon avait établi, dès 1819, à l’aube de la première révolution industrielle : ”« La destination finale de la société n’est pas d’habiter des ruines. »” Cette conviction n’a rien perdu de sa modernité, alors que pointe à l’horizon une nouvelle révolution capitaliste, celle du numérique et de l’« uberisation » du travail…