Moderne ? Vous avez dit moderne ?
Je ne sais à quelles décisions pratiques l’engagement de Martine Aubry contre l’ensemble de la politique gouvernementale va l’amener. Je laisse les commentateurs supputer à l’infini sur la question. Acteur du combat pour relever la gauche et la sauver de la déréliction à laquelle d’aucuns la promettent, je préfère m’intéresser au champ des possibles que l’intervention de l’ancienne première secrétaire du Parti socialiste ouvre considérablement.
De toute évidence, une bataille sans merci pour la conquête de l’opinion vient de débuter. Les porte-voix du pouvoir se relaient sans relâche pour nous expliquer, au choix, que les opposants à la déchéance de nationalité ou à la ”« loi travail »” demeureraient dans une posture stérile ou qu’ils ne seraient plus qu’une minorité dans un pays qui adhèrerait globalement aux théories de la mise en concurrence des individus et de la compétitivité à outrance. C’est cependant l’immense mérite du texte cosigné par la maire de Lille que d’avoir su porter le fer au cœur du problème posé par la dérive des gouvernants : un processus de régression sociale autant que démocratique qui ne peut même pas se revendiquer du moindre résultat concret. Et d’avoir, dans le même temps, permis que s’exprime enfin la majorité massive d’une gauche n’ayant jamais consenti à la trahison des promesses du discours du Bourget, sans avoir eu encore l’opportunité de le faire entendre avec la force nécessaire. À en croire les instituts de sondages, tandis que 63% des Français refusent de voir faciliter les licenciements, ce sont deux sympathisants de gauche sur trois qui affirment désormais leur aspiration à des choix nettement plus à gauche que ceux de l’exécutif.
Voilà qui doit nous pousser, comme l’a d’ailleurs fait Martine Aubry, à relever le défi de la confrontation idéologique sur la question-clé de la « modernité ». Le locataire de Matignon n’a, en effet, de cesse de fustiger les ”« archaïques »” ou ”« passéistes »” que seraient les tenants d’une gauche attachée aux conquêtes du passé. Comme s’il était devenu « moderne » de soumettre les êtres humains à des conditions de vie et de travail plus impitoyables qu’elles ne l’étaient en des temps où la richesse nationale s’avérait bien moindre, et où les connaissances scientifiques ou techniques étaient loin d’ouvrir de semblables potentialités à l’amélioration du bien-être de chacun.
C’est, en fait, une constante de l’histoire que de voir les pires atteintes aux droits sociaux ou aux libertés fondamentales perpétrées au nom de la sacrosainte « modernité ». Même les fascismes de l’entre-deux guerres purent promouvoir des dispositifs correspondant aux besoins de trusts parvenus à leur pleine puissance, ou enclencher ce réarmement massif qui fut l’un des ressorts de la relance économique initiale de leurs pays, avant de faire sombrer le Vieux Continent dans les abominations de la guerre et de l’extermination de millions d’hommes et de femmes. À bien y regarder, le capitalisme présente cette particularité de chercher toujours, au nom de la progression régulière des taux de profit, à revenir sur les concessions auxquelles les luttes populaires et les rapports de force construits par le monde du travail avaient pu le contraindre. Peut-on comprendre Vichy sans la détermination des classes possédantes d’effacer les traces du Front populaire ? Peut-on interpréter la brutalité actuelle des exigences du Medef (lesquelles ne font que prolonger celles de son ancêtre, le CNPF) indépendamment de la volonté, qui n’a jamais cessé d’habiter les puissants, de détruire le modèle social légué à des générations entières par le Conseil national de la Résistance.
En entendant les éructations de Messieurs Valls et Macron, ou en prenant connaissance du projet de loi auquel Madame El Khomri semble disposée à associer son nom, on doit se remémorer la feuille de route que Denis Kessler avait pris soin de délivrer à des gouvernants manifestement considérés par lui comme ses fondés de pouvoir. C’était le 4 octobre 2007, dans un papier de l’hebdomadaire ”Challenges” – organe, il n’est pas inutile de le souligner, du libéralisme ultra étiqueté « de gauche » –, significativement titré : « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ». Le personnage, ancien maoïste qui était à l’époque le numéro deux de l’organisation patronale, y écrivait : ”« La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. »” En clair, ce que le système associe généralement, et aujourd’hui plus qu’à toute autre période, à la notion de « modernité », c’est avant tout la demande d’un grand bond en arrière…
La globalisation marchande et financière ayant, à la faveur de l’effondrement du Mur de Berlin puis de la désagrégation de la social-démocratie historique, imposé à la planète un ordre basé sur la guerre économique de tous contre tous et la désorganisation du travail pour mieux atomiser les travailleurs et les priver de défenses, tous les gouvernants ont fini par communier aux mêmes recettes. Il a donc été décrété « moderne », en vertu de cette illusion selon laquelle ce serait le prix de la réduction du chômage de masse, d’en revenir à des théories économiques remontant au XVIII° siècle – se souvient-on que la théorie de « l’offre » remonte aux travaux de Jean-Baptiste Say ? –, à la conception des relations sociales qui avait cours au XIX° siècle, aux fallacieuses convictions qui ont mené l’humanité à toutes les tragédies (telle celle qui considère qu’une dérégulation généralisée constituerait la réponse à tous les problèmes).
S’il n’est, par conséquent, pas vraiment à la mode de prendre le contre-pied de cette ligne de pente mortifère, n’hésitons cependant pas. Après tout, Patrick Artus, le directeur des études de la Caisse des dépôts, qui se veut sans doute beaucoup plus proche que moi du libéralisme professé en haut lieu, s’est chargé de remettre les pendules à l’heure il y a exactement un an. Dans un article du ”Figaro”, il notait ainsi : ”« Dans la zone euro, chaque année, les entreprises prennent l’équivalent de 1% du PIB dans la poche de leurs salariés, en plus de ce qu’elles ont fait les années précédentes. Dû à la perte de pouvoir de négociation des salariés, le transfert en faveur des profits est considérable. »” Ici réside, au prix de la dégradation toujours plus poussée des conditions d’existence du plus grand nombre comme de la généralisation d’une terrifiante souffrance au travail, la véritable raison des destructions d’emplois, de la précarité et de la liquidation de pans entiers de notre tissu industriel. Et il s’avère tout simplement hallucinant de lire maintenant, sous la plume d’un éditorialiste des ”Échos”, Monsieur Étienne Lefebvre en l’occurrence, que l’on pourrait doper les embauches en garantissant aux employeurs qu’ils pourront licencier à leur guise…
Se portant au secours de sa collègue en charge du travail, Emmanuel Macron peut toujours indiquer, au ”Journal du dimanche” de ce jour, que l’on ne saurait ”« dire qu’on a tout essayé contre le chômage »”. Il a incontestablement raison sur ce point. À ceci près que ce sont les mesures qu’il défend comme ”« efficaces »” qui ont amené à la catastrophe humaine des trois dernières décennies. Qui sont donc les modernes ?