À trop tirer sur la corde…
Le ciel, si plombé depuis bientôt quatre ans, se sera un peu éclairci en ce 9 mars. Oh ! bien sûr, je ne parle pas des conditions climatiques, des trombes d’eau ayant généralement noyé les cortèges organisés contre la « loi travail », je l’aurai moi-même subi comme la vingtaine de milliers de manifestants qui, en un long ruban combatif, aura traversé Toulouse. Quelque chose n’en aura pas moins bougé dans les profondeurs du pays. À trop vivre dans la certitude que le mouvement social avait été anesthésié et atomisé pour longtemps, du fait de choix gouvernementaux tournant le dos à tous les engagements de François Hollande en 2012, l’exécutif aura voulu pousser le bouchon trop loin. Oubliant que leur histoire et la mémoire toujours vive des combats du mouvement ouvrier auront fait des Français un peuple épris de justice, d’égalité et de dignité.
Il est évidemment absurde de comparer la mobilisation naissante d’aujourd’hui à la vague anti-CPE d’il y a tout juste dix ans. À l’époque, il avait fallu du temps pour que les assemblées générales se remplissent dans les facultés, que les lycéens descendent en masse dans les rues, que convergent en un phénoménal événement la jeunesse et le monde du travail, qu’un front syndical longtemps fragmenté se ressoude dans l’exigence du retrait de la loi de Messieurs Chirac et Villepin, que toute la gauche fasse corps contre une disposition précarisant les forces vives de la société. Du « test » de cette journée d’action, forte de centaines de milliers de participants (ce qui, pour un premier rendez-vous, représente un signe prometteur), il ressort tout de même qu’une lame de fond aura commencé à se former, en réaction à des reculs sociaux ressentis comme insupportables et à une démocratie mutilée par des gouvernants n’affichant qu’arrogance devant l’intelligence des citoyens.
Deux choses m’auront frappé, ce 9 mars. D’abord, cet incroyable brassage, pulvérisant dans les artères de nos cités l’ordonnancement soigneusement imaginé des cortèges, entre les premiers bataillons d’un réveil de la jeunesse (on ne saurait négliger que les lycéens comme nombre d’étudiants viennent à peine de retrouver leurs salles de cours et amphithéâtres), une large partie du syndicalisme organisé, les travailleurs de nombreuses entreprises du privé côtoyant ceux du service public des transports, un peuple de gauche se retrouvant uni dans sa diversité (à l’image de tous ses drapeaux emmêlés). Ensuite, l’extraordinaire maturité de manifestants parfaitement au fait du contenu du projet de Madame El Khomri, dès lors qu’ils se seront emparés de chacun de ses articles, ce qui n’est pas sans évoquer cet extraordinaire exercice d’éducation populaire auquel donna lieu le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen.
À bien y regarder, la faute de François Hollande et Manuel Valls aura consisté, emportés qu’ils auront été par leur dérive libérale-conservatrice, à s’en prendre presque simultanément à plusieurs des piliers fondateurs de la République : les libertés individuelles rognées par un état d’urgence que l’on fait sournoisement entrer (à travers une révision constitutionnelle suivie d’une réforme pénale) dans le droit commun ; la brutalité affichée face à des réfugiés se battant pour la vie, au mépris des exigences solennellement codifiées par la Déclaration des droits de 1793, celle des Nations unies de 1948, sans parler des préambules des Constitutions de 1946 et 1958 ; la déchéance de nationalité qui, en visant plus ou moins ouvertement les binationaux, détruit le principe d’égalité des citoyens, quelles que soient leurs origines ; la mise en charpie, à travers le code du travail, de cet ”« ordre public social »” que le Conseil national de la Résistance avait rétabli et considérablement enrichi lorsqu’il avait relevé la République au lendemain du triste épisode de Vichy. Tel un rappel salutaire à des gouvernants ayant entièrement abdiqué devant une pensée unique au service de l’oligarchie financière, la mobilisation actuelle vient démonter que l’on ne touche jamais, en France, aux valeurs républicaines les plus essentielles sans porter atteinte à l’identité même de la France et de la gauche.
Que l’enjeu se situe à cette échelle ressort parfaitement des réactions hargneuses des milieux qui trouvent le plus grand intérêt aux dispositions de la loi El Khomri. Des déclarations méprisantes proférées par des commentateurs en vogue à l’endroit des jeunes censés être incapables de déchiffrer la technicité d’un tel texte, aux appels pressants du ”Figaro” ou de ”L’Opinion” à ”« tenir bon »” sur un projet donnant entière satisfaction au Medef, en passant par l’empressement d’un Nicolas Sarkozy à se saisir d’une telle opportunité pour proposer l’inscription dans la Loi fondamentale du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, on aura fini dans la haine à l’état pur sous la plume de Monsieur Peyrelevade. Dans ”Les Échos”, cet éminent polytechnicien, ancien directeur de cabinet de Pierre Mauroy en 1981, alternativement thuriféraire de François Bayrou et François Hollande, administrateur de divers grands groupes hexagonaux ou européens, s’en sera pris ”ad hominem” aux secrétaires généraux de FO et de la CGT, le premier se voyant accusé de n’avoir jamais travaillé, le second étant odieusement assimilé au Front national. Tout cela exprime une intense fébrilité devant un possible succès de la rue. Vraiment, la situation peut parfaitement, demain, voir se cristalliser l’une de ces grandes épreuves de force qui auront, dans le passé, contraint les classes dirigeantes à renoncer et permis d’arracher de nouvelles conquêtes au bénéfice du plus grand nombre.
Rien n’est toutefois, à ce stade, joué. Une convergence des luttes n’est en rien aisée à bâtir, à l’issue d’années de défaites accumulées, de découragement du monde du travail, de désespérance marquant le quotidien des jeunes générations. Mais une brèche s’est ouverte, à travers laquelle il importe de s’engouffrer, tant une victoire serait de nature à bouleverser la donne politique et sociale, à redonner l’envie de se battre à des millions d’hommes et de femmes, à rouvrir une perspective pour toute la gauche. Car c’est bien la gauche qui, en ce début d’année, à l’instar des membres du Mouvement des jeunes socialistes défilant au coude-à-coude avec leurs camarades communistes ou écologistes, aura commencé à se soulever contre un pouvoir détruisant méthodiquement sa raison d’exister.
Pour celles et ceux qui demeurent attachés à une gauche de résistance à l’injustice, fière de ce qu’elle a pu apporter au pays, attachée au progrès ainsi qu’au partage des richesses, décidée à ne plus céder un pouce de terrain à cette aristocratie de l’argent qui affiche son insolente domination, il n’est pas un instant à perdre. Pour faire émerger une mobilisation d’une puissance comparable à celles de 1995, 2006 ou 2010, afin d’amener l’exécutif à retirer sa loi honteuse. Et pour que ce réveil du peuple puisse au plus vite acquérir une dynamique irrésistible grâce à l’apparition d’un début de correspondance sur le champ politique. Que les nôtres redeviennent enfin acteurs de leur destin appelle, en effet, le plus large rassemblement autour de réponses ambitieuses à même de bouleverser le rapport des forces, en ce qu’elles dessineront un autre avenir possible pour la France.
Le week-end dernier, le conseil national du Parti communiste s’est efforcé de définir un plan d’action adapté à une configuration entièrement remodelée. Entendant prendre toute sa place dans une confrontation sociale et politique décisive, décidé à s’inscrire dans le débat qu’aura rouvert à gauche l’initiative récente en faveur d’une ”« primaire des gauches et des écologistes »”, il en a appelé à faire surgir une nouvelle majorité populaire à partir d’un contenu adapté aux attentes populaires. Dans l’un des textes qui va être soumis à la discussion de ses adhérents, il est ainsi souligné : ”« Les luttes, nécessaires pour résister et gagner, sont aussi des moments de prise de conscience des enjeux dans lesquels les débats politiques et d’alternative peuvent s’accélérer.” (…) ”Constituer un nouveau front populaire et citoyen nécessite des initiatives politiques de très grande ampleur et envergure. »”
Lorsque les rythmes de la vie publique s’accélèrent fortement, comme c’est présentement le cas, c’est l’honneur des militantes et militants politiques que de savoir passer, eux aussi, à la vitesse supérieure…